La part de l’industrie dans la richesse créée a baissé. Elle a reculé en valeur, mais très peu en volumes jusqu’au déclenchement de la récession de 2008. Cette tendance est générale en Europe, malgré l’exceptionnalité allemande. En France, comme dans le reste du monde, les prix industriels baissent par rapport à l’ensemble [1]. La part des emplois suit la même trajectoire. Face à ce phénomène aux fortes conséquences sociales, il fallait bien que patronat et pouvoirs publics trouvent des explications qui les exonèrent de toute responsabilité.
Il y a d’abord eu l’explication « chinoise », celle de la fuite « certes regrettable » des productions à faible valeur ajoutée. Puis, l’explication « allemande » à partir d’un supposé différentiel de coût salarial et de compétitivité. Le tout agrémenté de diverses gesticulations médiatiques sur les « concurrences déloyales » ou les « batailles pour l’emploi », avec un président de la République qui promet une augmentation de l’activité industrielle de plus de 25%, la pérennisation de l’emploi et le retour à une balance commerciale industrielle durablement positive d’ici 2015 ainsi qu’un gain de plus de 2% de la part française dans la production industrielle de l’Europe (à 15). Rien que ça ! [2]
La mutation du système productif
Les délocalisations ne datent pas d’hier. Des branches entières, la sidérurgie et le textile avaient déjà opéré ce redéploiement dans les années 70 et 80. Il s’agit donc d’un phénomène ancien et structurel. S’il est incontestable que la société française est moins une société industrielle que par le passé, encore faut-il spécifier de quoi l’on parle. Car, dans le même temps, deux autres facteurs ont fortement contribué au phénomène. D’abord celui des gains de productivité qui, en France, ont été supérieurs à la moyenne européenne dans la première moitié des années 2000 : on produit plus en volume mais avec moins d’emplois. Ensuite, la réorganisation opérationnelle des firmes qui s’est soldée par une externalisation massive d’emplois indirects, contribuant à gonfler statistiquement les emplois dits de services alors qu’ils demeurent des emplois dédiés à l’industrie. Ajoutons que la crise ouverte en 2007 participe aussi au processus. L’objectif des firmes étant de saturer leurs lignes de production, il est clair que les capacités détruites entre 2007 et 2009 ont peu de chance d’être reconstituées là où elles étaient.
L’accélération actuelle de ce qui est qualifié de « désindustrialisation » provient donc d’un faisceau de forces au premier rang desquelles se trouve la mondialisation des grands groupes industriels et l’extension mondiale de l’économie marchande (Europe de l’Est, Chine). Il faut le dire, c’est une nouvelle division internationale du travail qui se met en place. Cette relocalisation générale des actifs industriels se fait suivant plusieurs modalités d’arbitrage selon les activités : celles pour lesquelles les grands groupes industriels gèrent leurs capacités au niveau européen ou mondial ; celles de la petite sous-traitance pour lesquelles la concurrence des pays à bas coût (d’abord Est européens) est forte ; celles disposant d’un fort potentiel de concentration et qui se réorganisent à coups de vastes opérations de fusion-absorption [3]. La question du coût salarial est importante pour des biens dont le prix de revient est devenu un « prix-monde ». Mais d’autres arbitrages rentrent en jeu : le rapprochement des taux de productivité ou l’effet de change de l’euro par exemple. Ce n’est pas le coût salarial seul (souvent très inférieur aux autres facteurs, matières premières, amortissements) qui explique la réorganisation mondiale des industries chimiques.
Il faut donc se garder de ne voir dans ce processus qu’un seul mécanisme, celui de la concurrence lointaine des pays à très fort décalage salarial. L’Europe à 15 comme à 27 demeure le principal espace de concurrence et de rationalisation des moyens de production. C’est d’ailleurs la fonction première qui a été assignée à cette « zone de libre-échange », de mise en rivalité des coûts (salaires, fiscalité sur les bénéfices).
Ces bouleversements découlent de vastes opérations de concentration capitalistique, d’économie d’échelle, d’économie de fonds propres, de contention du capital immobilisé, en phase avec les exigences de la financiarisation et la forte pression actionnariale. Les établissements industriels sont considérés comme des centres de coût. La firme devient une sorte de mille-feuille d’actifs échangeables. C’est l’âge de la restructuration permanente. Tout cela contribue — avec la crise actuelle en plus — à faire bouger constamment les modèles stratégiques et opérationnels des grandes sociétés mondialisées. Ce sont elles qui façonnent la nouvelle division du travail par la mutation de leur système productif.
Simultanément, les grands marchés en développement offrent une croissance que les marchés occidentaux ne peuvent plus offrir quand ils ne sont plus que des marchés de remplacement (automobile, produits techniques domestiques par exemple). L’émergence dans des pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil de nouveaux players du capital mondialisé pousse aussi à de nouvelles alliances et partenariats et accélère le déplacement général des investissements. Enfin, les grands groupes, de par l’évolution de leur actionnariat et l’appel d’air de la mondialisation, rompent progressivement avec leurs anciennes stratégies territoriales et « la défense du maillot » ! Partenariats complexes, joint ventures et fusions cassent les mécanos capitalistiques nationaux.
L’Europe, principal espace de réorganisation
L’affaire de la concurrence allemande est assez dérisoire [4]. Mais, acceptons quelques instants ce débat sur la compétition franco-allemande par les prix… La responsabilité en incomberait au coût du travail, donc autant le dire aux salariés ! Pas aux entreprises, pas au patronat français, pas aux politiques économiques publiques ; juste un écart de performance dû au coût salarial comme le proclame la présidente du Medef… Et pourtant !
D’abord l’histoire de l’économie française : l’industrie y est très polarisée par les filières dépendantes de l’intervention diplomatique de l’Etat (Areva, Alstom, EADS, etc.) au détriment de filières plus exposées comme l’aluminium (la débâcle de Péchiney) ou la sidérurgie (Arcelor). C’est l’histoire du capitalisme français, de son patronat, de ses banques qui fait que parmi les vingt plus grands groupes français on n’en compte que trois qui soient de caractère industriel, alors qu’en Allemagne huit groupes industriels se placent dans le top 20. On dira « c’est leur affaire » ! Absolument. Sauf que le sous-investissement de l’économie française porte d’abord préjudice aux branches industrielles [5]. Ce qui nous renvoie vers deux corolaires : d’une part les pratiques bancaires en matière de crédit aux PME, d’autre part l’attrait du capitalisme français pour les activités nécessitant peu d’immobilisations de capital et favorisant un retour plus rapide sur investissement, c’est-à-dire les services [6]. A qui la faute ?
Ensuite, un Etat obsédé par « ses multinationales ». Ici, c’est l’idéologie impériale qui domine l’intervention des pouvoirs publics. Mais à force de vouloir édifier des leaders mondiaux en choisissant « les secteurs stratégiques sur lesquels concentrer nos efforts » [7], on se retrouve avec un tissu industriel trop dépendant de l’organisation mondiale de « nos champions nationaux ». Car, engagée dans sa « multinationalisation », une entreprise vouée aux seules lois de la compétitivité ne peut que poursuivre sur cette trajectoire. C’est alors un vœu pieu que de vouloir la ramener à des préoccupations d’aménagement du territoire et d’emploi. Or, pour des raisons tenant à l’histoire longue de leur capitalisme respectif, la France et l’Allemagne ont placé différemment le curseur entre tissu industriel national exportateur et déploiement mondial des entreprises. A qui la faute ?
Enfin, la question de la compétitivité par l’innovation et la recherche. Un rapport d’information de l’Assemblée nationale en juillet 2010 rappelait que « si la France est en tête des pays de l’OCDE pour l’effort public de recherche avec 1% du PIB, l’économie française souffre du retard important de l’effort privé de recherche (1,1% du PIB) par rapport à de nombreux pays (…) L’effort des entreprises françaises stagne sur une longue période, alors que dans le même temps, son intensité a augmenté dans la plupart des autres pays » [8]. Alors que la France dépense environ 2% (en 2007) de son PIB en recherche et développement (en dessous de la moyenne de l’OCDE), l’Allemagne elle en dépense 2,5% ; la France compte 25% de chercheurs de moins (216.000 contre 291.000) que son voisin allemand. A qui la faute ?
C’est en effet au sein de l’Europe que se joue une partie de cette redistribution à somme nulle (l’ensemble de l’investissement y ayant été stable sur une longue période). Il faut donc choisir dès le départ. Ou bien considérer que l’Europe reste comme une marquetterie d’Etats concurrents et, dans ce cas, les politiques industrielles se réduiront à un lobbying plus ou moins impuissant de chacun en direction des grands groupes. Ou bien, considérer l’Europe comme un ensemble cohérent d’aménagement des territoires, de maîtrise et de contrôle des flux physiques (ne serait-ce qu’en lien avec l’effet carbone). Mais pareille politique industrielle serait contradictoire avec la forme actuelle de l’Europe, une zone de « concurrence libre et non faussée » au sein de laquelle les investissements épousent essentiellement les données de marché.
Créer une « véritable équipe de France de l’industrie » (N. Sarkozy)
On touche ici aux mécanismes généraux et séculaires du capitalisme. L’extension des marchés et l’élargissement de la circulation du capital lui sont consubstantiels. C’est dans sa nature que d’être mobile. La Chine, aujourd’hui, sert à absorber une partie des capitaux surabondant en quête de nouveaux espaces de profitabilité. L’Europe n’est pas la seule débitrice, les Etats-Unis aussi (pensons à l’industrie automobile à Detroit !) et même le Brésil [9]. Tout cela participe à l’élargissement spectaculaire de la catégorie des produits, y compris de biens durables à forte valeur ajoutée, dont le prix de revient se forme au niveau mondial.
Il est donc totalement vain de se cramponner à l’idée des champions nationaux susceptibles de défendre leur attachement à la terre de France. Les fameux « pôles de compétitivité », tentative de clusters à la française, ne constituent nullement une antidote à la globalisation [10]. Sans oublier qu’un grand nombre d’entreprises industrielles en France appartiennent à des groupes étrangers.
Pour combien de temps Renault pourra-t-il être encore considéré comme un groupe français ? Après l’alliance avec Nissan voici le troisième, Daimler, qui arrive sous forme d’échange de capital et surtout de synergies industrielles. A quand l’entrée d’un capital américain ou surtout chinois pour se consolider sur ces deux marchés ? Carlos Ghosn son PDG ne communique-t-il pas astucieusement sur cette transition quand il déclare d’abord au Financial Times de Londres : « Renault n’est plus un constructeur français », puis de retour dans un média français (Europe 1) : « Renault est français, Renault a sa base en France, mais a une vocation globale (…) Pour Renault, la France n’est pas un marché quelconque (…) Maintenant il est vrai que l’avenir de l’entreprise ne se résume pas à la France. » [11]
Les politiques dites « industrielles » évitent volontairement de soulever ce lièvre des grandes firmes de tête qui, par la répartition géographique de leurs actifs, déterminent la vie et la mort des branches sur le territoire national. L’inégal pouvoir de négociation entre entreprises au sein des filières en découle. Les difficultés des PME ne viennent pas du coût du travail (si souvent mentionné) mais de la pression des donneurs d’ordre et des banques [12]. Combien de liquidations judiciaires pour cause de pression sur les prix et d’insuffisance de financement ?! À la « gouvernance de la politique industrielle » proclamée par Nicolas Sarkozy aux Etats généraux de l’Industrie, les lois du marché répondent « chacun pour soi dans le partage de la marge » !
Et si la « croissance verte » renversait la vapeur ?
L’idée existe, y compris dans certains cercles patronaux, qu’un grand tournant écolo permettrait une sortie par le haut de la crise industrielle d’un pays comme la France. Devenus champions de la voiture électrique et de l’habitat écologique, ceux-ci retrouveraient leur leadership technologique. Hélas, c’est prendre des pays comme la Chine ou l’Inde pour ce qu’ils ne sont pas, c’est-à-dire de simples sous-traitants. De même, Saint Gobain peut toujours inventer des verres ultra innovants pour l’habitat, rien ne dit aujourd’hui qu’il les fera produire en France ou en Europe, ou Renault et PSA pour de futures voitures électriques d’entrée de gamme [13]
Ajoutons que la mise sur le marché d’un nouveau paradigme technologique à vocation mondiale nécessite d’immenses investissements s’accompagnant d’une prise de risque proportionnelle. Pour que le secteur privé déclenche pareil investissement, il lui faut la participation financière préalable de la puissance publique, de manière directe (aide au développement) et indirecte (transformation de l’espace public et modification urbanistique). Or, pour la décennie à venir, les Etats occidentaux sont piégés par leurs dettes, ce qui va rendre les firmes privées très prudentes sur la notion de « capitalisme vert ». Le pourrait-elle que la relance industrielle sous l’angle des besoins écologiques ne devrait pas reposer sur le principe du débouché solvable et du profit anticipé. Au contraire, les notions de performances économiques et de richesse créée devraient être revues de fond en comble [14].
Pas d’espoir avec le « tout marché »
Nous l’avons dit, dans les sociétés occidentales la baisse des emplois industriels est également due aux gains de productivité [15]. On produit autant en valeur ajoutée et bien plus en volume mais avec moins de monde. Contre cette quête permanente d’efficacité du capital, tout système alternatif se devrait d’opposer une autre manière d’économiser des moyens (économie de temps de travail et de ressources naturelles). Aux synergies planétaires, aux économies d’échelle des multinationales, il faudra bien opposer des formes alternatives d’efficience. Pour ce faire, une division internationale du travail – d’une autre nature – restera nécessaire, ce qui nous mènerait à une nouvelle configuration industrielle.
La critique de la « rationalité irrationnelle » avec laquelle la mondialisation financière orchestre aujourd’hui les délocalisations ne pourra ni ne devra faire revenir l’industrie française à sa situation d’il y a vingt ans. C’est bien une « autre industrie » qu’il faut déployer progressivement en Europe et dans le monde. Aussi, faut-il faire attention à ce que les arguments d’aujourd’hui ne puissent contredire ceux de demain [16].
Dans les conditions présentes, le terme de « politique industrielle » devrait être contraire au « tout marché ». L’action de la puissance publique ne devrait pas se réduire à des pressions et à des aides — au demeurant déjà surabondantes et, de toute manière, sans accroissement possible au regard des problèmes de dette publique. Elle devrait pour le moins encadrer les investissements en fonction des besoins sociaux (le rapport de la construction et de l’industrie avec le logement et les services publics) et arbitrer leur allocation en matière d’aménagement des territoires et de maîtrise des flux physiques pour leurs conséquences environnementales. Combien d’emplois industriels seraient ainsi créés si l’on s’attelait partout en Europe aux besoins des services publics ?
Par conséquent, ne pas laisser le marché seul aux commandes, loin s’en faudrait ! Ni en ce qui concerne la possibilité « libre et non faussée » de réimporter des productions délocalisées quand l’impact environnemental n’a aucune justification autre que le profit. Ni le droit de prendre « librement » des décisions industrielles quand leurs conséquences sociales sont abandonnées à la collectivité. « Vous délocalisez et cela améliore vos marges ? Pas certain ! Car vous allez devoir payer plein pot, vous et vos donneurs d’ordre, la reconversion professionnelle complète et le reclassement avec garantie du salaire de tous les salariés, jusqu’au plus éloigné des sous-traitants concernés. Les pollueurs doivent être les seuls payeurs » [17].
La transgression du « bon droit » des investisseurs et des actionnaires serait possible à l’échelle européenne compte tenu du poids économique représenté. Elle utiliserait un double levier, celui d’un droit social autrement plus protecteur des salariés qu’il ne l’est aujourd’hui en matière d’arrêt d’activité et de licenciement, et celui d’une réglementation contraignante des flux physiques quand il s’agit d’approvisionnement délocalisé et réimporté. Elle contribuerait à redonner aux institutions politiques (sans aucun doute pas celles d’aujourd’hui) les moyens de ne pas laisser l’affectation des productions, la gestion de l’emploi et des territoires aux seuls mécanismes de la compétitivité par les prix. Des prix qui, aujourd’hui, n’incorporent évidemment pas certains coûts sociaux et environnementaux afférents.
Mais, tout cela doit tenir compte d’une mondialisation grandissante et irréversible des échanges. Y compris au sein de l’espace plus restreint qu’est l’Europe. Les arbitrages ne peuvent qu’être complexes dès lors qu’il s’agit d’être rationnel et économe en moyens à l’échelle planétaire [18]. Le retour nostalgique à une redensification industrielle nationale n’est ni possible ni souhaitable. Mais l’on comprend en même temps que cette nouvelle rationalité ne peut être celle de la « création de valeur pour l’actionnaire ».
Claude Jacquin