Le Junte électoral centrale (JEC) veut interdire les réunions sur les places des diverses villes, le samedi 21 et le dimanche 22 mai 2011, jours des élections. Il ne semble pas que cette décision sera respectée, car, pour reprendre la phrase d’un porte-parole de mouvement à Madridi : « il est probable que nous continuions l’exercice de réflexion collective ».
Des vents d’air frais, venus d’Islande et des pays arabes, soufflent sur une Espagne ravagée par la crise économique. A quelques heures d’élections locales qui s’annoncent difficiles pour le gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero, des dizaines de milliers de jeunes « indignés » se rassemblent, chaque jour, sur la place de leur ville, pour crier leur rejet de la classe politique espagnole, qu’ils jugent corrompue et incompétente.
Le mouvement très hétéroclite, né le 15 mai dernier (d’où son surnom de movimiento 15-M), exhorte à mettre en place une « ¡democracia real ya ! » – « une vraie démocratie maintenant ! ». La « spanish revolution » est en marche, pour reprendre l’un des hashtages les plus prisés sur le réseau Twitter, et son manifeste est déjà en ligne [1].
A en croire le site « toma la plaza » (« occupe la place »), qui répertorie ces actions, et revendique l’« esprit de la place Tahrir » du Caire, le phénomène touche près d’une trentaine de villes d’Espagne. A Madrid, où la contestation est la plus vive, des milliers d’entre eux se sont emparés de la Puerta del Sol, cœur politique et touristique de la capitale
« Nous sommes des chômeurs, des mileuristas (ces salarié·e·s qui ne gagnent pas plus de mille euros par mois – soit 1300 CHF par mois), des femmes au foyer ou des migrants », a résumé l’un d’eux mardi, lors d’un discours à la foule, selon le compte rendu du quotidien El Pais. « La classe politique vit loin des citoyens. Nous exerçons notre droit à nous indigner. » Et à prôner les vertus de la démocratie participative et horizontale :
Ils se disent « indignés », en référence au best-seller Indignez-vous !, de l’incontournable Stéphane Hessel – qui est traduit aux éditions Destino, et connaît un vif succès aussi de l’autre côté des Pyrénées (¡Indignaos !).
« Qui a dit que la jeunesse était endormie ? », lâche Pablo Gomez, un biologiste au chômage, membre d’une association d’universitaires précaires (voir le site : precarios.org), comme l’une des porte-voix de cette « génération sacrifiée » par la crise.
Le taux de chômage dépasse les 20% en Espagne. Et s’envole à plus de 40% pour les moins de 25 ans. Au même moment, l’austérité mise en place par le gouvernement, pour réduire à toute vitesse la dette du pays conformément aux injonctions des marchés financiers, de Bruxelles et du Fonds monétaire international (FMI), défait un à un les filets de la sécurité sociale… C’est « une jeunesse sans avenir » qui s’empare de la rue, selon le nom d’une des plateformes aux avant-postes de la contestation, c’est-à-dire « sans maison, sans boulot, sans retraite, sans peur ».
A l’approche des élections municipales et régionales du 22 mai 2011, la principale revendication de ces « indignés » pourrait peser : ils réclament la fin du bipartisme, et des deux grands partis qui se partagent le pouvoir en Espagne depuis le retour de la démocratie – le Parti socialiste ouvrier de Zapatero (au pouvoir) et le Parti populaire de Mariano Rajoy (PP, droite, favori des sondages), auxquels s’ajoute la formation catalane CiU (Convergence et Union, droite, au pouvoir).
« No les votes » (« ne votez pas pour eux ») – « sans ton vote ils ne sont rien » – qui s’en prend tout à la fois aux scandales immobiliers et à la corruption des élites, à leur politique de soutien, officiel ou officieux, aux banques du pays, ou encore au système électoral qui favoriserait, selon eux, les grands partis. Une consigne qui vaut à cette « génération perdue » un autre surnom dans la presse espagnole, celui des « ni-ni ».
Si le nombre d’« indignés » reste trop peu significatif pour faire basculer le scrutin, la vague de sympathie qu’ils inspirent dans le pays n’est pas négligeable. Même la star de cinéma Penelope Cruz, en pleine promo du quatrième volet des Pirates des Caraïbes, a pris leur défense mercredi 18 mai : « La situation en Espagne est extrêmement dure. C’est une réalité et il est temps que cela prenne fin », a-t-elle déclaré, très sérieusement, en marge du festival de Cannes.
Si bien que les partis de gauche tentent tous, plus ou moins adroitement, de reprendre à leur compte la complainte des « indignés ».
Tunisie, Egypte, Islande, Argentine, Espagne ?
Dans un article au ton inquiet, le journal conservateur ABC semble ainsi se demander, à peu de chose près, à qui profite le crime… Avec un suspect tout trouvé : Izquierda Unida (« Gauche unie »), coalition ancrée à gauche du PSOE, et qui pourrait effectivement profiter des retombées du mouvement.
Leur chef de file, Cayo Lara, n’hésite d’ailleurs pas à les interpeller : « Nous leur demandons qu’ils fassent valoir, dans les urnes, cette indignation, cette rébellion, cette dignité. Et nous disons en particulier à ceux qui seraient tentés de s’abstenir, que ce n’est pas de la sorte qu’ils sanctionneront le bipartisme. » Quant à El Pais, le journal, plutôt proche de l’exécutif, notait dans son édition de mercredi 18 mai 2011, les clins d’œil appuyés du numéro deux socialiste, le populaire Alfredo Pérez Rubalcaba, en direction des mêmes « indignés ».
En attendant les élections du dimanche 22 mai, les observateurs constatent que bon nombre des ingrédients des mouvements qui ont bousculé le monde arabe sont à l’œuvre ces derniers jours en Espagne : la progression des inégalités sur fond de crise économique, la puissance des réseaux sociaux (Facebook, Twitter), le rejet des vieux partis et des syndicats, l’absence de leader au profit d’un fonctionnement quasiment horizontal… Sans oublier le protocole d’occupation des places.
D’autres (article de Oscar Gutiérez, dans El Pais du 17 mai 2011) font le rapprochement avec la « révolution » islandaise de la fin 2008 : après la faillite des trois principales banques de l’île, en octobre, des milliers d’habitants de Reykjavik se sont rassemblés, chaque samedi après-midi, sur la place principale, devant l’Assemblée nationale, jusqu’à obtenir la démission du premier ministre.
Mais la situation de l’Espagne, qui frôle la banqueroute, et les références de bon nombre d’« indignés », qui proposent de s’organiser en assemblées de citoyens, rappelle une autre expérience : celle de l’Argentine de décembre 2001, lorsque, dans la touffeur de l’été austral, des milliers de voisins, dans les quartiers de Buenos Aires et d’ailleurs, s’étaient réunis, spontanément, sur les places de leur quartier, en « assemblées populaires », pour construire une alternative à l’Etat péroniste, corrompu et en faillite.
Ce bouillonnement avait duré quelques mois à peine, avant d’être noyauté, puis récupéré par des partis de gauche traditionnels. Au début du mois de mai, le Pagina 12, lointain équivalent argentin du Libération français, s’interrogeait explicitement sur la similitude des situations entre l’Argentine de 2001 et l’Espagne de 2011.
Dans le quotidien Publico (15 mai 2011) le plus jeune des grands quotidiens espagnols, l’éditorialiste (et par ailleurs passionnant écrivain) Isaac Rosa se félicite de la constitution du movimiento M-15, mais pointe du doigt sa fragilité : « A chaque guerre sa génération sacrifiée. Dans la guerre économique que nous traversons, une génération est donc en train d’être dévorée. Sauf qu’elle ne sait même pas si son sacrifice servira au moins à ceux qui la suivent. »
La mobilisation pourrait d’ailleurs se radicaliser d’ici au scrutin de dimanche : les autorités madrilènes ont jugé, mercredi en fin d’après-midi, qu’il n’existait pas de « circonstances extraordinaires et graves » qui puissent justifier un tel rassemblement sur la Puerta del Sol. Elles ont donc exigé le départ des manifestants, et cinq cents policiers supplémentaires ont été dépêchés sur les lieux. Les « indignés », eux, n’ont pas bougé : « Ils n’ont pas peur parce qu’ils n’ont rien à perdre. » Le bras de fer est engagé.
Ludovic Lamant