Dès son premier livre, Fétichisme et société (Anthropos, 1973), la lecture de Marx proposée par Jean-Marie Vincent se situait en dehors d’un paysage polarisé à l’époque par un jeu de miroirs entre les auteurs se réclamant d’Althusser et les tenants de l’Humanisme (avec un grand H) marxiste. Il mettait au centre de sa réflexion la théorie marxiste du fétichisme de la marchandise développée dans Le Capital. Alors que, en fait, elle était évacuée par les partisans de ces deux camps qui n’y voyaient que le simple prolongement de la thématique de l’aliénation des textes de jeunesse ; soit pour le condamner, soit pour s’en réjouir. Jean-Marie Vincent se démarquait de la mécanique conceptuelle abstraite des althussériens, mais sans dissoudre la rigueur du travail conceptuel dans les catégories fourre tout d’aliénation et de praxis.
Une trajectoire particulière
Se jouait avec ce travail une réactualisation du marxisme comme théorie critique qui ne s’en tienne pas à une simple répétition d’Histoire et conscience de classe de Lukacs, publié en français uniquement en 1960. Un ouvrage remarquable et incontournable, mais de part en part discutable. En France, Lucien Goldmann en donnait une version sociologique plus « raisonnable », moins marquée par la figure du prolétariat comme sujet démiurgique de l’histoire. Ses textes étaient très stimulants, mais, pour ce qui me concerne [1], sa problématique me semblait trop marquée par les philosophies de la conscience et du sujet. Pour expliquer cette préoccupation, il faudrait revenir aux années précédant 1968 durant lesquelles mes lectures, un peu éclectiques, me poussaient dans ce sens. Et, au-delà de la mode « structuraliste », cela reste pour moi un acquis. D’une part, Althusser me paraissait (avec raison) incontournable pour qui voulait travailler sur Marx ; et je prenais au sérieux la théorie freudienne de l’inconscient, via l’éclairage donné par Lacan [2]. D’autre part, ma lecture d’Histoire et conscience de classe était marquée par deux livres : Marxisme et structuralisme (Payot, 1964), de Lucien Sebag, et Les Aventures de la dialectique de Maurice Merleau Ponty (Gallimard, 1955). J’ajoute que ce dernier livre me semblait (et me semble toujours) poser quelques questions essentielles au marxisme. [3]
Quoiqu’il en soit, s’il fallait résumer en quelques formules, je dirais que la problématique marxienne du fétichisme de la marchandise ne relève pas d’une philosophie de la conscience, qui laisserait croire que, une fois supprimées les « aliénations » produites par la société capitaliste, les individus deviendront des sujets transparents, enfin réconciliés avec eux-mêmes. Elle vise à rendre compte des formes de socialisation générées par des rapports sociaux dominés par le procès de valorisation capitaliste. Et à les critiquer. Comme théorie critique, le marxisme n’a pas la prétention exorbitante de représenter le point de vue du prolétariat dans la marche vers une société devenant transparente à elle-même, mais plus humblement d’être un outil permettant aux individus de lutter pour leur émancipation.
C’est du moins ainsi que j’ai lu Fétichisme et société, de même le livre suivant de Jean- Marie Vincent : La théorie critique de l’école de Francfort (Galilée, 1976). Il présentait ces auteurs, mal connus alors en France, tout en engageant un dialogue critique serré avec eux. Une partie de leurs limites tenait au fait qu’ils s’en tenaient à une lecture trop classique du Marx du Capital, passant à côté de la thématique de la critique de l’économie politique et de la spécificité de sa théorie de la valeur. En effet, la reprise opérée par Jean-Marie Vincent de la théorie du fétichisme de la marchandise était articulée à une réflexion sur la théorie marxienne de la forme valeur qui soulignait la rupture radicale de celle-ci avec la théorie de la valeur-travail issue de l’économie politique classique. Les deux sont en fait organiquement liés.
Jean-Marie Vincent rejoignait ici les réflexions d’économistes, eux aussi alors à la LCR, comme Pierre Salama et Jacques Valier. Les trois, avec d’autres, animaient d’ailleurs à l’époque la revue Critiques de l’économie politique, éditée par Maspero. C’est cette revue qui publia, entre autres, Essais sur la théorie de la valeur de Marx (Maspero, 1978), d’Isaak Roubine. Ce livre des années 1920 est le premier, depuis la mort de Marx, à donner une formulation rigoureuse à la théorie marxienne de la valeur, par opposition à la théorie de la valeur-travail communément acceptée par les marxistes, rappelle Jean-Marie Vincent dans Un autre Marx (Page deux, 2001, p. 20). Il n’avait plus été réédité en URSS depuis les années 1928 et ne commença à être traduit à l’étranger (Etats-Unis) qu’en 1972, de plus dans une édition amputée. Roubine finit dans les camps staliniens. Il faisait partie de ces quelques auteurs marxistes hétérodoxes des années 1920 qui, au-delà de leurs différences, avaient comme point commun de prendre au sérieux la théorie du fétichisme de la marchandise. [4]
Un courant hétérodoxe
Au cours des années 1970, un courant marxiste, centré sur la théorie du fétichisme et de la forme valeur, a donc commencé à se cristalliser, en rupture avec la double polarisation dont j’ai parlé plus haut. Tant au plan théorique général qu’au niveau économique. Ainsi, Jacques Valier écrit Une critique de l’économie politique (Maspero, 1982) se situant explicitement dans la problématique de la théorie de la forme valeur et non celle de la valeur-travail. Ce courant entretenait des liens avec des marxistes allemands ; en 1974, Critiques de l’économie politique (n° 18), publie un article important de Hans Georg Backhaus : « Dialectique de la forme valeur ». Toutefois, il était totalement occulté par l’establishment marxiste français. Il suffit de lire l’épais Dictionnaire critique du marxisme (Puf, 1982), dirigé par Georges Labica. L’aspect critique a des limites : on n’y trouve aucune trace du courant dont je viens de parler.
Quoiqu’il en soit, lorsque les années 1990 voient une réactivation du travail sur Marx, la problématique dont je viens de parler a non seulement bien mieux « résisté » que d’autres, mais occupe une place non négligeable. Alors que nombre d’auteurs issus des années 1960/1970 se sont éloignés de Marx, Jean-Marie Vincent poursuit son travail avec obstination. Outre de nombreux articles, il produit trois livres : Critique du travail. Le faire et l’agir (Puf, 1987), Max Weber ou la démocratie inachevée (Félin, 1998) et Un autre Marx, Après les marxismes (Page deux, 2001).
Dans ce parcours, Critique du travail représente une étape importante. D’abord, tout simplement, parce qu’il s’agit d’une œuvre majeure. Ensuite, parce que Jean-Marie Vincent y poursuit sa lecture « non économiste » de Marx, en la portant sur la perspective même de l’émancipation. Il critique la valorisation du travail qui a marqué une bonne part de la tradition marxiste et, au-delà, une problématique d’émancipation centrée sur l’autoréalisation de l’individu dans le travail enfin débarrassé de la domination du capital. Il faut certes libérer le travail de cette domination, mais également se libérer du travail. Mon livre Travail et émancipation sociale, Marx et le travail se situe explicitement dans cette filiation, même si Jean-Marie Vincent n’était pas d’accord sur certaines de mes conclusions. [5]
Pierre Salama et Tran Hai Hac publient Introduction à l’économie de Marx (La Découverte, 1992) qui est, à mon avis, la meilleure présentation contemporaine de la théorie marxienne de la forme valeur. Pour ceux qui voudraient en avoir un exposé systématique et très clair, je ne peux que conseiller la lecture des deux premiers chapitres de ce petit livre. Peu de temps après, Etienne Balibar publie, dans la même collection, La Philosophie de Marx (La Découverte, 1993) où il expose - avec pertinence et en mettant en évidence ses enjeux « théorico-phlilosophiques » - la théorie du fétichisme, son lien avec la théorie de la valeur et ses différences avec la théorie de la réification du Lukacs d’Histoire et conscience de classe. Je le signale parce c’est, sans doute, la première fois qu’un auteur, qui a été lié au courant « althusserien », le fait avec autant de clarté. J’ai organisé à cette occasion dans Critique Communiste (n°140, hiver 1994) une longue discussion entre Jean-Marie Vincent et Etienne Balibar sur cette question. Une « première », un peu tardive, qui a donné lieu à des échanges de grande qualité.
Plus tard, Tran Hai Hac publie Relire le Capital. Marx, critique de l’économie et objet de l’économie politique (Page deux, 2003). Une somme de deux tomes, incontournable, qui entend relancer le débat sur Le Capital, interrompu plus ou moins au milieu des années 1980. Je ne vais pas continuer à égrener une liste d’auteurs. On peut noter que, dans Marx L’intempestif (Fayard, 1995), Daniel Bensaïd, lorsqu’il parle de la théorie de la valeur, fait systématiquement référence à Introduction à l’économie de Marx. Il faut indiquer également Le Temps dans l’analyse économique. Les catégories du temps dans Le Capital (Société des Saisons, 1994), de Stavros Tombazos. Il existe certaines différences entre son approche et la théorie de la valeur exposée par Pierre Salama et Tran Hai Hac, mais la problématique du livre est entièrement centrée sur la théorie du fétichisme de la marchandise. Au demeurant, je n’entends pas décrire un courant homogène, mais des auteurs – et ils ne sont pas les seuls – prenant au sérieux cette théorie (avec tout ce que cela implique sur le statut du marxisme), sans la rabattre sur la thématique de l’aliénation des textes de jeunesse.
La valeur comme forme
Parlant de la théorie de la valeur défendue par Jean-Marie Vincent et de celle développée par Pierre Salama et Tran Hai Hac, Jacques Bibet ne dit rien sur la filiation avec Roubine, mais les caractérise comme une interprétation « francfortoise » de la théorie de Marx qui centrerait moins l’analyse et la critique du capitalisme sur le moment de l’exploitation que sur le rapport marchand [6]. La formule me semble pouvoir prêtre à confusion, dans la mesure où la plupart des auteurs de l’Ecole de Francfort sont précisément passés à côté d’elle. Surtout, j’ai du mal à comprendre comment, à partir du Capital, il est possible de produire une théorie de l’exploitation capitaliste sans prendre en compte les rapports marchands.
Il est vrai que Jacques Bidet développe une lecture de Marx très différente de celle de ces auteurs. Il se réclame d’une théorie de la valeur-travail, pour lui le travail est une catégorie anthropologique et le travail abstrait (on va y revenir) une catégorie transhistorique [7]. Et c’est très bien ainsi : l’époque de la recherche d’une « vraie » lecture de Marx est révolue. Reste que, comme le fait remarquer Stavros Tombazos dans Le Temps dans l’analyse économique (p. 140), Jacques Bidet fait de la théorie du fétichisme de la marchandise une simple idéologie, le produit d’un simple « décalage entre la représentation spontanée et leurs rapports réels ». Alors qu’elle ne se réduit pas à cela. Le fétichisme de la marchandise n’est pas le produit d’une simple illusion de conscience, elle vise à des formes d’objectivité du social générées par les rapports de production capitalistes. Cela tient à la catégorie marxienne de forme sociale qu’il est nécessaire d’examiner de plus près.
Marx déplace la problématique de l’économie politique classique qui naturalise les rapports sociaux capitalistes. Pour elle, le travail donne naturellement de la valeur aux produits, le produit du travail est naturellement une marchandise. La seule question qu’elle cherche à résoudre est celle de la mesure, de la commensurabilité des marchandises. Marx, lui, pose une autre question. Pourquoi la valeur comme forme sociale existe-t-elle ? Pourquoi le produit du travail existe-t-il comme forme marchandise ? La théorie de la valeur-travail de Ricardo se contente de poser que le travail est cause de la valeur. Pour Marx, elle est mystificatrice car la valeur n’a rien à voir avec le travail humain en général, mais avec les rapports sociaux de production capitaliste. La marchandise n’est pas un produit du travail, mais la forme des produits du travail.
On rencontre ici la catégorie de forme sociale, sur laquelle a particulièrement insisté Roubine ; ce que Marx appelle souvent la « détermination formelle » de l’objet, de l’objet comme forme sociale ; c’est-à-dire de la fonction sociale de cet objet en tant qu’il cristallise certains rapports sociaux. Le point de départ de l’analyse n’est pas le produit du travail dans sa matérialité physique, mais dans son objectivité sociale. La théorie marxienne de la valeur n’est pas une théorie de la valeur-travail, mais de la forme valeur des produits du travail et, plus généralement, de la forme valeur des relations sociales qui font que ces produits se transforment en marchandises.
Un des ressorts fondamentaux du Capital comme « critique de l’économie politique », selon son sous-titre, réside dans cette question : pourquoi les produits du travail prennent-ils la forme de marchandises ? Il s’agit donc de remettre en cause les présupposés de l’économie politique qui considère cette forme sociale comme une donnée « naturelle » des produits du travail. Marx « dévide l’écheveau de la marchandise comme forme sociale pour en montrer les tenants et les aboutissants, pour la déchiffrer comme hiéroglyphe social », explique Jean-Marie Vincent dans Un autre Marx (p. 33).
La critique de l’économie politique
La critique de l’économie politique est au centre de la lecture de Marx proposée par Jean- Marie Vincent ; on la retrouve dans Introduction à l’économie politique de Pierre Salama et Tran Hai Hac. Il faut bien comprendre son statut : elle caractérise le projet du Capital lui- même, la nature du discours que Marx y développe. C’est pourquoi la théorie du fétichisme de la marchandise est partie prenante de ce discours, alors que les marxistes l’ont en général simplement présentée « comme un supplément à la théorie de la valeur, comme une intéressante digression littéraire et culturelle », expliquait Roubine dans les années 1920.
Cela s’est poursuivi au cours des années 1960/1970. Afin de lutter contre une version positiviste, scientiste, du Capital, l’idée de la critique de l’économie politique est réapparue, mais comme un élément projeté de « l’extérieur » dans l’œuvre majeure de Marx, comme un ajout à l’analyse économique développée dans Le Capital. Les Manuscrits de 1844 et la thématique de l’aliénation des textes de jeunesse sont alors le point de ralliement de partisans de la « critique » qui, par ailleurs, continuaient à avoir une lecture très classique du Capital et de la théorie marxienne comme théorie de la valeur- travail.
La présentation des concepts mis en œuvre par Marx se transforme en une simple reprise des catégories de l’économie politique classique. Pour parler de la marchandise, on se contente de distinguer valeur d’usage et valeur d’échange et on ne dit rien sur le concept de travail abstrait ; alors que c’est lui qui crée la valeur. Or, pour être une critique de l’économie politique, le discours économique de Marx n’en a pas moins des prétentions scientifiques, même s’il entend « faire science autrement », selon la formule de Daniel Bensaïd dans Marx l’intempestif. Cela veut dire que, pour analyser l’économie capitaliste, Marx produit ses propres concepts et sa propre problématique.
Son point de départ n’est pas la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange de la marchandise. C’est l’économie politique qui s’en tient à cette seule distinction ; logiquement puisque que, pour elle, il s’agit seulement de traiter de la commensurabilité des marchandises. En revanche, Marx, qui traite de la forme valeur, introduit un autre point de départ. La marchandise se présente sous deux aspects : valeur d’usage et valeur. La valeur désigne l’essence commune de toutes les marchandises alors que la valeur d’échange renvoie au rapport, à la proportion dans laquelle s’échangent les marchandises et qui permet d’exprimer la valeur. [8]
Le travail concret est celui qui produit la marchandise considérée comme valeur d’usage ; le travail abstrait celui qui produit la marchandise considérée comme valeur. Le concept de travail abstrait est donc déterminant. Il a été pourtant, en général, ignoré par la tradition marxiste. Par la suite, il a donné lieu à de très nombreux débats que je ne vais pas reprendre ici. Je me contenterai de rappeler l’approche initiée par Roubine et qui, au-delà de certaines nuances, est commune à des auteurs comme Jean-Marie Vincent ou Pierre Salama et Tran Hai Hac.
Le travail abstrait ne renvoie pas à une simple dépense physiologique de la force de travail, ni à une simple abstraction mentale, utile pour l’analyse, c’est une forme sociale spécifique au capitalisme. Elle se structure à travers l’échange généralisé des produits du travail ayant pris la forme de marchandise afin d’égaliser des travaux concrets qui, par nature, sont différents ; ces travaux se transforment ainsi en un quantum du travail pris sous sa forme abstraite. On comprend que le concept de travail abstrait soit étroitement lié chez Marx à une autre rupture avec l’économie politique classique : c’est la force de travail et non le travail qui est une marchandise. Il est donc nécessaire de développer une conception qualitative de la valeur, préalable à toute considération de quantification, souligne Jean-Marie Vincent dans Un autre Marx (p. 116).
L’égalisation se réalise grâce à l’existence d’un équivalent à travers lequel s’objective le travail abstrait ; son mode d’existence est donc la monnaie expliquent Pierre Salama et Tran Hai Hac. Jean-Marie Vincent a une approche plus large du travail abstrait, il en fait une « abstraction réelle » qui, au-delà de l’échange proprement dit, structure l’ensemble de l’agir des individus, en lien avec les métamorphoses de la forme valeur. Nous allons retrouver le problème.
Une autre approche du travail abstrait prend racine dans Histoire et conscience de classe de Lukacs et, via l’Ecole de Francfort, a encore un écho important aujourd’hui [9]. Pour le dire vite, elle inverse, de façon critique, l’analyse de Max Weber selon laquelle la production capitaliste et les formes de domination qu’elle génère sont le produit de l’application de la science moderne à la production. Le travail abstrait est alors compris comme le produit du développement de la grande industrie qui élimine les propriétés qualitatives, humaines, au profit de sa décomposition en unités abstraites, en quantité. Si elle offre une certaine fonction critique, cette approche ouvre soit sur une critique « romantique » de la production capitaliste, soit (par exemple chez Gorz) à une assimilation entre production capitaliste et application de la science à la production. En tout cas, ce n’est pas l’analyse du travail abstrait que fait Marx dans Le Capital.
Cette approche est en général associée à la catégorie, largement répandue aujourd’hui, de rationalité instrumentale. Or, sur le fond, Marx ne raisonne pas en termes de rationalité technico-instrumentale, « mais sous l’égide des formes d’échanges et de communication et des formes de production et de reproduction de la vie sociale », écrit Jean-Marie Vincent dans Max Weber où la démocratie inachevée (p. 157). La remarque me semble décisive pour comprendre la théorie du fétichisme de la marchandise.
Le fétichisme de la marchandise
On connaît sa formule générale : « La forme valeur et le rapport valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles », écrit Marx dans Le Capital (Pléiade, t.1, p. 606). Étant entendu qu’il s’agit de « chose sociale » explique Marx qui entend ainsi distinguer la marchandise, considérée sous l’angle de la valeur, avec l’objet physique qui la porte.
On retrouve à nouveau la problématique de la forme sociale. Les marchandises, « en tant qu’objet de valeur », explique Marx, ne possèdent pas une « atome de matière », pour autant ce ne sont pas de simples produits d’une illusion de la conscience, ce sont des formes sociales objectives, c’est-à-dire « des choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens, ou choses sociales ». La théorie du fétichisme est donc une théorie des formes de constitution de l’objectivité sociale sous l’effet des rapports de production capitalistes. Et cette objectivité prend la forme d’une réalité « sensible suprasensible » selon la formule de Marx que Jean-Marie Vincent aime à employer. La théorie du fétichisme de la marchandise a donné lieu à de nombreuses discussions, je voudrais simplement ici souligner trois questions qui me semblent importantes dans la façon dont Jean-Marie Vincent a systématisé cette question.
Tout d’abord, en lien avec l’analyse de la valeur comme forme sociale, la théorie du fétichisme de la marchandise vise à rendre compte de la dialectique particulière des formes sociales capitalistes et des formes générales de socialisation des individus qu’elles génèrent. « Les relations entre les hommes sont subordonnées à des choses sociales qui ont leur propre mouvement et se constituent en seconde nature », écrit Jean-Marie Vincent dans Un autre Marx ( p. 32). C’est là une thématique constate chez lui : la transformation des relations sociales en formes sociales objectives, circulant au-dessus de la tête des individus qui n’ont aucun contrôle sur elles. L’analyse (et la critique) de cette perte de contrôle des hommes sur leurs relations sociales est permanente chez Marx. Elle est particulièrement présente dans les textes de jeunesse à travers la problématique de l’aliénation. Toutefois, la théorie du fétichisme n’est en rien une théorie de l’aliénation – c’est-à-dire de la perte de soi –, et la critique de l’économie politique ne se fait pas au nom d’une essence humaine (par exemple, le travail) qui serait bafouée par le capitalisme. C’est là une approche que Jean-Marie Vincent développe dès les années 1970.
En revanche, comme il l’explique dans divers textes, la reprise de la théorie du fétichisme par le Lukacs d’Histoire et conscience de classe relève d’une problématique de l’aliénation, de la perte de soi. Le sujet, créateur de l’objectivité, se perd dans un premier temps dans l’objet créé puis se le réapproprie et ce faisant se réconcilie avec lui-même et avec le monde. Ainsi qu’il l’écrit dans La théorie critique de l’école de Francfort (p. 32), il n’y avait plus pour Lukacs « de fossé entre l’être et le devoir-être, puisque le socialisme et la Révolution devaient s’affirmer comme la réconciliation des hommes avec eux-mêmes et le monde contre la réification et la quantification des relations de travail et d’échange ». En fait, on est loin de la critique de l’économie politique, car le fétichisme n’est pas rapporté aux effets de la dialectique de la forme valeur. Lukacs reformule la théorie du fétichisme dans le cadre d’une philosophie de la conscience : l’antithèse de la « réification » et de la conscience de classe du prolétariat sujet de l’histoire.
Ainsi il transforme la théorie du fétichisme en théorie de la réification : dans le monde capitaliste dominé par la quantification, les rapports humains sont eux-mêmes quantifiés et les individus sont transformés en choses. Ce n’est pas tout à fait ce que dit Marx : ce sont les rapports sociaux qui sont transformés en choses. Le chapitre 2 du Capital l’explicite : les individus ne sont pas transformés en chose, mais en sujets de droit. La personnalisation des rapports capitalistes se réalise sous la forme du sujet de droit. La théorie du fétichisme ne traite pas seulement de la forme d’objectivation du social, mais également de la constitution d’une forme sujet [10]. Les rapports des individus entre eux ne leur apparaissent pas comme des rapports immédiatement sociaux, mais comme des rapports entre les choses. Et, en effet miroir, le lien social est pensé comme rapport entre des personnes indépendantes entrant en contact entre elles par le biais de l’échange de marchandises. Dans La Théorie du droit et le marxisme, Pasukanis a été le premier à tenter (avec des limites) de rendre compte de cette autre face de la théorie du fétichisme de la marchandise.
Dans La Philosophie de Marx, Etienne Balibar souligne la rupture introduite par cette théorie des formes de constitution de l’objectivé sociale par rapport à la tradition de la philosophie classique. Cette constitution, qui est le produit de certains rapports sociaux de production et d’échange, « ne procède de l’activité d’aucun sujet, en tout cas d’aucun sujet qui soit pensable sur le modèle d’une conscience. En revanche, elle constitue des sujets, ou des formes de subjectivités de la conscience, dans le champ même de l’objectivité » (p. 66). Si je conclue ces remarques par cette citation d’Etienne Balibar, c’est que je m’en étais servi comme un des points de départ pour la discussion, déjà signalée, organisée entre lui et Jean- Marie Vincent dans Critique Communiste (n°140) sur le fétichisme de la marchandise. Et elle avait permis de faire apparaître un réel accord sur ce point entre les deux auteurs : « Il faut écarter une interprétation du fétichisme en termes de conscience », pour cette fois citer Jean- Marie Vincent lors de ce débat.
À propos des abstractions réelles
Dans la réactualisation à laquelle procède Jean-Marie Vincent de la théorie du fétichisme, la thématique des abstractions réelles est constamment présente ; on peut même dire que c’est là un de ses apports spécifiques. La formule est issue d’un passage de La Contribution à la critique de l’économie politique traitant de la réduction des divers travaux à un travail indifférencié. Il s’agit, écrit Marx, d’une « abstraction qui s’accomplit journellement dans le procès de production sociale » et qui n’est « pas plus grande ni moins réelle que la réduction en air de tous les corps organiques » (Editions sociales, p. 10). Dans ce texte, le statut du travail abstrait, au sens du Capital, est encore mal déterminé. Plus généralement, la caractérisation du travail abstrait d’abstraction réelle est le fait d’auteurs qui n’ont pas forcément la même lecture de Marx. Tran Hai Hac revient sur ces discussions dans Relire Le Capital (t.1, p. 49, 50).
En fait, Jean-Marie Vincent élargit l’emploi de la catégorie d’abstraction réelle. Le « glossaire » de son livre Un autre Marx les définit comme des « formes de pensée sociale ossifiées qui organisent des pratiques et des institutions par-dessus la tête des hommes ». À la lecture de ses textes, il me semble qu’il vaudrait mieux les caractériser de formes sociales objectives ; étant entendu que l’objectivité sociale comporte toujours une dimension idéelle.
Cela dit, la thématique des abstractions réelles m’a toujours semblé très pertinente pour traiter des formes d’objectivation du social générées par le capitalisme, ainsi que des formes de domination sur les individus et des formes de captation de leur agir qu’elles structurent. Ainsi que l’écrit Marx dans les Grundrisse, « les individus sont désormais dominés par les abstractions alors qu’auparavant ils étaient dépendants les uns des autres » (Pléiade, t.2, p. 217).
La thématique me paraît toujours pertinente, mais je voudrais souligner une question apparue lors d échanges entre Tran Hai Hac et moi-même sur le thème « travail abstrait et travail en général » : elle porte sur les problèmes de conceptualisation liée à la catégorie de travail. Ils paraîtront dans le prochain numéro de Variations, la revue que dirigeait Jean-Marie Vincent. Il voulait d’ailleurs intervenir dans cette discussion. Je le signale simplement pour montrer qu’il semble aujourd’hui possible de réactiver des discussions autour du Capital qui, il y a encore peu de temps, auraient semblé totalement hallucinées. La présence de Jean-Marie Vincent aurait été bien précieuse.
Grosso modo, la question est la suivante. Si, au sens strict – ce que je crois -, la forme d’existence sociale du travail abstrait est la monnaie, alors en avoir, comme Jean-Marie Vincent, une vision extensive pour en faire une abstraction réelle au visage multiple risque de diluer la rigueur de sa définition. Il m’avait répondu que cela mettait en jeu une autre thématique qui lui était chère : celle des métamorphoses de la forme valeur. C’est-à-dire, le fait que les formes économiques liées au procès de valorisation sont en flux et en transformation permanent. Ainsi, le capital revêt les formes de capital argent, de capital constant, de capital variable etc. Cela ouvre sur une autre discussion. Jean-Marie Vincent soulignait comment le « retour » à Hegel opéré par Marx dans Le Capital lui donnait des outils pour rendre compte des métamorphoses de la forme valeur. Et il fait de cette dernière une substance sujet, modelant à travers ses métamorphoses l’ensemble des rapports sociaux.
Cette approche a permis à Jean-Marie Vincent d’écrire des pages éblouissantes sur la dialectique des formes sociales capitalistes. Mais elle portait avec elle une certaine fluidité, dans la définition des concepts et des rapports entre les divers niveaux d’abstraction mis en œuvre dans les analyses du Capital, qui brouillait parfois les pistes.
Antoine Artous