De manière rétrospective, le thatchérisme apparaît comme la première vague d’une déferlante néolibérale qui s’est abattue, depuis, sur l’Europe et le monde. Si le mouvement altermondialiste a semblé représenter un défi sérieux à la mondialisation néolibérale, son essoufflement depuis 2004 remet en question la viabilité d’une alternative au modèle économique dominant.
Dans le contexte actuel, la notion gramscienne d’hégémonie a semblé retrouver de sa pertinence analytique précisément parce que le rôle historique du juggernaut [1] néolibéral est de rendre irréversibles les transformations que son passage engendre sur le terrain. La stratégie néolibérale sort des cadres traditionnels du consensus et de l’alternance démocratiques en ce qu’elle tente de rayer de manière historique toute possibilité d’opposition globale.
Stuart Hall a été l’un des premiers à avoir saisi la portée hégémonique du néolibéralisme à travers l’analyse de son précurseur thatchérien. Hall a rencontré alors une féroce opposition à gauche [2]. Pourtant, trente ans plus tard, et alors qu’en Grande-Bretagne onze ans de social-libéralisme ont succédé à dix-huit ans de néolibéralisme conservateur, le retour au pouvoir des conservateurs semble acquis, sous le regard impuissant de la gauche antilibérale.
Originaire de Kingston, Jamaïque, Stuart Hall est l’une des figures emblématiques du marxisme britannique. Il fut parmi les fondateurs de la New Left Review en 1960, qui contribuera à renouveler la pensée de gauche en Grande-Bretagne en adoptant une approche multicausale des questions sociales et une vision novatrice de l’intégration de la culture populaire et des questions ethniques dans le champ marxiste. Sa contribution sociologique n’est pas moins remarquable. Dans la droite ligne de ses analyses politiques, il est l’un des principaux animateurs du mouvement des Cultural Studies dans les années 1960 et 1970, contribuant au renouveau de la sociologie par une vision novatrice des relations entre pouvoir, identité et culture, exprimée notamment à travers la réception des nouveaux médias de masse.
Au fil de ses articles politiques écrits de 1979 à 2003, Stuart Hall apparaît comme le pronostiqueur avisé d’une possible reconquête, puis comme le spectateur impuissant de sa propre défaite.
Alors que le gouvernement Thatcher enchaîne, mandat après mandat, les victoires sociales et électorales, Stuart Hall adresse son diagnostic à une gauche en plein « traumatisme », selon l’expression de Ralph Miliband [3], tiraillée entre accès de panique et excès de confiance. En ravivant le concept gramscien d’hégémonie, le sociologue avait pour ambition de renouveler la pensée à gauche dans ce qu’il percevait comme une crise historique de perspective. Il cherchait à replacer les stratégies antithatchériennes à l’intérieur d’une compréhension englobante des processus politiques et étatiques en cours dans la phase néolibérale et post-fordiste du capitalisme.
A l’heure où se développe un « thatchérisme à la française » [4] et où la gauche s’interroge sur les moyens de contrer le sarkozisme, la publication en français des articles politiques de Stuart Hall a suscité un certain intérêt. La gauche française entend-elle tirer des leçons de la Grande-Bretagne ? Si les récents commentateurs français ont vanté avec raison la fertilité et l’actualité des conceptions théoriques de Stuart Hall, une critique plus politique de leurs implications pratiques est rarement entreprise. La plus frappante de ces traductions pratiques est l’influence, mal assumée de part et d’autre, que les théories néogramsciennes ont exercée sur l’idéologie du New Labour blairiste.
Faut-il pour autant rejeter l’ensemble du concept d’hégémonie comme justification et fixation d’un état de domination que seules des forces institutionnelles déjà constituées pourraient faire fructifier ? La viabilité d’une stratégie hégémonique antilibérale fondée sur les théories néogramsciennes reste à déterminer. La publication française des articles politiques de Stuart Hall donne en tout cas l’occasion d’un retour critique sur une période charnière de l’histoire politique européenne, sur l’analyse de Stuart Hall et sur les réactions qu’elle a suscitées à gauche.
Face au bulldozer libéral, la gauche en panne
Les défaites successives de la gauche face au thatchérisme depuis 1979, puis la prise du pouvoir par le New Labour ont appuyé là où la gauche refuse aujourd’hui encore d’avoir mal. A la gauche réformiste, l’avancée inexorable du thatchérisme dévoila l’étroitesse de sa marge de manœuvre dans un monde post-keynésien et le caractère finalement éphémère du consensus social-démocrate d’après-guerre.
Concernant la gauche révolutionnaire, les victoires de Thatcher sur tous les terrains révélaient qu’à l’instar de sa rivale social-démocrate, l’extrême gauche s’était, à son niveau et à son insu, rendue dépendante des espaces de négociation et de concession aménagés par l’Etat (providence) bourgeois pour la satisfaction de ses revendications transitoires. Après que Thatcher a transformé la législation pour cadenasser la liberté d’organisation et d’expression du mouvement syndical et ouvrier, la gauche ne disposait d’aucun espace socio-politique d’« exception », autonome à la fois de l’Etat et du marché, lui permettant de faire vivre dans la société réelle les revendications du mouvement ouvrier. L’absence de toute intervention autonome de la classe ouvrière sur la scène politique facilitait alors la remise en cause de l’existence même de la classe ouvrière en tant que sujet politique. Un cercle vicieux était enclenché.
La destruction de l’Etat-providence affectait le mouvement ouvrier de manière bien plus aiguë que la gauche révolutionnaire ne l’avait prévu et qu’elle ne l’a jamais accepté à ce jour. Dans la période d’après-guerre, la gauche révolutionnaire britannique considérait que la collaboration de classe inhérente au consensus keynésien constituait un obstacle majeur à l’éclatement de la révolution. Force fut de constater, mais peu le firent, que la démolition de ce rempart à la révolution débouchait non pas sur une vague révolutionnaire prolétarienne mais sur l’élection d’un des gouvernements les plus antirévolutionnaires et antimarxistes que la Grande-Bretagne ait connus, avec le soutien d’une partie non négligeable de l’électorat ouvrier.
La gauche révolutionnaire dans sa grande majorité ne prit pas la mesure de la situation. Habituée à serrer les dents, elle attendrait une nouvelle fois que passe la tempête. Sauf que dans l’intervalle thatchérien, elle allait perdre plus des deux tiers de ses effectifs et la plupart de ses positions clés.
La gauche préférait se réfugier dans ses analyses et ses pratiques traditionnelles pour interpréter mais surtout atténuer des échecs qui échappaient à ses explications habituelles. En effet, ces revers ne pouvaient pas être attribués à un défaut de mobilisation à la base. Les victoires du gouvernement n’avaient pas été acquises sur le dos d’un prolétariat démoralisé mais d’un mouvement ouvrier actif et dont le niveau de conscience, de syndicalisation et de cohésion, jusqu’au milieu des années 1980, avait peu d’équivalents en Europe à l’exception de l’Italie.
La défaite des mineurs en 1985, après un an de grève dure et malgré une importante solidarité nationale, fut le point d’orgue de cette série de défaites, et certains y virent le chant du cygne du mouvement ouvrier britannique. Les mineurs occupaient, en effet, une place particulièrement symbolique dans l’imaginaire socialiste britannique. Ils incarnaient la puissance de la classe ouvrière organisée et consciente. Avant-garde ou aristocratie ouvrière, en 1972 et 1974 elle avait en tout cas déjoué l’état d’urgence décrété contre les mineurs grévistes et provoqué la chute du gouvernement conservateur d’Edward Heath.
En 1985, par contre, comme dans toutes les défaites passées et à venir, la rhétorique de la trahison allait permettre à certaines organisations de gauche de s’exonérer à peu de frais sur le dos de toutes les autres. Dans ces règlements de compte certaines attaques ont touché juste mais beaucoup n’ont fait qu’ajouter l’aigreur de la division à l’amertume de la défaite.
L’efficacité de ces procès en trahison s’émoussait au fur et à mesure que les accusateurs d’hier devenaient les accusés du jour. En effet, les divers secteurs politiques de la gauche militante eurent, chacun à leur niveau, leur « moment » face à Thatcher. Ainsi la gauche travailliste lors des élections législatives de 1983, le groupe Militant lors de la prise du conseil municipal de Liverpool en 1985 et le Socialist Workers Party dans le mouvement de masse contre l’extrême-droite ont eu l’opportunité de développer leur propre stratégie d’opposition. A défaut d’avoir tiré des leçons de leurs défaites, aucun des courants d’opposition à Thatcher ne sut concrétiser ces opportunités en une alternative crédible de pouvoir… hormis les blairistes.
L’espoir d’une victoire rapide contre les néoconservateurs par la mobilisation sociale s’amenuisait d’année en année, en même temps que celui de battre Thatcher dans les urnes. La déconfiture de la gauche travailliste en 1983, soutenue par un bon nombre d’entristes trotskystes, sera particulièrement cruelle, puisqu’elle mettait un terme aux espoirs d’impulser un recadrage à gauche du Parti travailliste. Soutenu largement au-delà du parti, son champion Tony Benn allait échouer d’un cheveu dans la course à la vice-direction du parti. La défaite électorale qui s’ensuivit deux ans plus tard ne fut pas plus rassurante puisque les travaillistes menés par Michael Foot y recueillirent leur plus faible pourcentage historique de votes ouvriers alors qu’ils proposaient le programme le plus à gauche jamais développé par le Labour. La droite « modernisatrice » du parti travailliste rassemblée autour du leader Neil Kinnock subira, elle aussi, une défaite électorale face à Thatcher lors des législatives de 1997. Mais contrairement à la gauche en 1983, les modernisateurs, parmi lesquels Tony Blair, sauront utiliser cette défaite pour accélérer le tournant centriste du parti et son acceptation du capitalisme de marché.
Chaque défaite, qu’elle soit politique ou sociale, contredisait un peu plus les analyses traditionnelles de la gauche. Les théories dites catastrophistes qui, contrairement à ce qui est souvent affirmé, étaient utilisées aussi bien dans la gauche modérée que radicale, prévoyaient que l’exacerbation des contradictions du capitalisme soumis à une libéralisation accélérée finirait par provoquer une riposte ouvrière de masse et un effondrement interne de Thatcher.
La réalité contredira cruellement cet « optimisme ». Loin d’exacerber la lutte entre patronat et travail, l’appauvrissement et la polarisation sociale, que Bob Jessop a définis sous le concept des « Deux Nations » [5], exacerbent le repli sur soi et trouvent un exutoire non pas dans les discours de la gauche radicale, mais dans les raisonnements autoritaires et sécuritaires de Thatcher.
Les explications circonstancielles et conjoncturelles révèlent, elles aussi, leurs limites. Au fur et à mesure que le phénomène Thatcher s’inscrit dans la durée, il s’impose comme un mouvement de transformation économique de l’ensemble de la société dans le cadre de mutations internationales. Ceux qui attribuaient les succès de Thatcher à sa victoire militaire dans les Malouines en 1982 ou à l’exploitation du pétrole de la mer du Nord dans les années 1980 sont forcés de se raviser. Même la récession économique du milieu des années 1980 ne dévissera pas les conservateurs du pouvoir.
L’interprétation du gouvernement Thatcher comme un gouvernement conservateur traditionnel qui serait simplement plus dur et plus antiouvrier que ses prédécesseurs avait, elle aussi, de plus en plus de mal à tenir. Soit on admettait que le gouvernement de droite déjouait les plans de ses adversaires parce qu’il sortait des repères démocratiques traditionnels, soit on acceptait que Thatcher était forte des faiblesses de son opposition. Soit le gouvernement Thatcher était trop fort, soit le mouvement ouvrier était trop faible. Or la plupart des organisations de gauche britanniques se refusaient à chacune de ces hypothèses.
La crise analytique de la gauche était perceptible aussi dans ses traductions tactiques. L’échec des mineurs malgré leur mobilisation en masse contredisait les tactiques « basistes » qui misaient sur un dépassement spontané des directions travaillistes et syndicales par une base militante que l’offensive thatchérienne aurait radicalisée. Même si la gauche radicale rencontrait des succès partiels en termes de recrutement, les pratiques purement « propagandistes » n’offraient que peu de perspectives sur le terrain.
Que ce soit dans la pratique ou dans la théorie, la gauche ne parvenait plus à puiser dans les changements socio-économiques en cours des arguments susceptibles de générer un nouveau projet d’émancipation. Pour une gauche dont une bonne partie se réclamait du matérialisme historique, le fait de marcher à contre-courant de l’histoire constituait un véritable anathème. Au lieu de le refouler, Stuart Hall a eu le mérite d’en chercher une issue.
L’offensive libérale conservatrice puis social-démocrate fit mal à la gauche parce qu’elle minait le terrain sur lequel reposaient ses convictions, le rendant impraticable. Et le fait, a priori paradoxal, que ce travail d’innovation théorique provienne des restes eurocommunistes du Parti communiste de Grande-Bretagne n’est pas le fruit du hasard. Les intérêts partidaires, mais aussi les urgences du moment, s’accordaient peu avec les questionnements existentiels. Seules deux catégories d’acteurs politiques pouvaient s’y atteler. Ceux, d’une part, qui avaient un intérêt à déstabiliser leur propre parti – c’était le cas des « modernisateurs » travaillistes de droite – et ceux, d’autre part, qui n’avaient plus de parti à défendre – tel le petit groupe d’intellectuels de Marxism Today en rupture avec un Parti communiste agonisant.
L’éviction des conservateurs en 1997 provoqua un sursaut d’espoir. Le mouvement contre la poll tax, où la gauche radicale avait joué un rôle important, acheva une Dame de fer déjà rouillée de l’intérieur. Mais cet espoir céda le pas à la désillusion lorsque le nouveau gouvernement confirma sa volonté de capter à son compte l’héritage thatchérien. Car la victoire des modernisateurs dans le Parti travailliste était aussi la défaite de tout un pan stratégique de la gauche révolutionnaire. Les entristes avaient imaginé qu’une exacerbation de la lutte de classes dans les années 1980 discréditerait la ligne modérée de la droite travailliste et permettrait à la gauche de prendre d’assaut le Parti. Or, dans les faits, c’est le contraire exact qui se produisit. La droite et le centre du Parti, dirigé par Neil Kinnock, eurent raison de la gauche marxiste. Malgré un activisme entriste de plus de trente ans au sein du mouvement travailliste, l’exclusion du groupe Militant en 1985 ne provoqua qu’une prudente indifférence parmi les membres du Parti.
Dès les premiers jours de son mandat, Tony Blair allait sonner le glas des derniers espoirs de la gauche en poursuivant la ligne de rigueur économique tracée par les conservateurs, laissant à son désarroi une gauche dont une bonne partie avait appelé à voter pour lui.
La « question » thatchérienne et ses réponses « néogramsciennes »
Pour Stuart Hall, battre le thatchérisme impliquait en premier lieu d’en comprendre et d’en analyser les fondements structurels socio-économiques. Hall entendait forcer la gauche à accepter les leçons du réel, à voir dans le phénomène Thatcher un miroir de ses propres difficultés et potentialités historiques. Il souhaitait, à l’instar de Gramsci, « donner non pas les instruments pour résoudre le puzzle mais les moyens de poser les bons types de questions ». [6] Les débats qui divisèrent les factions de gauche face à Thatcher n’étaient pas sans rappeler les controverses apparues à l’intérieur du mouvement ouvrier dans les années 1930 dans sa riposte au fascisme. De ce point de vue, le retour au centre du débat des théories d’Antonio Gramsci et de l’analyse du fascisme proposée par Nicos Poulantzas [7] n’était pas anodin.
La situation dans laquelle Gramsci avait écrit ses Cahiers de prison était, comme l’ère thatchérienne, une période où « tous les points de référence, toutes les prédictions ont été réduits en miettes. » [8] Le mouvement ouvrier italien avait laissé passer son « moment », celui où – pour paraphraser Gramsci – les aspects sociaux, économiques, intellectuels et moraux s’unissent de manière inédite pour permettre l’éclosion d’un nouveau pouvoir.
Son « moment » passé, à l’instar du mouvement ouvrier britannique, la classe ouvrière italienne, en position de recul, était confrontée à un phénomène politique nouveau qui changeait le terrain sous ses pieds et la poussait à naviguer contre le courant de l’histoire. La gauche devait-elle tirer des leçons de l’ennemi au risque de le légitimer, ou bien dédaigner les changements en cours au risque de se disqualifier en tant que force transformatrice ?
Pour Stuart Hall, loin d’être un nouveau balancement du pendule politique, le glissement vers la droite du terrain politique britannique marquait une rupture « épocale », structurelle, organique dans le cours historique du capitalisme et le passage à ce que dans les années 1990 il nommera New Times, les« temps nouveaux ». L’avènement de Thatcher, indiquait-il, était une des manifestations politiques de ces temps nouveaux, mais pas sa résultante nécessaire et exclusive. Comme le passage à la phase industrielle du capitalisme portait la promesse de la révolution prolétarienne, ces temps nouveaux pouvaient, eux aussi, être captés par les forces de gauche pour y fonder un nouveau projet de société. En soi, pourrait-on ajouter en paraphrasant la rhétorique blairiste, ils n’étaient donc ni de droite ni de gauche.
En termes socio-économiques, l’émergence de ces temps nouveaux reposait tout d’abord sur le passage à un mode de production dépassant le cadre fordiste défini par la production et la consommation de masse, la standardisation des produits finis et la fragmentation des tâches. Largement débattue et controversée à gauche, la thèse d’une réorganisation post-fordiste de la production prétendait s’inspirer du chapitre « L’américanisme et le fordisme » écrit par Gramsci dans ses Cahiers de prison. Elle expliquait en partie le phénomène de désindustrialisation qu’avait connu la Grande-Bretagne depuis la fin des années 1960. Ces changements techno-structurels avaient des implications politiques et sociologiques importantes pour la gauche. Ils permettaient d’expliquer l’affaiblissement numérique et politique de la classe ouvrière ainsi que la résorption des idéologies de classe.
Pour Hall, le thatchérisme était une tentative de répondre à la crise du mode de production fordiste et du mode de régulation keynésien qui étaient incapables, selon les libéraux, d’inverser le déclin économique de la Grande-Bretagne. L’hégémonie thatchérienne visait à mettre en place une stratégie de régulation néolibérale offrant aux forces du marché la reprise en main du management économique, en « libérant » les leviers économiques des vicissitudes de la négociation sociale propres au keynésianisme.
Thatcher avait conscience jusqu’à un certain point que la rupture du cadre contractuel keynésien serait violente mais vitale. Elle impliquait de mobiliser la Nation et l’Etat, de centraliser et canaliser les forces étatiques dans un processus de mutilation qui rencontrerait la résistance des forces sociales dont l’Etat-providence avait cristallisé une partie des intérêts sectoriels. C’est dans ce cadre aussi que devait se comprendre la guerre acharnée menée par les thatchériens contre les mineurs.
Seul un gouvernement à visée hégémonique, c’est-à-dire qui se fixait comme objectif non pas simplement de « gagner les élections mais de réaligner l’ensemble de la société sur son propre projet » [9], pouvait effectuer cette « révolution » que Hall qualifiait de « régressive » [10]. La première étape, le premier test de la bataille hégémonique des néoconservateurs s’était déroulé avec succès à l’intérieur du Parti contre les conservateurs plus modérés, les wets ou « poules mouillées ».
Cette bataille interne remportée, l’offensive pouvait se poursuivre au niveau national, mais elle n’aurait eu aucune chance d’aboutir si elle avait été érigée sur la simple justification des intérêts particuliers d’une élite économique. Elle s’inscrivait dans un nouveau consensus « national populaire » centré sur une redéfinition de l’intérêt national, tout en se basant sur des valeurs compatibles avec le maintien du taux de profit. Ce nouveau « sens commun » thatchérien s’appuyait sur des notions conservatrices traditionnelles d’élévation sociale par le travail, de self-help (autodépendance), de moralité et de famille, de loi et d’ordre, de réciprocité des droits et des devoirs, d’accès à la propriété, couplées à des valeurs plus innovantes d’individualisme, d’esprit d’entreprise, de modernisation économique et de compétitivité. Tout en donnant du sens aux sacrifices qu’il exigeait, le populisme thatchérien devait en faire miroiter des compensations individuelles par la rétribution méritocratique offerte aux « citoyens respectueux de la loi ». Il s’agissait, selon les termes de Stuart Hall, de restructurer la société et la culture elle-même en « gagnant les cœurs et les esprits », [11] y compris parmi l’électorat ouvrier, autant que de mener une guerre sans merci contre les « ennemis de l’intérieur » marxistes et syndicalistes.
Pour Hall, le thatchérisme correspondait à ce que Gramsci définissait comme un « bloc historique », c’est-à-dire une alliance entre des secteurs sociaux divers autour d’une élite dirigeante nationale. Hall désignait le thatchérisme comme un « autoritarisme populaire ». S’inspirant du théoricien marxiste Nicos Poulantzas, il entendait le populisme comme une idéologie nationale englobante, utilisée par une élite dirigeante pour convaincre et mobiliser les masses en dépit de leurs intérêts de classe. L’« autoritarisme populaire » désigne donc une stratégie « faussement contradictoire », basée à la fois sur la confrontation et le consentement.
Mais comme le souligne Bob Jessop, si le néolibéralisme thatchérien a su mener une offensive de destruction massive des acquis keynésiens, sa contrepartie redistributive n’a jamais fonctionné. Ce déséquilibre dans sa stratégie de régulation a contribué, en interne comme en externe, à causer sa perte. [12] Selon Hall, la gauche ne pouvait faire face à la complexité du phénomène thatchérien en utilisant des recettes qui s’avéraient dores et déjà inopérantes sur le terrain. Elle devait entamer une douloureuse mais indispensable marche vers le renouveau. Pour changer à nouveau le monde, elle devait commencer par se changer elle-même.
Pour Hall et ses compagnons des « temps nouveaux », la gauche se devait de développer une contre-hégémonie face à Thatcher qui serait adaptée à la période post-fordiste. Elle devait élargir sa base sociologique et ses revendications à celles des nouveaux mouvement sociaux, devait intégrer en théorie et en pratique les nouvelles revendications locales nées de l’éclatement de l’Etat-Nation, enregistrer l’émergence de nouveaux sites d’antagonisme social et de nouvelles inégalités dépassant le cadre traditionnel de l’opposition bourgeois-prolétaire. Elle devait intégrer les revendications féministes, ethniques, écologiques, individualistes. Pour le lecteur contemporain familier des « mouvements sociaux », ce catalogue pourrait sembler d’une frappante banalité. Il l’était un peu moins dans les secteurs les plus dogmatiques du travaillisme et de la gauche britannique même à la fin des années 1980.
Pour Stuart Hall, alors que le règne conservateur touchait à sa fin, le gouvernement appelé à le remplacer aurait eu la possibilité de développer une stratégie radicalement alternative au néolibéralisme. Elle aurait consisté à déployer un « programme de transition » audacieux et renouvelé visant à réparer les dommages sociaux thatchériens, tendant vers une redistribution des richesses par l’impôt, et remettant en cause certaines privatisations du gouvernement Thatcher-Major. L’autre option avait triomphé, celle qui, selon Hall, délaissait le potentiel progressiste des changements productifs au profit d’une adaptation à la stratégie néolibérale, poursuivant par des moyens plus consensuels la « mission historique » du démantèlement de l’Etat-providence.
On peut être surpris de la confiance que plaçait Hall dans les capacités progressistes d’un futur gouvernement travailliste dirigé par Tony Blair, malgré la bataille que ce dernier menait depuis 1994 pour éradiquer la tradition socialiste dans le Parti. Cette ambiguïté de Hall s’explique par sa tentative d’appliquer au blairisme la démarche « dialectique » ou plutôt « faussement contradictoire » qu’il avait utilisée à propos du thatchérisme, qui reflète elle-même le double caractère des « temps nouveaux », structurellement neutres mais politiquement orientés.
Pour Hall, le blairisme a un caractère hybride [13], à la fois néo-libéral et social-démocrate, bien que ce deuxième aspect soit subalterne, subordonné au premier, tout en lui étant indispensable. Loin de présenter le blairisme comme un instrument de pur opportunisme, il redéfinit son pragmatisme comme la mise en place d’une démarche stratégique répondant aux impératifs de développement du régime d’accumulation néolibéral. Il offre ainsi à l’opposition contre Blair une compréhension socio-économique de la politique et de l’idéologie de la troisième voie qui évite, contrairement à de nombreuses autres analyses critiques, de se focaliser sur la personnalité de Blair. L’analyse de Hall lui permet aussi de dévoiler, sous les aspects progressistes de la rhétorique blairiste, la cohérence d’un projet fondamentalement néolibéral mais dont les accents progressistes mettent une nouvelle fois en difficulté une gauche qui n’a toujours pas résolu les problèmes théoriques que le thatchérisme lui a posés.
Fred Falzon