Au-delà des suites politico-légales de cette affaire retentissante, un autre procès s’est ouvert en France le week-end du 14 mai avec le sursaut des mouvements citoyens et féministes : celui de l’élite mâle qui s’est ruée à la rescousse de Dominique Strauss-Kahn et a inondé les médias de propos scandaleusement misogynes. Celui aussi des « intellectuels » qui ont participé aux amalgames. C’est là l’autre scandale DSK : une complaisance coupable, impensable, envers des faits et des propos qu’on aurait aimé croire d’une autre époque.
Au-delà de la question de savoir ce qui s’est réellement passé dans la suite 2806 du Sofitel de Manhattan samedi 14 mai, au-delà même de la personnalité et de l’innocence ou non de l’intéressé, on ne peut qu’être choqué par ce que les premières réactions provoquées par cette affaire révèlent du climat politique et culturel actuel. Et en particulier que la gauche, en dépit de ses idéaux affichés, n’ait toujours pas fait sa révolution culturelle autour des questions du rapport entre les sexes et autres discriminations au faciès en France.
Selon un sondage publié mercredi 18 mai, 57 % des Français interrogés pensaient que Strauss-Kahn était la victime d’un complot au lendemain de l’interpellation, le chiffre s’élevant à 70 % parmi les sympathisants socialistes. « Choqués », « déboussolés », « assommés », « attristés » : tels étaient les sentiments évoqués à la sortie des réunions politiques, dans les émissions de radio (« Le téléphone sonne » de France Inter du lundi 16 mai, par exemple), dans la presse. Cette vague d’émotion ne s’adressait cependant pas à la personne à qui l’on aurait d’abord pu penser : la grande majorité à gauche (à l’exception de quelques femmes, comme Gisèle Halimi) compatissait envers DSK.
A les entendre, c’est bien lui, la victime, et non pas la femme de chambre qui vit maintenant cloîtrée et traumatisée dans un lieu protégé. Victime de la brutalité du système judiciaire américain, qui n’accorde aucun traitement de faveur à un haut dignitaire français, qui plus est présidentiable, et l’offre aux objectifs des journalistes ; victime de prétendues représailles des Etats-Unis envers la France pour avoir soutenu officiellement Roman Polanski en 2009, lui-même poursuivi pour viol par cette même justice américaine « puritaine » ; victime d’un « meurtre médiatique », selon Robert Badinter, avocat, ex-garde des sceaux, et connu autrefois pour des faits d’armes autrement plus honorables, lorsqu’il contribuait à l’abolition de la peine de mort dans les années 1980.
Cet antiaméricanisme arriéré et ignorant se confond avec une misogynie des plus transparentes dans l’inénarrable impair de Jean-François Kahn, homme influent de la presse de gauche s’il en est. En quel siècle sommes-nous pour que le fondateur de plusieurs hebdomadaires de gauche se permette d’invoquer comme excuse l’hypothèse d’un « troussage de domestique » de bon aloi, faux lapsus qui en dit long sur les mentalités d’Ancien Régime de certaines élites dirigeantes (il faut entendre le petit rire étouffé qui accompagne cette trouvaille pour mesurer l’ignominie de la remarque et le naturel avec laquelle elle est proférée). La palme reviendra peut-être à Jack Lang, l’ex-ministre socialiste qui ne trouva rien de mieux pour contrer l’accusation d’agression sexuelle que son désormais immortel « y a pas mort d’homme ».
L’inconscient collectif qui perce sous ces diverses réactions à chaud nous ramène à un imaginaire absolutiste suranné : au viol comme droit régalien, aux appartements de François Ier décorés des nymphes offertes en pâture à des satyres en érection, fantasme de pouvoir absolu sur le corps de chaque sujet, que reproduit plus tard le modèle bourgeois et son emprise sur la domesticité. Un imaginaire où forcer, c’est régner, où le pouvoir l’emporte sur le droit.
Sous ces propos affligeants, un présupposé simple : crimes et délits sexuels sont de moindre importance que le statut social de l’inculpé. Le droit de poursuivre sans entraves une carrière politique prometteuse prévaut sur le droit tout court. Pour un peu, les « amis » de Strauss-Kahn invoquaient la raison d’Etat.
Derrière ce déni de réel collectif se profile le mythe du sauveur, un sauveur excusé de n’être pas un saint s’il peut l’emporter sur Nicolas Sarkozy en 2012.
Et c’est pourquoi les théories du complot fleurissent, la première consistant à inverser les rôles présumés, comme c’est si souvent le cas dans les affaires de violences sexuelles : l’accusatrice devient l’accusée ; le viol était une relation consentie ; l’agresseur est en fait la victime.
Lorsqu’en 2007 Tristane Banon divulgue sur le plateau de Thierry Ardisson que Dominique Strauss-Kahn avait tenté de la violer en 2002, on lui rit au nez. Aucun journaliste ne considère que ces révélations méritent enquête, et le nom de Strauss-Kahn est bipé lors de la retransmission. Que la mère de Tristane, elle-même élue socialiste, lui conseille de ne pas porter plainte en dit long sur le climat général d’impunité silencieuse qui prévaut en France autour du harcèlement sexuel. Honte à la victime, immunité pour l’agresseur.
C’est cette même rhétorique qu’emploie Bernard-Henri Lévy sur le site Web de Newsweek (TheDailyBeast.com) lorsqu’il accuse sans vergogne la jeune femme de « faire semblant » d’avoir été victime d’une tentative de viol pour profiter d’un coup de pub. Mais n’est pas Zola qui veut : dans cette fausse affaire Dreyfus, les redresseurs de torts se sont trompés de cible.
Ce qui choque toutefois, c’est que ce type d’accusations à l’envers soit relayé par les médias et partagé par l’opinion. Faut-il dès lors s’étonner que seulement 10 % des victimes d’agression sexuelle préviennent la police (contre 40 % aux Etats-Unis) ? Les Français aiment se moquer du politiquement correct américain.
La loi californienne exige que tout employé qui supervise des collaborateurs suive chaque année une formation sur le harcèlement sexuel et la discrimination au travail. Si seule la loi peut corriger les mœurs, que la loi assure la protection de personnes, et qu’elle s’applique pareillement à tous.
On ne peut que frémir en pensant à ce qui serait arrivé si la scène du Sofitel s’était jouée en France. La jeune femme se serait-elle confiée à ses supérieurs ? Ceux-ci auraient-ils appelé un numéro d’urgence ? La police se serait-elle précipitée sur les lieux du délit présumé ? J’en doute. En France, le droit au respect de la vie privée l’emporte sur le droit de savoir et de faire savoir ce qui, de cette vie privée, chez des hommes publics, intéresse la chose politique.
Le respect des opinions contraires, de l’intégrité de l’autre quelle que soit sa classe sociale, et des droits des femmes en particulier, ne relève pas de questions privées lorsqu’on est candidat présumé à la plus haute fonction de l’Etat. Renier à l’autre le droit de dire non est un abus de pouvoir qui augure mal de la capacité à incarner les valeurs démocratiques les plus élémentaires.
On ne peut qu’espérer que cette affaire trop prévisible et la réaction délétère qu’elle a suscitée chez certaines élites masculines provoquent un sursaut de conscience en France. Il est temps que les médias réévaluent la ligne prétendument intangible qui sépare vie publique et comportement privé, que les politiciens répondent de critères de décence plus exigeants, et que l’électorat cesse d’attendre l’homme providentiel.
La France se targue de vouloir émanciper les femmes musulmanes, les forçant à ôter tchadors et autres voiles, au mépris de leur culture et de leur intégrité spirituelle. Peut-être serait-il temps d’émanciper les Françaises de la peur d’autres déshabillages forcés.
Cécile Alduy, associate professor de littérature française à Stanford University (Etats-Unis)