A supposer qu’il en ait eu l’intention, Cristian Friscina, un jeune homme originaire de Brindisi (Pouilles) a pu se rendre en voiture à l’Euro Pride de Rome qui, samedi 11 juin, a vu défiler, emmenés par l’extravagante chanteuse Lady Gaga, des centaines de milliers d’homosexuels, de lesbiennes et de trans dans les rues de la capitale italienne. « Où est l’info ? direz-vous. Qu’il y aille à pied, à cheval ou en voiture ne change pas grand-chose... » On voit bien que vous ne vivez pas en Italie.
Car Cristian Friscina vient à peine d’être autorisé, la semaine dernière, à se remettre au volant d’un véhicule automobile. Un mois auparavant, le renouvellement de son permis de conduire par les autorités compétentes lui avait été refusé. Homosexuel déclaré, Cristian Friscina avait été jugé inapte à la conduite en raison de « graves pathologies desquelles pourrait résulter un préjudice vis-à-vis de la sécurité ».
L’affaire a fait grand bruit dans un pays machiste par tradition et catholique par culture, où les vexations et les violences infligées quotidiennement aux homosexuels sont monnaie courante. Les associations se sont évidemment tournées vers la ministre de l’égalité des chances (pari opportunita), Mara Carfagna, qui en Italie a la tutelle sur le droit des femmes et des minorités sexuelles. La ministre à son tour a interpellé le gouvernement pour dénoncer « cette discrimination d’un autre âge ». Jusqu’à ce que le service des permis de conduire de Brindisi revienne sur son absurde décision.
Faut-il en déduire que l’Italie a un problème avec l’homosexualité, et d’une manière générale avec la différence ? On pourrait le croire, à entendre Silvio Berlusconi déclarer qu’il « vaut mieux aimer les femmes qu’être gay ». S’en convaincre au souvenir du député européen centriste Roberto Butiglione déclarant que « l’homosexualité est moralement et objectivement mauvaise, tout comme l’adultère » ; en sourire quand une chaîne de télévision publique expurge le film Brokeback Mountain de tous ses baisers entre les deux cow-boys ou lorsque le chanteur Povia triomphe au Festival de San Remo avec une chanson dans laquelle il affirme qu’on peut « guérir » de l’homosexualité ; s’en alarmer quand le ministre de la famille condamne une publicité de l’enseigne de mobilier Ikea mettant en scène un couple gay ; s’en indigner quand Paola Concia, députée du centre gauche, se fait insulter dans les rues de Rome (à l’indifférence quasi générale) parce qu’elle tient la main de sa compagne.
Les murs du quartier gay de Rome, aux alentours de la rue Saint-Jean-de-Latran, sont régulièrement couverts de graffitis du genre « Frocci al rogo » (« Les pédés au four »). Dans son rapport 2010, l’association italienne Arcigay a recensé plus d’une centaine de cas d’agressions et de violence, de Bolzano à Palerme. « Et encore, explique un de ses membres, ceux-ci ne sont que la pointe de l’iceberg puisqu’en l’absence d’un observatoire de l’homophobie nous ne recensions que les cas évoqués dans la presse. »
Mais il y a beaucoup de choses qui manquent aux homosexuels, lesbiennes et trans italiens. Le pacs ? Proposé sous le nom de Dico par le gouvernement de gauche de Romano Prodi (2006-2008), il n’a jamais vu le jour. Le droit à l’adoption pour les couples homosexuels ? Il n’est pas question d’en débattre, ni au centre droit ni au centre gauche.
La lente mise en place d’une loi punissant le délit d’homophobie illustre cette difficulté d’aborder la question en la débarrassant de toutes contraintes idéologiques et religieuses. Promue par Mme Concia avec le soutien de Mme Carfagna, elle semblait promise à un parcours rapide. Mais le 18 mai, à la grande colère de ses promotrices, le texte a été rejeté dans la commission justice de l’Assemblée par le parti de la majorité (Peuple de la liberté), les centristes et la Ligue du Nord. Argument le plus souvent entendu : punir l’homophobie revient à encourager l’homosexualité. « L’Italie est déjà en retard sur le thème des libertés publiques en général, explique Mme Concia. Mais la classe politique préfère tenir le pays dans l’obscurantisme plutôt que d’affronter sereinement les nouvelles questions de société. »« Bien qu’ayant été endormie par des années de berlusconisme, la société avance mais les politiciens sont totalement conservateurs, explique Paolo Patane, directeur d’Arcigay. Désignés par les partis, coupés de leurs électeurs, ils sont incapables d’entendre les nouvelles demandes. De son côté, la gauche n’a pas saisi l’occasion pour consolider son identité en proposant des réponses novatrices. »
Reste le rôle du Vatican, qui se comporte en Italie comme chez lui, rappelant aussi souvent qu’il le faut les canons de la famille et de la morale catholiques. « L’argument selon lequel l’Eglise ferait tout pour empêcher la reconnaissance des droits pour les homosexuels est un faux problème, balaye Mme Concia. Le pape fait son boulot de pape, il n’y a rien de surprenant là-dedans. Le problème, c’est la lâcheté des politiques. » Le débat n’est certainement pas clos, entre la société qui aspire à se voir reconnaître de nouveaux droits et une classe dirigeante qui refuse de les accorder. « L’Italie est encore une société normative, explique le sociologue Marzio Barbagli, qui tolère davantage les différences, mais ne les accepte pas encore. » En attendant, Cristian Friscina a retrouvé sa voiture. C’est déjà ça de pris.
Philippe Ridet