Au début on se dit que on n’a pas vraiment voix au chapitre, n’étant plus activiste, n’ayant pas les contraintes d’un militantisme au quotidien, un pied dedans – un pied dehors. On se demande de quel droit on mettrait son grain de sel dans un tel débat. Et puis l’on se prend à pester contre un délabrement politique qui nous concerne tous et on se dit qu’il y aurait rien de plus triste dans notre histoire commune que de finir dans une salle de banquet le lendemain d‘un festin qui a mal tourné et une fois les lumières éteintes. Alors, parce que l’on se sent à la fois solidaire et fidèle, on a envie de comprendre ce qui a bien pu se passer au-delà de l’histoire la plus récente. Rien de plus, mais que l’on voudrait partager avec d’autres.
Ce texte s’adresse à celles et à ceux qui, ayant reçu ma première contribution [1], y ont répondu, si ce n’est pas un petit signe amical, du moins sans acrimonie. Il s’agit ni de critiquer les militants du NPA qui se sont jetés avec enthousiasme dans le projet ni de stigmatiser des responsabilités dirigeantes alors que nous savons tous que le contexte est particulièrement complexe. Depuis 1968 nous avons tous un lourd bilan de grosses bêtises dites, votées et parfois appliquées. Il s’agit simplement de chercher à comprendre, de confronter les différents « retours en arrière », sans non plus remonter au déluge.
L’essentiel est évidemment aujourd’hui de reconstruire une perspective, de sortir de l’ornière, de redéfinir un projet et de le réaliser. Mais ce nouvel élan implique des mises à plat du passé et des ruptures partielles. Une aptitude à s’interroger sans concession sur les causes anciennes de la trajectoire empruntée.
On ne peut pas comprendre ce qu’il advient aujourd’hui du NPA sans y voir pour beaucoup l’héritage des évolutions contemporaines de la LCR. Il y a des spécificités propres au Parti mais, dans la mesure où la LCR a été à l’initiative du processus, que ses militants y jouent un rôle important et surtout qu’elle a été la seule force organisée significative à l’intégrer, les impasses et contradictions accumulées par celle-ci se sont facilement transmises à celui-là. Il n’y a pas eu sur ce plan de « dépassement ».
Chercher dans le NPA seul les raisons de la situation présente serait une erreur. Les racines sont beaucoup plus anciennes. Dans mon précédent texte je disais « En fait, il aurait fallu que le NPA subvertisse le passé « dernière période » de la LCR », ce qui effectivement ne fut pas le cas. Cet enjeu (ne serait-ce que cela) déborde largement du débat sur les tactiques électorales, les fronts momentanés ou prolongés et les candidatures. Il est donc difficile de traiter certains problèmes sans faire des allers et retours constants entre le NPA et la LCR. Il est raisonnable, sur un certain nombre de grandes questions, d’évoquer une continuité de « notre courant ».
Cette « dernière période » de la Ligue, il est sans doute vain de la délimiter. Mais elle contient à coup sûr les dix dernières années. La LCR n’a pas été ébranlée par le scepticisme politique généré par le vertige de la globalisation financière et les défaites sociales accumulées sur 30 ans, mais comme les autres forces politiques et sociales, elle a été profondément secouée et anesthésiée programatiquement par les transformations structurelles qui en découlent. La fin des modèles et des paradigmes passés, sans doute annoncée dès le début des années 70, a laissé place à du raccommodage de bric et de broc où se mêlent revendications immédiates et slogans ultra propagandistes. Surtout, les conséquences structurelles des transformations capitalistes n’ont pas été totalement intégrées dans le substrat initial du discours politique : la réorganisation de la propriété du capital, l’élargissement brutal du périmètre géographique des entreprises, l’évolution du salariat et de la formation sociale, entre autres.
Aussi, si la LCR a été capable de produire des textes de congrès lucides et aptes à rendre compte des formes générales d’évolution du système, si elle a intégré la dimension écologique ainsi que la reconnaissance très tôt des nouveaux mouvements sociaux, elle n’a pas réussi à sortir de la marginalité sociale et politique qui lui est restée collée aux basques et qui a été transmise au NPA en dépit des succès de celui-ci sur la lancée de sa création. Il faut avoir cette lucidité et ne pas confondre quelques milliers de membres, un score électoral momentané, un sondage circonstanciel, et la capacité d’influencer une partie (même modeste) du salariat et de la société.
Ce serait donc une erreur grave que d’interpréter la crise actuelle à l’aune, principalement, des désaccords politico/électoraux de la dernière période, entre les deux écueils binaires de l’affirmation identitaire et du « il faut savoir-faire de la politique ». Deux réponses symétriques mais apparentées, deux tentatives de répondre à la question de la marginalité politique.
Sommes-nous condamnés à être marginaux ?
La polémique actuelle sur les choix tactiques et électoraux ne saurait rendre compte de cette histoire longue. L’enjeu de la dispute serait-il celui d’une politique « révolutionnaire » ? Opposée à quoi ? A l’opportunisme sans doute ? Ou réciproquement ? Mais dans ce cas, c’est qu’il y a une épaisseur que le seul débat sur la tactique électorale ne saurait transcrire.
Comment nous expliquer cette marginalité durable transmise au NPA ? Car, notre courant avait inventé un « truc », celui de la période nous plaçant durablement (à l’échelle d’un demi-siècle ?!) à contre-courant et celui du blocage intempestif des appareils réformistes. C’est bingo à tous les coups. Ne devrait-on pas se poser aussi la question du « comment les conditions objectives peuvent être aussi du ressort de notre responsabilité subjective » ? A moins de penser que la figure du « prophète désarmé » est une constante indépassable de notre courant, que l’on a raison, que l’on est clairvoyant mais que la période fait de nous d’irréductibles minoritaires… l’explication est à chercher ailleurs.
Elle est sans doute à trouver en partie dans cette zone intermédiaire où s’articulent propagande et agitation, où se forge l’identité publique d’une force politique. Dans ce qui permet de dire après la lecture d’un document programmatique « bon d’accord et maintenant quoi ? ». Une sorte de « so what ? ». Les textes de congrès sont une chose, mais comment cela se traduit-il dans le profil social et politique ? Dans l’apparition publique, dans la manière d’exprimer ses vues et ses objectifs immédiats ? Ces analyses générales votées en congrès, dès lors qu’elles produisent de la nouveauté pour l’organisation, portent-elles à conséquence sur la déclinaison propagande/agitation ?
Etre candidat au pouvoir
Un siècle de parlementarisme et près de 45 ans d’absence de soulèvement social ont quelques conséquences sur la conscience des gens en matière de perception des discours et des programmes. 30 ans de reculs sociaux aussi et 20 ans de mondialisation accélérée de la structure économique également. Cela ne retirerait rien à notre radicalité anticapitaliste que de nous poser la question. Les revendications sociales radicales sont donc perçues par les gens comme devant être portées par des forces politiques candidates au pouvoir dans le cadre parlementaire actuel. Les masses sont pragmatiques. Nous, nous savons que les choses peuvent changer brutalement, que les élections législatives d’aujourd’hui, le respect de la Constitution, les procédures de formation d’un gouvernement… peuvent être remises en question à l’occasion d’une explosion sociale. Mais pour le moment, et depuis longtemps, le contexte est tout autre.
Aussi, un parti anticapitaliste se doit-il de construire une agitation/propagande autour de cette contrainte, y compris en ce qui concerne des intentions à caractère systémique. Il doit être capable de formuler des revendications et des réformes dont les implications, les mécanismes et les imbrications ont une cohérence globale, y compris s’il s’agit de mesures de rupture. Il faut que l’ensemble fasse système ; qu’il ait du moins sa cohérence. Qu’aucune visée ne soit contradictoire avec une autre. Qu’elles ne soient pas irrémédiablement invalidées par les aspects les plus irréversibles de la transformation du monde par le capitalisme (comme le tentent certains universitaires en proposant des protectionnismes passéistes). Des formulations qui, sans doute pour nous impliquent un affrontement avec le système, mais en-deçà - si l’on peut dire - pour la conscience du plus grand nombre, d’une perspective de déflagration révolutionnaire. Pour le dire autrement en-deçà de la « planification démocratique », de la « socialisation des moyens de production », de la dislocation de l’Etat bourgeois… formules qui au demeurant méritent une réappropriation plus fine.
Cette démarche programmatique « intermédiaire » doit produire un élan d’ensemble sur toutes les principales questions pratiques, immédiates (sociales, économiques, démocratiques). Ce n’est pas la ligne que nous avons vraiment suivie, juxtaposant selon les sujets le soutien à des revendications économiques immédiates (ce qui ne pose pas de problème vis-à-vis du mouvement social) et des visées historiques à l’horizon abstrait.
« Si vous êtes au pouvoir que feriez-vous ? », « Comment feriez-vous ? ». Répondre que l’on ne sait pas car tout dépend du contexte de la crise révolutionnaire n’est pas la bonne réponse, c’est évident. Il faut que tout ce qui touche aux exigences démocratiques (institutions, auto-organisation), au social, au stratégique, à l’économique soit dicible dans le cadre d’une candidature au pouvoir dans la cadre des préjugés parlementaristes du plus grand nombre.
Le compromis est possible entre cette « fausse conscience » de la démocratie du plus grand nombre et « l’éventuel » bouleversement social et institutionnel que nous souhaitons. Par le passé nous aurions évoqué de manière très académique l’hypothèse d’un « gouvernement ouvrier ». Terminologie aujourd’hui dépassée mais qui indiquait la possibilité d’une transition institutionnelle, née d’une explosion sociale mais encore inspirée par les vieux mécanismes de représentation. Peu ou prou cette hypothèse soulève bien la question « si vous étiez au pouvoir que feriez-vous sur cette question ? ». On ne peut pas d’un côté interpeller le PS et lui demander « alors sur les retraites, si vous arrivez au pouvoir, que faites-vous ? » et se défiler quant à nous sur l’adéquation de nos slogans avec la réalité du monde qui nous entoure. La seule chose évidente c’est que nous ne pouvons pas faire de compromis quant aux alliances et collaborations impliquant une rupture avec le projet de transformation sociale, ce que beaucoup sont en position de le comprendre actuellement. Mais nous ne pouvons pas ignorer la question pour autant et renvoyer nos interlocuteurs à la seule « image » du renversement révolutionnaire, de la dualité de pouvoir et de l’auto-organisation généralisée.
L’évolution du salariat et la représentation du parti
Le NPA avait choisi un facteur comme porte-parole. Le message était clair et légitime : un facteur, un ouvrier n’a pas moins d’aptitude et d’à-propos politique qu’un professionnel de la politique. Ce ne sont pas les « carrières » politiques qui font la pertinence des arguments. Il faut défendre ce principe.
Mais inversons la question en se la posant à nous et en direction du NPA : pourquoi pas une professeure de faculté ? Un ingénieur ? Un médecin ? Une cadre de l’administration ? Un chercheur ? Pourquoi pas au fait ? Parce qu’un parti anticapitaliste se devrait d’adopter la figure de l’ouvrier ? Parce que la perspective d’une révolution ne saurait déroger à cette équation ? Car c’est une chose que de choisir un bon porte-parole qui est ouvrier, c’en est une autre que de penser que ce choix est essentiel.
Au nom de qui un parti anticapitaliste prétend parler aujourd’hui ? Des ouvriers, des prolétaires au sens ancien du terme ? Des travailleurs au sens réducteur tel qu’il est généralement compris par la société ? Ou des salariés et de toute la société exploitée et opprimée ? Il n’y a pas de doute que la réponse programmatique de notre courant est la troisième. Mais est-ce toujours le cas dans la propagande, dans les discours, dans les faits ? Gare à ce que la perception des expressions récurrentes, entendues et lues abondamment, ne conduisent les gens à s’exclure ainsi de l’interpellation que nous croyons leur adresser.
Il y a un paradoxe sur cette question. D’un côté nous revendiquons le fait que les salariés sont aujourd’hui l’écrasante majorité de la population (cf. Mandel) et de l’autre il y a une tendance sémantique à s’adresser aux « ouvriers » ou aux « travailleurs » dans un sens parfois excluant une bonne partie du salariat (ou du moins le suggérant aux oreilles des intéressés).
Sans compter que sur les dernières décennies, la composition et la fragmentation du salariat lui-même ont prodigieusement changé. Cadres et techniciens sont souvent majoritaires dans des branches industrielles. Le développement de certains services à forte valeur ajoutée a fait bondir le nombre de salariés que les commentateurs faussement candides s’évertuent à qualifier de classe moyenne. Surtout, l’augmentation du travail intellectuel (progression du contenu cognitif) dans la majorité des postes de travail (à commencer par les postes productifs de l’industrie) a fait bouger les frontières dans nombre de secteurs et entreprises. Le surgissement de l’informatisation et donc du « disque dur » a permis au capital de dérober une nouvel part du savoir individuel : là où, par le passé, il devait composer avec la connaissance de l’ingénieur, du cadre intermédiaire, du technicien, aujourd’hui il « les tient » par le fait que leur savoir accumulé est généralement sauvegardé au sein d’une propriété de l’entreprise. Tout cela a accéléré la crise des postures sociales anciennes de ces catégories et les a « prolétarisées ». Par conséquent, un affichage ouvriériste aliène l’attention de ces catégories de salariés (largement majoritaires).
Radicaliser les consciences par des mots d’ordre « transitoires » ?
La mondialisation financière modifie les rapports sociaux, modifie la formation sociale, modifie les formes de fragmentation du salariat, modifie la division internationale du travail, modifie l’organisation du travail dans les entreprises, modifie l’organisation de la propriété du capital, modifie l’ancienne « coïncidence » entre capital financier et Etats impérialistes. Elle ouvre la voie à une forme nouvelle d’oligopoles et de pactes croisés. Elle place le mouvement syndical, dans sa forme actuelle et donc anachronique, à des années lumières de l’organisation spatiale et politique du capital… Du coup, il faut tourner sa langue sept fois avant de systématiser une revendication à caractère transitoire, si l’on veut qu’elle fasse sens par rapport à l’exigence d’un nouveau paradigme stratégique. La tâche est difficile, empirique et pavée de contresens. Mais le minimum ne serait-il pas, au moins, de prendre rapidement conscience de ses erreurs de formulation quand l’expérience montre que l’on n’est pas compris ou même entendu ?
L’anticapitalisme n’est pas une « stratégie ». C’est un point de départ, sans plus. Il reste à envisager les possibles (que les luttes de masse pourraient invalider ou confirmer) afin d’avancer les bonnes « réponses à la crise », celles qui peuvent emporter la conviction d’une partie significative, même minoritaire, du salariat et de la société. Un décalage par rapport aux réalités du monde et du moment, entre la stature de l’anticapitaliste intransigeant et les slogans, ruine le projet et le condamne à la marginalité ; laissant l’espace aux avocats du réalisme, c’est-à-dire du renoncement.
Quelle fonction notre courant donne-t-il (dans le contexte actuel) à ses revendications anticapitalistes ? De passer la main à un mouvement de masse qui serait prêt à s’en saisir et à forcer l’antichambre du capital, ici et maintenant ? De témoigner du projet révolutionnaire à long terme nonobstant la conscience du plus grand nombre ? Tout est question de période politique bien sûr, mais aussi de la qualité des slogans en rapport avec l’évolution des rapports sociaux et économiques. Là aussi tout décalage condamne à la marginalité une stratégie qui se voudrait pourtant « de masse ».
Ne pas se bercer d’illusions sur l’effet de ce que l’on avance. Les secteurs ouvriers désespérés et condamnés par la mondialisation libérale, abandonnés à leur sort, peuvent être friands d’une radicalité « classe contre classe » tout aussi radicale qu’inefficace dans le contexte présent. On trouve ce désespoir et cette nostalgie dans certains secteurs CGT. Mais cela n’en fait pas une attente de masse, pas même au sein des entreprises où ces secteurs peuvent exister.
Un mot d’ordre transitoire, susceptible de faire franchir un pas radical au mouvement de masse et non à quelques secteurs démoralisés, dépend dans sa formulation et son actualité d’une analyse rigoureuse des rapports de force et de la conscience. Ressortir quelques vieilles formules n’a pas de sens à moins de penser que nous sommes dans la même configuration objective et subjective des années 30.
En soulignant ce risque de la fausse radicalité, on ouvre évidemment le débat sur la situation concrète. On comprend mieux la difficulté de la tâche et les erreurs qui peuvent être commises en constatant que nous sommes dans une sorte d’entre-deux. Les faux pas, un peu trop dans ce sens ou dans l’autre, sont donc faciles. La société est lourde de colère et de dégoût, écœurée par les raisons connues de la crise… mais cela ne fait pas une situation prérévolutionnaire. Celle-ci peut se déclarer après-demain à l’occasion d’un événement quelconque, soit. Mais ce « peut-être » ne règle pas la question de « maintenant ». Par ailleurs, la possibilité d’une déflagration sociale ne dit rien sur sa forme. Aussi, s’il n’y a aucun problème pour se dire aujourd’hui anticapitaliste, il est beaucoup plus difficile de le formuler en direction du plus grand nombre.
L’archétype du problème : « Interdiction des licenciements »
Le mot d’ordre « interdiction des licenciements » (mot d’ordre de la LCR à partir de 1999/2000 puis du NPA) est central et symbolique ; il a été l’un des principaux mots d’ordre depuis 12 ans, il a été récurrent dans les professions de foi, dans les médias et bien sûr dans les entreprises touchées par des restructurations.
Sa formulation, sans variation possible, sans l’épaisseur suffisante pour traiter mille cas différents auxquels sont confrontés les salariés, renvoie ceux-ci à un dilemme. Ou bien attendre un hypothétique rapport de force très au-delà de leur entreprise ou bien se contenter de dénoncer platoniquement « les patrons ». Car c’est une chose que de pouvoir avancer efficacement un tel mot d’ordre dans certaines situations spécifiques de licenciements économiques (il ne faut donc pas l’écarter par principe) et une autre d’en faire un mot d’ordre général universel comme c’est le cas. « Interdiction des licenciement » implique soit une situation de dualité de pouvoir dans toutes les entreprises soit l’existence d’un gouvernement tenu par des révolutionnaires qui l’imposerait par une loi centrale. Dans les deux cas, cela implique le gel des effets « comptables » de la concurrence marchande, la disparition de la notion de compte de résultat, de créances et de dettes, le blocage de la circulation des capitaux, la fin de la notion de faillite. C’est une entrée fracassante et générale dans une transition post-capitaliste !
Il restera, en plus, à annoncer aux salariés qu’il ne s’agit que d’une pause, d’un gel de la situation ex ante avant d’amorcer le grand chambardement d’une autre économie, d’une nouvelle rationalité, d’un nouveau système industriel et de services... très destructeurs de postes de travail (dans des secteurs les plus divers, socialement inutiles, polluant, bureaucratiques. etc. ?), mais aussi créateurs d’autres !
Devant tant de « conditions objectives », on devrait s’interroger ! En désaccord dès 1999 sur cette « vision » de la période et de l’économie réelle et corédacteur d’un livre sur les licenciements en 2006, je n’ai pas souvenir que le débat ait été réellement ouvert. Car, le mot d’ordre a de toute évidence une autre fonction que d’être pratique dans les luttes - pour tous les cas de licenciements économiques, du plus petit au plus médiatique. Il prend volontairement la forme d’une propagande abstraite pour vainement radicaliser les salariés, sans interroger le fait qu’après plus de dix ans d’usage son écho de masse n’est toujours pas au rendez-vous. D’autant que dans l’entreprise qui licencie, la reprise de ce mot d’ordre par certains secteurs (mais qui n’ont pas la responsabilité de son élaboration première) n’empêche pas les mêmes salariés de faire pression simultanément sur la négociation de la « prime à la valise ». Belle défense de l’emploi. Car entre « interdiction de… » et « le patron doit payer », il n’y a rien qui ait été formulé. C’est un faux radicalisme.
En maintenant l’identification entre le poste de travail et le statut de celui qui l’occupe, il signifie aux salariés que rien n’est à négocier si ce n’est le gel de la situation existante. Autant dire que lorsque cette première « tranchée » lâche, il n’y a pas grand-chose derrière pour maintenir la pression sur les mesures impliquant la responsabilité sociale de l’entreprise dans les reclassements, les formations de reconversion professionnelle, les investissements créateurs d’emplois nouveaux, etc. Un radicalisme qui exonère le système de son désordre concurrentiel et focalise tout sur le « patron », les « actionnaires ». Le capitalisme a une rationalité irrationnelle. Il est à sa manière économe en moyens, concurrence généralisée oblige. La conscience dévoyée des salariés est d’être sous la pression de cette rationalité marchande : faire un résultat (profit) pour ne pas faire faillite, ne pas perdre de clients, gagner du chiffre d’affaires, prendre en compte la rentabilité dans sa fausse définition actuelle, etc… Intégrer cette réalité de la conscience sociale et ne pas, à l’inverse, prendre ses désirs pour la réalité, ne serait-il pas nécessaire quand on veut faire de l’agitation de masse ?
C’est sans compter aussi sur le fait que le système a partiellement réussi à rendre les suppressions d’emplois politiquement « transparentes » par le dégraissage de l’intérim (jusqu’à 40% des effectifs de production) et la montée en puissance des départs volontaires négociés (« Rupture conventionnelle » du contrat de travail). Sur tout cela, le mot d’ordre est inefficace.
« Interdiction les licenciements » (par qui ?) n’a pas la même fonction que « zéro licenciement » adressé à l’entreprise et à ses actionnaires et dès lors imposé possiblement au niveau de l’entreprise, que « aucun licenciement sec » qui implique une exigence et un contrôle partiel des reclassements, que « suppression des licenciements » qui refuse qu’une suppression de postes (en raison de mille causes possibles des lois de la concurrence) s’accompagne d’une sanction sociale, financière et statutaire pour ceux et celles qui occupent ces postes, et qui du coup porte sur tous les licenciements jusqu’aux TPME. Bref, le débat était ouvert, il fut clos aussitôt. Les alternatives avaient pourtant quelques avantages majeurs, celui d’être infiniment plus « éducatives » (puisqu’il semble que c’était la question posée) compte tenu des rapports de forces sociaux, infiniment plus souples et par conséquent plus ouvertes à la diversité des situations, et plus pressantes sur les positions de la CGT (« sécurité sociale professionnelle ») en soulevant à son encontre la question piège « mais qui paye dans votre affaire ? Toujours la collectivité ou bien les entreprises ? ».
Sur les licenciements, il aurait fallu parler pratique et efficacité. Prendre à bras le corps la racine première des restructurations (plutôt que de se rabattre un peu naïvement sur le « dans les entreprises qui font du profit », et celles qui n’en font pas ?). Il aurait fallu viser des objectifs de victoires partielles ou modestes ; chercher à enfoncer un peu les lignes adverses ; convaincre le plus grand nombre sur une revendication unifiante, universelle. Hélas !
Une démarche « révolutionnaire » ?
Il fallait-il bien se demander le pourquoi de ce choix et l’absence de débat interne/externe. La réponse est claire : il faut une politique et des mots d’ordre « révolutionnaires ». Soit ! Absolument d’accord, mais justement…C’est quoi une politique révolutionnaire aujourd’hui ? On peut être radicalement convaincu de l’espérance révolutionnaire et devoir se montrer très circonspect sur l’usage rituel du qualificatif, de crainte que ce soit in fine un moyen de « découper » ici le mouvement social, là un débat interne.
N’est pas révolutionnaire celui qui se déclare anticapitaliste. Nous sommes des anticapitalistes au sens d’un marxisme à la fois fidèle et critique, et nous ne renonçons pas. Sommes-nous pour autant des révolutionnaires au sens non pas de notre colère mais de notre capacité à être un jour parmi les acteurs politiques d’une révolution ? La réponse est en attente et depuis fort longtemps malheureusement.
Il faut donc faire attention à tout rapport complaisant au qualitatif de révolutionnaire et ne pas s’en servir à tort et à travers pour « marquer » la qualité d’une démarche ou d’un slogan souvent tactiques et temporaires. Dans mon précédent texte, j’ai fait le parallèle entre la situation présente et la charnière entre le XIXe et XXe siècle : « …au moment des débats sur l’impérialisme, la guerre, la question coloniale, le parlementarisme, la grève générale et la violence de masse ». Evidemment, il ne s’agit pas de ranger les tracts au placard et de se lancer, portes closes, dans un long processus « d’études » ! Mais prendre la mesure des problèmes est, une fois encore, le minimum requis avant de se prendre pour ce qu’il reste à démontrer.
Etre révolutionnaire c’est être « candidat » (quand les circonstances le permettront) à jouer un rôle politique clef dans un processus de subversion des paradigmes marchands et de fracture de la domination bourgeoise. Quant au modèle de révolution à venir, il nous est inconnu (restons-en là).
N’est donc pas « révolutionnaire » en soi une réponse politique ou un slogan qui indique implicitement mais de manière atemporelle l’objectif anticapitaliste. On ne manipule pas à la légère ce que l’on croit être une revendication transitoire. On ne peut s’exonérer du rapport de force réel, de la situation concrète, des élans victorieux déjà enregistrés ou des défaites accumulées. Ne trouve-t-on pas dans des tracts sur les restructurations la revendication d’expropriation des actionnaires, de réquisition du capital ? A quoi cela rime-t-il dans le contexte actuel ? Que ce soit dans les « Principes fondateurs » du parti, comme perspective révolutionnaire, oui ; mais dans des tracts d’agitation en direction des salariés d’une entreprise ou d’une autre, isolés généralement ?
Pire, ressortir brut de fonderie des revendications du programme de transition de 1938 laisse pantois. Il en va ainsi de « l’ouverture des livres de comptes ». Mot d’ordre inspiré par LO, ce qui n’empêche pas les militants de cette organisation dans les entreprises de refuser par principe toute démarche du comité d’entreprise de faire valoir ses droits en matière d’expertise financière indépendante (comprend qui peut !). Aujourd’hui en France tous les comptes sont publics, pas simplement les comptes résumés et publiés sur Info-Greffe mais bien plus, au travers du droit des élus à accéder à l’ensemble des données comptables et du fait des obligations boursières et fiscales. Certes, les procédures ne sont pas identiques selon que l’on est au niveau de l’établissement ou de la multinationale. Cependant, une masse de choses est publiée et accessible. Les seules choses qui ne le soient pas (ce n’est pas une mince affaire certes) ce sont les méandres volontaires des prix de cession au sein d’une même entreprise si elle est mondiale et certaines optimisations fiscales quand elles sont très complexes et fondées elles aussi sur une dispersion mondiale des actifs. Mais cette « ouverture »-là des comptes réclamerait une police financière et révolutionnaire mondiale… Tout le reste est « ouvert ». La formation du profit, l’allocation des capitaux, la structure du bilan, les flux financiers sont publics. Ces données seraient-elles mensongères ? Mais alors les « livres » le sont aussi. En vérité, il ne faut pas confondre dissimulation et complexité. Le système aujourd’hui fonctionne plus sur la seconde que sur la première en ce qui concerne la gestion financière des entreprises. C’est tout le problème posé à la transition post-capitaliste confrontée à la mondialisation financière et tout le problème des mots d’ordre adéquats concernant la propriété capitaliste et la perspective de mise sous contrôle de ses actifs financiers et productifs. Tout cela vaudrait bien quelques débats avant de laisser les militants abuser de vieilles formules dépassées.
Ce ne sont pas là que des exemples isolés. Ceci finit par faire système dans l’apparition publique, dans les propos lancés à la télévision, dans l’agitation faite dans les entreprises.
Certains mots d’ordre, investis du pouvoir de « faire la différence » sont non seulement décalés par rapport à la situation politique mais à côté de la plaque en ce qui concerne le fonctionnement réel du système. Or, cela n’abuse pas la majorité des salariés qui, pour pas mal d’entre eux, ont l’intuition ou même la connaissance des complexités nouvelles.
Le tropisme électoral
Un gauchisme propagandiste ? Sans doute. Mais non sans cousinage avec une autre forme d’impatience, celle du raccourci et du « coup » électoral. Le débat ne porte pas sur l’importance des échéances électorales en soi. Mais sur la centralité envahissante des débats tactiques, des opérations et des alliances. C’est bien parce que la marginalité politique devient obsédante que l’on espère toujours faire un « coup » qui sortira notre courant de cette « malédiction » via le média des élections. L’aventure a déjà été vécue avec l’alliance électorale LO/LCR au début des années 2000, mi front des révolutionnaires mi opportuniste, qui s’est accompagnée d’un très fort tournant ouvriériste dans le langage et les slogans.
Bien sûr, il faut trouver les bons réglages électoraux, y trouver un bon levier d’apparition et mettre au point des tactiques d’alliances à cet effet. Bien sûr que cette politique est d’importance dans la construction d’une organisation politique. Bien sûr que si erreur il y a, ceci a des conséquences immédiates sur la capacité de gagner une nouvelle audience.
Mais qu’est-ce qui explique que le gros des disputes et des enjeux de courants porte très largement sur ces questions ? Parce qu’elles synthétisent toutes les divergences de fond ? Allons donc ! Lorsque, depuis fort longtemps, l’échéance électorale est devenue le cœur de l’apparition politique, l’enjeu d’une hypothétique sortie de l’isolement et l’horizon possible du dépassement…évidemment, ça tend les discussions. Aussi se retrouve-t-on avec un courant politique assez marqué par le propagandisme gauchiste dont les débats internes et les attentes stratégiques reposent pour beaucoup sur des tactiques électorales conjoncturelles. Paradoxe.
Du coup, les positions en présence n’ont pas de mal à se cristalliser entre des tenants d’une posture « révolutionnaire » et les tenants d’un réalisme tacticien. Entre la tentation du témoignage et la tentation de l’équilibriste. Mais sur fond de quoi ? D’une divergence sur la marche du monde, sur les rapports sociaux, sur les revendications sociales, programmatiques, sur les rapports de forces ? Sur le contenu de la propagande ? Rien de tout cela en réalité, car sur ces questions il n’y a pas grande discussion. L’inquiétude sur ce que nous sommes et l’impatience de sortir de notre fonction très minoritaire aboutissent à ces raccourcis.
Pourquoi et comment en sommes-nous arrivés là ?
La question est la suivante : comment - de marche en marche - un courant apte à embrasser la totalité (son héritage marxiste critique, voir aussi la qualité intrinsèque des Principes fondateurs du NPA) en vient à n’apparaître que comme le parti des ouvriers en colère ? Le « parti des luttes », celui du témoignage ? Mais sans crédibilité stratégique aux yeux d’une fraction représentative du salariat et de la société. Après plus de 40 ans d’existence et d’actions militantes ! Combien de chainons manquants entre le projet abstrait, la critique globale du capitalisme, l’affirmation morale et sociale… et l’incapacité à convaincre, à emporter la conviction ? Pourquoi cet écart sur une si longue période et quelle que soit la conjoncture à quelques écarts près ?
Les critiques soulevées ici ont rétréci, aux yeux de l’extérieur, la représentation sociale du projet stratégique et ce, en contradiction avec la vie réelle, avec l’évolution des rapports sociaux et l’évidente fragmentation du « Sujet ». Le centre de gravité directionnel, la sociologie propre de l’organisation, les limites de l’implantation, la percolation possible des débats dans la CGT où certains courants affichent des postures type « troisième période », la faiblesse du lien entre les débats théoriques (très largement menés ailleurs et en partie par des militants devenus compagnons de route) et la réflexion sur la pratique, le renforcement progressif de l’ouvriérisme, ont abouti à cette contradiction : aucun courant n’a mieux intégré en théorie l’imbrication du social et du politique, de l’exploitation et des oppressions, de la démocratie et de la rupture, il est aussi le plus activiste ; mais il est celui qui apparait comme des plus étroit socialement et perçu par la majorité des salariés et de la société comme le simple témoin d’une colère radicale de base.
Pourtant, le dépeçage progressif de l’Etat providence libère une tension sociale nouvelle. En 2008 (pourquoi pas à nouveau maintenant ?) l’écrasante majorité des gens savait que la crise était due à la cupidité et à la spéculation. Situation exceptionnelle qui aurait dû nous permettre de percer, de convaincre. Non pas en pensant que l’heure de la révolution avait sonné, ni que l’anticapitalisme allait de soi, mais une période nouvelle de violence du capital, de résistances éparses, de dégout moral. De cela pratiquement pas de trace dans notre développement et dans notre représentativité politique et sociale.
Le scepticisme qui tourne le dos à la révolte est effectivement un poison mortel. Tous ceux qui ont commencé à dire que le monde était devenu trop complexe, qu’il fallait repenser autrement l’avenir du capitalisme, que les contraintes dépassent maintenant tout horizon révolutionnaire, se sont perdus ou vont se perdre dans un aggiornamento dérisoire. Le « tout est en tout, et tout est complexe » n’offre aucune issue, contrairement au sous-entendu savant que cela suggère. Mais, ce n’est pas mieux d’identifier ces complexités et ses contraintes nouvelles, puis de faire comme si l’on pouvait faire « comme avant », voire envisager la crise révolutionnaire et la transition post-capitaliste sur, peu ou prou, le modèle de la révolution russe, ou du moins de se cantonner à quelques formules qui nous y ramènent trop vite.
L’apport de la LCR en direction des nouvelles couches militantes qui arrivaient à la politique via le NPA fut sans doute décisif. Une capacité de traiter le monde sur la base des rapports de classe et des dominations et une référence salvatrice au marxisme. Mais, la fondation du NPA aurait dû contribuer à une refondation de notre courant, avec une remise à plat et un tri judicieux de certaines certitudes propagandistes du passé, de rupture avec les erreurs et la trajectoire des dix dernières années. Or, ce fut essentiellement un passage dans la continuité, un prolongement sous une autre forme. Aussi, ne faut-il pas voir les difficultés actuelles du NPA comme un « gâchis » dû à des erreurs d’orientation tactique, mais comme un héritage. Il serait bien de reprendre toute cette histoire pour en sortir par le haut et non par le bas.
C. Gabriel, août 2011