CORRESPONDANT À TOKYO - Il n’y a certes pas de quoi pavoiser : le produit national brut japonais a décliné de 0,3 % au deuxième trimestre et personne n’attend grand-chose du changement imminent de premier ministre – quel qu’il soit. Les jours de l’impopulaire Naoto Kan sont en effet comptés dès que les derniers projets de loi auront été adoptés à la fin août. Le désastre du 11 mars a rendu plus évidente la pathétique crise de gestion politique du Japon, enlisé depuis des années dans des batailles politiciennes qui privent le pays d’une orientation précise.
Le désastre nucléaire à la centrale de Fukushima a été la dramatique illustration de la faillite d’un système de pouvoir reposant sur la collusion du politique, de la haute administration et des intérêts privés qui, par incurie ou cynisme, a fait courir à la nation un risque inadmissible. Faut-il pour autant désespérer du Japon ? Cette catastrophe a creusé, un peu plus encore, le fossé existant depuis de longues années entre la classe politique – à de rares exceptions près – et le pays. Mais pour peu que l’on déplace le regard, que l’on oublie Nagatacho – le quartier de la Diète à Tokyo, c’est-à-dire le monde politique –, l’image, sans être rose, est néanmoins différente.
D’abord, l’économie a mieux résisté que prévu au choc du 11 mars qui a durement affecté des secteurs comme l’automobile et l’électronique en raison de la rupture de la fourniture de pièces détachées provenant des régions sinistrées. Les aléas de l’économie mondiale – l’envolée du cours du yen – pèsent certes sur les exportations. Mais le choc pourrait être moindre que celui de la crise financière de 2008.
« TSUNAMI SOCIAL »
En dépit des réductions de l’utilisation de l’électricité, les secteurs de l’automobile et de l’électronique sont repartis ; la consommation frémit et les investissements publics dans les régions sinistrées soutiennent ce très embryonnaire rebond. La machine productive nippone ne manque pas de ressources et trouvera de nouvelles applications industrielles pour répondre aux besoins de l’après-11 mars. Mais ce n’est peut-être pas là que réside la véritable force de redressement.
On a souligné le « calme », la « dignité » et le « sang-froid » avec lesquels les sinistrés ont réagi à la catastrophe : peu de vols, pas de pillages ou de manifestations qui dégénèrent en émeutes alors que les frustrations sont réelles et patentes les lenteurs à remédier aux attentes des victimes. Les Japonais ne sont pas pour autant apathiques : la colère explose sur les blogs. Surtout, un « tsunami social » balaye silencieusement les restes d’illusions des citoyens en leurs élus.
Deux ans après l’arrivée au pouvoir des démocrates – première alternance en plus d’un demi-siècle –, le rideau est retombé sur l’espoir de changement. L’impopularité de Naoto Kan cristallise cette désillusion. Elle est en effet paradoxale : son taux de soutien est inférieur à 16 % alors que ses prises de position en faveur d’une sortie du nucléaire sont partagées par une large partie de l’opinion… Mais personne ne lui fait confiance.
Dans les petites villes et les villages des régions sinistrées, on ne peut qu’être frappé par l’absence des élus nationaux. A peine arrivés, déjà repartis. En revanche, dans ces localités dévastées, des maires, des élus municipaux, des organisations citoyennes œuvrent par une multitude d’initiatives à se dégager de l’ornière. Ces communautés constituées ou renforcées dans l’épreuve sont composées d’habitants et de bénévoles venus de tout le pays : un million de volontaires, notamment des jeunes, se sont mobilisés pour des périodes allant d’un jour à des semaines pour toutes sortes de travaux.
ACTION EST MULTIFORME ET PARCELLAIRE
Ces mouvements à la base sont difficiles à quantifier tant leur action est multiforme et parcellaire. Mais, sur place, la mobilisation n’en est pas moins évidente. Il reste à coordonner ces initiatives avec les plans de l’administration centrale, quand elle les aura arrêtés. Les gouverneurs – élus – s’activent également mais une décentralisation incomplète les prive d’une autonomie financière suffisante.
Selon le politologue américain Gerald Curtis, spécialiste du Japon, il est « peu probable qu’émerge un gouvernement fort et efficace dans un avenir proche », mais cet activisme citoyen pourrait être un levier de la reconquête d’une démocratie confisquée par les lobbies. D’autant plus qu’il ne reste pas local. Au bénévolat s’est ajoutée l’assistance d’entreprises (japonaises et étrangères, dont certaines françaises) qui a été acheminée sur place via des organisations non gouvernementales disposant de relais locaux – et non par les énormes machines humanitaires qui plantent leurs drapeaux mais sont loin des réalités du terrain et dont l’aide financière n’a été que partiellement distribuée en raison des lenteurs bureaucratiques.
Le lien social local se renforce de cette solidarité nationale qui, pour l’instant, n’a pas de relais politique. Combien de temps le monde en vase clos de Nagatacho pourra-t-il ignorer cette mobilisation de la base qui, pied à pied, reconstruit un quotidien commun ?
Philippe Pons