Un possible intempestif
Le dernier livre de Daniel Bensaïd est un projet qui remonte à 2004 et auquel il travaillait encore les mois qui précédèrent sa mort (12 janvier 2010). C’est un travail inachevé, mais d’une très grande richesse, ouvrant de nombreuses pistes de recherche. Comme l’observe René Schérer dans sa préface, son écriture est interrogative, pressée, ardente, comme emportée par l’urgence, dans l’inquiétude d’une mort tragiquement trop prochaine.
On pourrait dire que le fil conducteur est une esquisse de « généalogie du désespoir », une analyse critique des pensées qui semblent considérer — fût-ce pour le déplorer — que la domination du capitalisme n’a aucune limite.
Peut-on rompre avec cette domination par simple refus de la servitude volontaire (selon la classique définition d’Étienne de La Boétie) ? S’inspirant de l’ouvrage (« la Révolution ») d’un socialiste libertaire — méconnu — du début du siècle, Gustav Landauer, Daniel observe lucidement : on peut échapper à la servitude volontaire en chassant le tyran de sa tête, on ne peut briser l’assujettissement involontaire au despotisme impersonnel du capital que par la lutte de classes.
Tandis que Herbert Marcuse posait encore en 1964 la bonne question — « est-il encore possible de briser le cercle vicieux de la domination ? » — Michel Foucault se situe sur un tout autre terrain (1979) : « est-elle donc si désirable, cette révolution ? » La question de la « désirabilité » de la révolution chasse celle de sa nécessité (au sens de besoin irrépressible né de contradictions systémiques) — une attitude qui révèle le désarroi politique et le désenchantement, résultat logique de l’investissement illusoire de l’espérance révolutionnaire dans ses avatars étatiques (URSS, Chine, etc.). Illusion qu’on retrouve, sous une autre forme, dans le soutien très peu critique du même Foucault à la révolution khomeyniste en Iran, prétendument nouveau paradigme révolutionnaire en rupture avec celui de 1789. Il ne s’agit pas, commente ironiquement Daniel, d’un dérapage, mais du test pratique d’une impasse théorique.
Il faut aussi dépasser les rêves d’un exode hors du système : la destruction de ce monde — celui du capital — ne peut être qu’immanente. Il faut s’installer dans la contradiction, la travailler de l’intérieur. Mais le refus du monde existant, et le désir d’un « autre monde possible » mis en avant par le mouvement altermondialiste reste utopique, en tant que « sens non pratique du possible » (définition de Henri Lefebvre). J’avoue préférer la définition de Karl Mannheim : utopie est tout ensemble de représentations ayant une fonction subversive par rapport à l’état des choses existant. Il me semble aussi que le mouvement altermondialiste a un sens très pratique du possible, en formulant une série de revendications très concrètes : suppression de la dette des pays du tiers monde, taxation des transactions financières, abolition des paradis fiscaux, etc.
On ne peut comprendre le pouvoir du capital sans analyser le fétichisme de la marchandise. Le grand mérite de Lukacs a été — avant Henri Lefebvre — d’étendre à la vie quotidienne la critique marxienne du fétichisme et de l’aliénation. Grâce au concept de réification (Versachlichung), en partant du Capital — les « Manuscrits de 1844 » n’étaient pas encore publiés — et de Max Weber, Lukacs dénonce, dans « Histoire et Conscience de classe » (1923), la dictature du calcul, jusqu’à « la mesure de la démesure et la quantification de l’inquantifiable » (ici c’est Bensaïd qui parle).
Cependant, tandis que Lukacs croyait — comme le montre encore « Dialectique et Spontanéité », sa réponse aux critiques « orthodoxes » de « Histoire et Conscience de classe » — à l’actualité de la révolution et au rôle décisif du facteur subjectif, lors de l’instant de décision, plusieurs de ses disciples semblent adhérer à une vision beaucoup plus sombre, où l’aliénation et la domination absorbent toutes les alternatives historiques. C’est le cas, en partie du moins, de Herbert Marcuse, qui regrette le déclin de « l’élément romantique » de la culture, « l’espace romantique de l’imagination », source du « grand refus » opposé au monde des affaires fondé sur le calcul et le profit. Je sais que Daniel se méfiait du romantisme — c’était un de nos sujets de discussion — mais il semble ici accepter, sans trop de réserves, l’argument de l’auteur de « l’Homme unidimensionnel » (1964). En tout cas, pour Marcuse, « la porte étroite reste entrouverte par où peut encore faire irruption un possible intempestif » — une formulation superbe, plutôt inspirée par Walter Benjamin que par Herbert Marcuse, qui résume bien la vision de l’histoire de Bensaïd.
Tandis que Marcuse cherche à l’extérieur du système, chez les exclus, les parias et les outsiders, le sujet possible d’un combat anti-systémique, Henri Lefebvre propose de camper au cœur de la contradiction pour la travailler de l’intérieur. Il avait compris que le seul moyen pour briser le cercle de la domination et déchirer le voile de l’idéologie c’est la praxis, les pratiques des opprimés ; c’est pourquoi à ses yeux « l’idée de révolution reste intacte ».
On retrouve le pessimisme de Marcuse dans les écrits de Guy Debord, chargés d’une sombre mélancolie : « Nous tournons en rond dans la nuit, dévorés par le feu » (titre d’un de ses plus beaux textes et films). Convaincu de « la défaite de l’ensemble du projet révolutionnaire » dès les années 1930, Debord dénonce dans le « spectacle intégré » l’élimination systématique de l’histoire et l’anéantissement de tout projet critique. Son grand mérite, selon Bensaïd, est d’avoir perçu la tentation du déterminisme scientifique comme la brèche dans la pensée de Marx par où a pu s’engouffrer « l’idéologisation du marxisme ».
Cette vision infernale de l’éternité marchande est poussée à l‘extrême par Baudrillard, Agamben, Surya, Holloway. Bensaïd oppose à cette « radicalité sans politique » la pensée stratégique, qui cherche une issue dans les pratiques, la crise, le parti. C’est le titre d’un dernier chapitre qu’il n’a pas eu le temps d’écrire…
Michael Löwy
Le dehors est toujours dedans
Il est difficile de parler d’un ouvrage inachevé, non seulement à cause des manques mais aussi de possibles réaménagements induits par l’écriture et l’exposition des idées. Mon attention s’est plutôt fixée sur quelques parties, sans préjuger de leur importance dans l’économie générale probable de l’ouvrage. Une lecture au fil de l’eau.
Le début du livre me semble très important. Daniel Bensaïd y critique la transposition anachronique de la servitude (La Boétie) à l’analyse des comportements dans le système capitaliste car « Dans l’État moderne, au contraire, la domination impersonnelle – et non plus la servitude – s’enracine dans l’objectivation des rapports sociaux chosifiés. ».
De cette domination impersonnelle, enracinée dans l’exploitation, il n’est pas donc pas possible de s’évader en masse, quelque soit les tentatives individuelles de contournement de la réalité et les tentations de « l’exil, l’exode, l’évasion, vers des lignes de fuite ».
Il ne s’agit pas ici d’un simple rappel historique ou d’une réinscription individuelle dans un collectif prégnant. « Autrement dit, si l’émancipation de chacun est la condition de l ’émancipation de tous, l’émancipation n’est pas pour autant un plaisir solitaire. Et si l’on peut échapper à la servitude volontaire en chassant le tyran de sa tête, on ne peut briser assujettissement involontaire au despotisme du capital que par la lutte des classes. »
Dans le second chapitre « Mythes et légendes de la domination », l’auteur analyse le contexte historique et les limites de L’homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse. Confronté à la prospérité relative des années 60, les analyses produites (Marcuse, Braudillard, Debord) renoncent « à saisir les énigmes du siècle dans leur épaisseur sociale et historique » ou dit autrement : « Avec la forclusion spectaculaire de l’historicité, c’est la possibilité même de la politique comme pensée stratégique qui se trouve anéantie ». Nous sommes passé « du spectacle au simulacre ».
Daniel Bensaïd dans une seconde partie « Une révolution nommée désir » souligne la capacité du système « à se nourrir de sa critique et à la digérer » et analyse le soit disant manque de désirabilité de la révolution aujourd’hui, les imaginaires sclérosés s ’obstinant « à penser le nouveau dans les défroques de l’ancien », le péril de « se faire le porte-parole des singularités sans horizon d’universalité ». L’auteur vise expressément Michel Foucault et son soutien à la révolution iranienne et indique : « La politisation conjointe des structures sociales et religieuses sous hégémonie de la loi religieuse signifie en effet la fusion du politique et du social, du public et du privé, non par le dépérissement des classes et de l’État, mais par l’absorption du social et du politique dans un État théocratique, autrement dit par une nouvelle forme totalitaire. »
J’indique que l’auteur, sur la question du dépérissement de l’État, semble en retrait de son l’article « Considérations inactuelles sur ‘l’actuel encore actif’ du Manifeste communiste » paru dans ContreTemps n° 9 (Syllepse 2011) où il indiquait « Le problème, c’est que cette anticipation audacieuse, son impatience libertaire, opposée à tout fétichisme bureaucratique de l’État, court-circuite l’élaboration patiente d’une pensée institutionnelle et juridique de la démocratie : le dépérissement annoncé est censé résoudre les antinomies de la représentation démocratique. » Sentez sur votre visage, venu de cette autre rive de la Méditerranée, si souvent ignorée, voire méprisée, le grand souffle de la liberté !
Dans « La politique comme art du retournement » Daniel Bensaïd ne néglige pas les transgressions et les subversions quotidiennes, mais pour les extraire du concept « massif » de domination « Il recouvre en effet toute une palette de rapports, d’hégémonie, d’exploitation, d’oppression, de discrimination, de disqualification, d’humiliation, qui font l’objet d’autant de résistances, certes subalternes à ce quoi elles résistent, mais c’est là le sort de toute lutte que d’être asymétrique, et le défi de toute émancipation que de retourner cette faiblesse en force. »
Il synthétise sa conception de la politique, loin des caricatures attribuées aux révolutionnaires : « Le problème de la politique, conçue stratégiquement et non de manière gestionnaire, consiste précisément à saisir les moments de crise et les conjonctures propices au retournement de cette asymétrie. Il faut accepter pour cela de travailler dans les contradictions et les rapports de force réels, plutôt que de croire, illusoirement, pouvoir les nier ou s’y soustraire. » Il ajoute un peu plus loin « Le dehors est toujours dedans ».
Penser la politique, c’est donc toujours penser historiquement. « C’est concevoir le temps politique, comme un temps brisé, discontinu, rythmé de crises. C’est penser la singularité des conjonctures et des situations. C’est penser l’événement non comme un miracle surgi de rien mais historiquement conditionné, comme articulation du nécessaire et du contingent, comme singularité politique. »
La troisième partie s’intitule « De l’aliénation à la chosification ». Daniel Bensaïd montre les évolutions dans la pensée de Karl Marx, l’approfondissement puis l’abandon de certains concepts et souligne « Mais en absence d’une théorie plus élaborée du fétichisme, l’idéologie reste un reflet/écho des rapports sociaux sans histoire propre. » (à propos de l’Idéologie allemande). L’auteur présente donc le fétichisme, les différents stades de l’élaboration de ce concept, jusqu’à « la forme suprême du fétichisme par les prodiges du crédit et par l’illusion d’un auto-engendrement de l’argent. »
Sur le sujet, je renvoie comme l’auteur, au remarquable travail d’Antoine Artous : Le fétichisme chez Marx – Le marxisme comme théorie critique (Editions Syllepse, Paris 2006) Marchandise, objectivité, rapports sociaux et fétichisme
L’auteur développe aussi autour du récent travail d’Isabelle Garo : L’idéologie ou la pensée embarquée (La fabrique Éditions, Paris 2008) Chambre noire et perspectives radieuses
Si la marchandise génère la chosification du rapport social, si les rapports sociaux se coagulent en dehors des hommes, il ne s’agit pourtant pas d’illusions mais bien d’abstractions réelles. Contre les théories de la fausse conscience, l’auteur ajoute que « la dimension imaginaire du social est inséparable de sa dimension réelle ».
Le livre se termine par trois autres parties, sur lesquels je ne m’étends pas : « A la recherche de la totalité perdue », avec des analyses autour de G. Luckacs et d’Axel Honneth ; « Éclipse de la raison critique (De la critique de la vie quotidienne à l’homme unidimensionnel) » et des analyses sur Herbert Marcuse, Henri Lefebvre et Les choses de George Perec ; enfin « Du spectacle au simulacre » où l’auteur critique les théorisation d’Ernest Mandel autour du « schème normatif du retard » et Léon Trotski réduisant la crise de l’humanité à la crise de « sa direction révolutionnaire. »
Un livre en cours, une série de réflexions néanmoins articulées, de multiples sujets de discussion autour de la politique. « La décision décide de l’indécidable ».
Didier Epsztajn