Imaginons un des écosystèmes les plus riches d’Inde, classé parmi les points chauds (hotspot) de la biodiversité mondiale. Ajoutons-y un risque sismique de catégorie 4 sur 5. Multiplions cela par le projet de plus grande centrale nucléaire du monde, utilisant une technologie que personne ne maîtrise vraiment, celle de l’EPR, et vous aurez Jaïtapur. Vous n’y croyez pas ? Et pourtant…
Pour Praful Bidwai, journaliste et chroniqueur réputé en Inde : « Construire un réacteur nucléaire à cet endroit est la chose la plus ridicule que l’on puisse faire ». C’est pourtant bien-là, dans cette très belle région au sud de Mombai, qu’Areva et la Nuclear Corportation of India Ltd (NCPIL) projettent de construire une centrale nucléaire géante de six réacteurs de 1 650 mégawatts chacun, sur une surface totale de 968 hectares, touchant 5 villages. P. Bidwai, qui se considère comme un militant des droits de l’homme, pour l’environnement, la justice globale et la paix, ajoute que le projet bouleversera les moyens de subsistance de 40 000 personnes dans la région (paysans, horticulteurs, pêcheurs, ouvriers agricoles, manutentionnaires, transporteurs, etc.)
« Pouvez-vous nous procurer une autre mer d’Oman ? »
Il explique ainsi, concernant les pêcheurs, que le fonctionnement du complexe nucléaire rejettera quotidiennement dans la mer d’Oman 52 000 millions de litres d’eau plus chaude de 5° C que la température ambiante. Or, comme le précise la Société d’histoire naturelle de Bombay, « même un stress thermique permanent de 0,5° C débouchera sur une mortalité des espèces marines », dans une zone qui regroupe 407 hectares de mangrove.
Cette pêche, essentiellement côtière, nourrit une économie qui peut ainsi verser des salaires quotidiens de de 300 à 400 roupies à la main-d’œuvre non qualifiée, un niveau rarement atteint au Maharashtra et en Inde. On comprend ainsi que lorsque des officiels de la NCPIL et du gouvernement vinrent faire la promotion de leur projet en offrant des emplois de substitution, une villageoise leur répondit crânement : « Pouvez-vous nous procurer une autre mer d’Oman ? ».
La région est aussi connue pour une autre spécialité que la qualité de sa pêche : le district de Ratnagiri regroupe en effet 15 233 hectares de manguiers, qui produisent la mangue Alphonso, une des plus appréciées des gourmets. Or cette culture est extrêmement sensible aux plus petites modifications de température et de la chimie du sol. Les cultivateurs craignent donc qu’une partie de la production soit perdue si le projet se réalise.
Une répression à tout-va
Comme souvent en Inde, l’opposition des populations locales a rencontré une répression gouvernementale sauvage, recourant abusivement, au nom du maintien de l’ordre, à la section 144 du Code de procédure pénale, qui interdit le rassemblement de personnes. Des centaines d’opposants ont ainsi été incarcérés, y compris un ancien juge de la Cour suprême durant cinq jours. D’autres personnalités se sont vu interdire l’accès à la région, comme l’ancien chef d’état-major de la marine, l’amiral L. Ramdas. S’il le faut, les motifs des arrestations sont purement et simplement inventés : un septuagénaire diabétique, bien incapable de soulever une pierre, a été accusé d’avoir caillassé la police et détenu durant deux semaines.
Ni les risques sismiques (92 tremblements de terre enregistrés entre 1985 et 2005), ni Fukushima, ni la mise en garde de la Société d’histoire naturelle de Bombay (« le véritable impact d’un projet à cette échelle ne sera jamais connaissable ») ne semblent vouloir réfréner l’ardeur pronucléaire du gouvernement indien. Praful Bidwai cite à ce propos l’actuel ministre fédéral de l’Environnement et des Forêts, Jairam Ramesh : « Je ne peux arrêter le projet. Il va se faire parce qu’il ne s’agit pas seulement d’énergie, mais aussi de stratégie et de politique étrangère ». Cela même si la technologie mise en œuvre dans l’EPR d’Areva en Finlande (Olkiluto-3) a amené les autorités de sûreté nucléaire de France, de Finlande et du Royaume-Uni à relever plus de 3 000 problèmes de sécurité et de qualité sur l’installation. Cela même si le prix d’un réacteur EPR a entretemps doublé, avoisinant les 6 milliards d’euros, faisant du kWh d’énergie nucléaire un article de luxe.
Praful Bidwai