Lorsque le premier tour de l’élection présidentielle laissa aux prises le président sortant Laurent Gbagbo, candidat à sa propre succession et Alassane Ouattra, qui fut longtemps évincé pour « nationalité douteuse », sous les airs réjouis des uns et des autres, se dissimulait une crispation profonde, voire une peur retenue.
Gbagbo devait vaincre pour établir une fois pour toute « qui est qui » en Côte d’Ivoire. Autrement dit, il entendait définitivement se défaire de l’illégitimité attachée à son règne. Aussi avait-il offert à ses détracteurs et au premier d’entre eux, Alassane Ouattara, la possibilité d’être candidat à titre exceptionnel et uniquement pour les seules élections de 2005 qui se déroulèrent finalement en octobre-novembre 2010.
Puisque la défaite électorale de Ouattara lui paraissait inéluctable, avait-il besoin de réformer l’article 35 de la Constitution comme le lui suggéraient les accords de Marcoussis ? Aussi préféra-t-il l’exception à la réforme. Il ne pouvait que gagner. « On gagne ou on gagne ! » Slogan de son parti, le Front Populaire n’était-il pas assez évocateur ? Il contrôlait une des clés du paradis, le Conseil constitutionnel qu’il avait constitutionnellement truffé de ses affidés et à la tête duquel il avait placé un intime, Yao N’dré, professeur de Relations internationales, entré en politique sans conviction socialiste, avec pour seule certitude, le statut d’opposant et ancien ministre de l’Intérieur.
Conforté par les multiples sondages qui le donnaient vainqueur, le soutien des patriotes, des milices et de l’armée, Gbagbo s’était attaché à consolider les moyens de désarmer la rébellion par la force, une fois sa victoire électorale proclamée. Président à 100% et candidat à 100%, il disposait en outre des moyens de l’Etat. Mais puisque la Commission électorale indépendante restait hors de sa portée depuis Pretoria, il s’y attaqua bassement [1]. Dans l’impossibilité d’en modifier la composition, au moins parvint-il à en changer le président. C’était le point d’honneur au « déparasitage de la liste électorale » réduite à cinq millions sept vingt sept mille électeurs dans un pays qui compte 22 millions d’habitants.
Arrivé en tête au premier tour, Gbagbo décida de compenser sa piètre prestation médiatique d’entre les deux tours par une campagne virulente marquée par un profond retour en arrière. « Candidat à 100% pour la Côte d’Ivoire », il se plaça sous l’enseigne du national-ethnisme un temps abandonné. Aussi poussa-t-il le corps électoral au raidissement et à la crispation. La veille du scrutin, en tant que pouvoir exécutif, il s’illustra à nouveau en décrétant le couvre-feu puis décida d’envoyer son armée réquisitionnée, au Nord pour « sécuriser » les élections.
Depuis la disparition de Félix Houphouët-Boigny et la mise à prix électorale du poste qu’il occupa trente-six ans durant, les tentatives de Ouattara pour lui succéder avaient été à chaque fois repoussées par les stratagèmes les plus divers. Son intérêt politique lui commandait de l’emporter pour donner un sens à la sentence sans cesse rebattue selon laquelle Gbagbo n’aurait jamais été président si les principaux candidats de l’opposition, en tête desquels il se plaçait bien sûr, n’avaient pas été empêchés. Pendant plus d’une décennie, il s’était préparé à être candidat, maintenant que le cours des événements lui en offrait l’occasion, il n’entendait pas la gâcher. D’être candidat à titre exceptionnel et seulement pour la seule élection de 2010, lui importait peu, vu qu’il croyait lui aussi sa victoire certaine. Cette certitude lui paraissait si évidente qu’elle prenait chez lui la forme d’une croyance.
Ancien directeur-adjoint du Fond Monétaire International, Ouattara disposait du soutien de nombreux magnas de la finance internationale et des milieux d’affaires de la Triade. De plus, et ce n’était pas le moindre de ses avantages, il détenait dans la rébellion en armes un soutien inestimable. Celle-ci ne disposait pas, du moins officiellement, de candidat en lice, mais il était manifeste que Ouattara recueillait ses faveurs. Si sa présence massive au sein de la Commission Electorale Indépendante ne visait qu’à garantir la transparence du processus électorale, il était stupide de ne pas envisager qu’il s’en servirait à d’autres fins.
Partisan du « vivre ensemble »libéral, Ouattara semblait lutter pour le triomphe de la République, là où Gbagbo et les défenseurs proclamés des institutions républicaines s’attaquent à un des principes fondamentaux de la République, l’égalité des citoyens. La force de Ouattara se transforme partout en faiblesse pour ses adversaires et pour le principal d’entre eux. Le désarmement soigneusement esquivé par l’un et l’autre, si Gbagbo pouvait compter sur les forces de sécurité et de défense, les milices et les patriotes, Ouattara disposait des insurgés du 19 septembre, de millions de partisans résolus et des Dozos [2]. De plus, depuis 2005, l’ancienne classe dirigeante qui s’était décomposée en une multitude de fractions rivales a soldé ses comptes et refait son unité.
Après qu’il eût suscité la dérive national-ethnique de la fraction bourgeoise dont il représente les intérêts, participé à aggraver les contradictions au sein de l’ancienne classe dirigeante, Bédié s’attache désormais à raccorder les liens qu’il avait contribué à distendre. Il est vrai qu’avec lui pour candidat, le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire n’avait pas d’avenir. Et comme il avait raté son entrée en scène, il ne pouvait réussir sa sortie qu’en ouvrant la perspective d’une vie politique reconstituée à toute cette multitude qui, à défaut d’un nouveau candidat pour régénérer le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire, s’était occupée à restaurer un président déchu.
Face à la force combinée de ce groupement d’intérêts ethniques et de classe, il n’y avait que le fantomatique Congrès National de Résistance pour la Démocratique, un assemblage hétéroclite d’opportunistes sans envergure, de syndicalistes sans troupes, de patriotes sincères et du lumpenprolétariat xénophobes. Là où Gbagbo paraissait compter sur des appuis éclectiques et individuels, Ouattara affichait un soutien idéologique et de classe. Le 28 novembre cet assemblage s’écroula.
Le lundi 11 avril 2011, après avoir tenté dans une vaine et meurtrière épreuve de force de jouer sur les contradictions supposées de la « Communauté internationale »comme en 2000, Laurent Gbagbo, l’homme aux qualificatifs multiples [3], est défait militairement après l’avoir été vaincu électoralement. Il est tombé entre les mains des hommes de Ouattara, aidés en cela, il est vrai, par le Nigeria et le Burkina qui ont armé les troupes ex-insurgés baptisées pour les besoins de la cause « Forces républicaines de Côte d’Ivoire », l’intervention armée décisive de la coalition franco-onusienne et le soutien constant des Etats-Unis.
Cette arrestation clôt officiellement l’épisode ouverte par la crise postélectorale du 28 novembre 2010. Après avoir eu deux présidents et deux gouvernements quatre mois durant, la Côte d’Ivoire retrouve à sa tête, chose normale, un seul président et un seul gouvernement. Mais Ouattara président, le 11 avril 2011 consacre, non seulement la fin, au moins provisoire, de la longue période de règne du national-ethnisme, dévoilé tantôt sous la figure hideuse de l’ivoirité, tantôt sous les atours altérés du patriotisme, la faillite de l’opportunisme mais également le triomphe des partisans patentés du néolibéralisme et du semi-colonialisme impudents sur ceux du néolibéralisme honteux dissimulé sous un anticolonialisme de façade et un panafricanisme hypocrite.
Pour que règne sans à-coup le nouvel ordre impérialiste néolibéral, il fallait que soient réunies les conditions de la domination commue des fractions oligarchiques, autrement dit la possibilité d’une alternance au sommet de l’Etat. Il fallait pour cela, non pas la bénédiction de Dieu [4], mais la volonté du peuple. Le 11 avril 2011, la République semi-coloniale pseudo-démocratique par la volonté du peuple et au moyen du fer et du feu, a fini par l’emporter sur le national-ethnisme. Mais pour qu’il soit possible d’aller de l’avant sans possibilité de retour en arrière, il reste à traduire ce basculement électoral et militaire pour la République en sa forme constitutionnelle et légale.
En 1958, la Côte d’Ivoire avait reçu la République en cadeau de son mariage forcé avec la République française. Depuis le 11 avril 2011, elle doit l’intégrer comme une conquête sur le national-ethnisme. Mais le triomphe de la République, du moins la faillite du national-ethnisme, au lieu de consacrer l’émancipation totale du peuple du joug de l’impérialisme international, montre bien au contraire la Côte d’Ivoire telle qu’elle a toujours été, une semi-colonie outrancièrement dominée par l’impérialisme.
Le 11 juillet 1960, par la signature d’un accord particulier avec la France, la Côte d’Ivoire s’était émancipée à l’amiable du joug de l’impérialisme français. Le 7 août, Houphouët-Boigny donna une résonance solennelle à cet affranchissement concerté en proclamant l’indépendance de la Côte d’Ivoire. Mais le 21 avril 1961, pour bien montrer qu’il ne s’agissait que d’une simulation, il signa des accords de coopération par lesquels il rendait à la France les prérogatives qu’elle lui avait transférées moins d’un an plutôt. La suite ne fut qu’une succession de mirages et de fantasmes.
Au moment où le peuple ivoirien commençait à croire qu’il avait accompli un miracle [5], il se trouva placé devant l’évidence. Maintenant qu’il croyait s’être trouvé, il se perd de nouveau. Vrais problèmes, fausses solutions ! Le peuple ivoirien, il est indéniable, aspire à la démocratie, à la justice et à l’égalité sociales. Il faudra bien un jour, au risque d’avoir à répéter la même comédie et les mêmes drames, donner satisfaction à cette aspiration atavique. C’est au peuple de décider.
Maurice Fahé