TOKYO - Le Japon apparaît résigné à une lutte de longue haleine - plusieurs semaines - pour essayer d’enrayer ce qui risque de devenir la plus grave catastrophe nucléaire en un demi-siècle. Des voix se font néanmoins entendre pour appeler à se tourner vers l’avenir. « Paradoxalement, écrit Naoaki Okabe, éditorialiste du Nihon Keizai (quotidien des milieux d’affaires), cette catastrophe pourrait être le point final aux décennies perdues », celles du Japon en récession enlisé dans une langueur dont il avait du mal à se dégager depuis l’éclatement de la bulle spéculative au début des années 1990, puis du choc financier. « Le Japon ne peut assister ainsi à son propre déclin, ajoute M. Okabe. La catastrophe doit être le seuil d’un nouveau départ. » Mais il ne s’agit pas seulement de reconstruire les régions dévastées. Il faut aussi repenser les grandes orientations de l’expansion.
La tâche de reconstruction est énorme (de 16 000 à 25 000 milliards de yens, soit entre 140 et 217 milliards d’euros). Il ne fait guère de doute qu’en dépit du choc ressenti, du coût humain le plus dramatique depuis la guerre, la troisième puissance économique du monde dispose des moyens financiers et technologiques pour se redresser. Elle a surtout la force d’une population qui sait faire preuve de retenue et d’austérité quand il le faut : une retenue dans la consommation individuelle d’électricité, par exemple, ou une consommation ralentie qui se veulent une expression de solidarité envers les sinistrés. Cette puissance économique conjuguée à la force morale de la société permettra au pays de sortir de l’ornière plus vite qu’on ne le pense. Mais sur quelle base, cette renaissance va-t-elle s’opérer ?
La responsabilité de l’Etat et celle des opérateurs nucléaires, les carences d’un monde politique incapable d’exiger un peu de transparence dans la gestion d’une énergie aussi dangereuse devront être posées. Plus profondément, le Japon est appelé à repenser ce qui est à la base d’une économie moderne : sa politique énergétique, mais en ne laissant pas aux seuls experts le soin de la décider.
Ce qui suppose ne pas traiter avec une arrogance hautaine les opposants, parfois des poignées de paysans et de pêcheurs se battant avec leurs moyens et leurs arguments - qui ne font guère le poids face à la morgue des certitudes technocratiques - contre la construction de centrales nucléaires dans leur région. « L’usage du nucléaire doit être l’objet d’une réflexion qui dépasse les experts », fait valoir l’économiste Matsuto Uchihashi.
A partir des années 1960, le Japon de l’expansion s’est lancé tête baissée dans une croissance exponentielle en prenant des risques énormes pour sa population, dont l’une des conséquences fut les maladies de la pollution comme celle de Minamata (intoxication par le mercure déversé en mer) : des milliers de morts et des « enfants-larves ». Après des décennies de lutte, les mouvements de citoyens ont réussi à faire condamner les pollueurs bien que des malades n’aient pas encore été indemnisés. Le contexte historique et économique comme le risque sont différents. Assurément.
Mais l’état d’esprit des pollueurs d’hier et des opérateurs nucléaires d’aujourd’hui est-il si éloigné par leur non-respect du principe de précaution et de primauté de la santé des populations ? Délibéré et cynique dans le cas des pollueurs. Insuffisamment pris en compte dans celui des opérateurs nucléaires. Peut-être. Mais, dans les deux cas, la rentabilité à court terme est passée avant les principes de sécurité à long terme. Tepco, opérateur de la centrale de Fukushima, n’est pas seul en cause : tous ses homologues à travers l’Archipel agissent de la même manière.
On aurait tort, pour autant, de faire de la catastrophe de Fukushima un problème spécifique au Japon : les carences politiques, la collusion entre l’administration et les intérêts privés, ont accentué le trait. Quelle que soit l’option - nucléaire ou non -, la question est valable partout : doit-on laisser la gestion du nucléaire à des entreprises privées dont la logique est par définition la rentabilité ? Si c’est le cas, de quels moyens l’Etat, supposé défendre les intérêts de la communauté, se dote-t-il pour les contraindre à respecter ladite « responsabilité sociale de l’entreprise ».
A cet impératif renforcement du contrôle par l’Etat s’ajoutent des choix : « Les Japonais sont placés devant un dilemme : continuer à suivre aveuglément l’élite au pouvoir, avec les risques qui sont devenus une réalité, ou bien opter pour un développement durable. Ils ne peuvent avoir les deux en même temps », fait valoir Andrew DeWitt, professeur d’économie politique à l’université Rikkyo à Tokyo (« The Earthquake in Japanese Energy Policy », The Asia-Pacific Journal, 28 mars).
Cette catastrophe, qui est loin d’être terminée, a fait entrer le Japon dans une nouvelle ère. Et c’est de la prise de conscience par ses citoyens qu’il s’agit bien d’un tournant dans l’histoire nationale, et qu’il est temps pour eux de se faire entendre et de ne pas s’en remettre à leur élite actuelle, que dépendra leur avenir.
par Philippe Pons (Correspondant à Tokyo)