« Aussi longtemps que le but à atteindre se trouve hors de portée, des hommes particulièrement clairvoyants peuvent certes, jusqu’à un certain degré, voir clairement le but lui-même, son essence et sa nécessité sociale. Ils seront pourtant incapables de prendre eux-mêmes conscience des démarches concrètes qui mèneraient au but, des moyens concrets, découlant de leur intuition éventuellement correcte, qu’il faudrait acquérir. » [1]
Dans un article écrit à l’automne 2010, P. Corcuff a développé la notion d’une « guérilla sociale durable » [2] face à la difficulté d’obtenir une grève générale. Si bien des formulations de cet article sont discutables, le cœur de son argumentation repose sur cette évidence : ce n’est pas la grève générale ou rien. Il serait évidemment absurde d’opposer cette guérilla sociale à la perspective d’une grève générale. Il est même permis de penser que la première peut être le prélude de la seconde. Cette approche se révèle féconde car elle pointe les difficultés objectives de la situation et tente de tracer un chemin.
Le débat sur la grève générale en notre sein recouvre apparemment deux discussions distinctes : l’une comme hypothèse stratégique pour la prise du pouvoir, l’autre plus modeste sur la nécessité du « tous ensemble » pour imposer les revendications du monde du travail. Parce qu’elle pousse à la confrontation globale avec le système socio-politique, la grève générale démontre la capacité pratique de la classe ouvrière à ébranler l’Etat bourgeois et la propriété privée sur les entreprises. C’est peu dire que les fenêtres de tirs sont rares, les obstacles nombreux et les adversaires d’une telle éventualité déterminés.
Evidemment, toute mobilisation interprofessionnelle ne porte pas en elle les germes de la grève générale. Mais pourquoi ce phénomène reste-t-il si rare ?
Une première explication simple consiste à renvoyer l’ensemble des responsabilités sur les bureaucraties syndicales. La responsabilité des grandes centrales est évidente : justement parce que ce sont des bureaucraties syndicales, elles n’appelleront ni n’organiseront jamais une telle épreuve de force. La vraie question c’est pourquoi ne réussissons-nous pas à les déborder.
A des problèmes anciens de rapports de forces, de niveau de conscience, de difficulté à unifier les travailleurs s’ajoutent des problèmes nouveaux liés à la contre-offensive libérale des 30 dernières années et à la gravité de la crise qui touche particulièrement l’Europe. Ce sont l’ensemble de ses éléments qu’il nous faut appréhender pour mieux orienter notre activité politique.
Une crise profonde
Nous sommes confrontés à un basculement du monde capitaliste qui se traduit à l’échelle internationale par une réorganisation du capitalisme mondial au profit des pays du Sud et au détriment, principalement, de l’Europe. L’intervention directe de FMI pour établir des plans d’ajustements structurels réservés il y a encore peu aux pays en développement s’applique au cœur même de la communauté européenne et de sa zone euro.
Or, la théorisation de la grève générale comme modèle possible telle qu’elle s’est développée jusqu’au milieu des années 70, est étroitement liée à des sociétés prospères, où un prolétariat nombreux et puissamment organisé était à l’offensive. C’est en particulier évident dans les différents écrits d’Ernest Mandel sur la question. La situation a profondément changé. A cela s’ajoute que la perspective du socialisme est sortie en lambeaux de l’effondrement des bureaucraties staliniennes.
Un monde du travail atomisé
Le temps des grandes concentrations ouvrières est aujourd’hui révolu. Il n’existe plus en France que 131 établissements de plus de 2000 salariés dont 62 dans l’industrie. Par ailleurs sait-on seulement que plus d’un ouvrier posté sur deux est ... une ouvrière
Il faut aussi prendre en compte la profonde modification dans la structuration de l’habitat des salariés. La césure toujours plus marquée entre lieu de travail et lieu de vie, l’encouragement à l’accession à la propriété dans des banlieues toujours plus lointaines participent de cette déconstruction. « L’éthique néolibérale de l’individualisme possessif et son corrélat, la fin du soutien politique à toute forme d’action collective, pourraient devenir le modèle de socialisation de la personnalité humaine » [3].
La contre-offensive libérale à l’œuvre depuis 30 ans, ce n’est pas seulement des points de PIB regagnés dans la répartition capital/travail, mais aussi une déconstruction systématique et organisée de tous les cadres collectifs du mouvement ouvrier.
Car le capitalisme, ce n’est pas seulement un mode de production particulier. Il produit aussi un mode de vie particulier qui façonne les consciences et désagrège les solidarités [4].
Prendre en compte aujourd’hui ces réflexions sur la formation et le développement de la conscience de classe paraît déterminant [5] : l’évolution des sociétés capitalistes aiguise des aspects autrefois considérés comme moins décisifs, sans doute à tort. Soulignant que le matérialisme ne réduit pas l’idéologie à l’économie, Henri Lefebvre insiste sur la séparation entre conscience sociale et conscience individuelle pour appréhender la mystification capitaliste : « Le matérialisme analyse certaines pensées comme des pensées de classe, des illusions ou des mensonges de classe ; mais peut-il dire comment l’idéologie de classe est possible, comment le mensonge de classe n’apparaît pas aussitôt ? Et si toute idée exprime une réalité pratique, comment ce contenu peut-il se masquer, s’aliéner ou s’altérer, et devenir illusion ou mensonge » [6].
La place prise dans nos sociétés par l’accumulation par dépossession au détriment de l’accumulation élargie est autre élément important à considérer [7]. L’ensemble de ces paramètres invitent donc, à ne pas plaquer une orientation construite sur la seule dimension du travail.
Une guérilla sociale
Dès lors viser l’émergence « d’une guérilla sociale durable » peut être un axe valable. Depuis au moins 2003, les formes d’action varient : grève reconductible, grève tournante, participation aux temps forts, actions de blocage etc... Chacun sait bien que sur un même site, ces formes cohabitent. Sans doute est-ce même une condition du développement de la mobilisation tant les niveaux de conscience, la compréhension des rapports de forces peuvent être hétérogènes. Sensible à la théorie des conjonctures fluides [8], P. Corcuff indique que les mobilisations interprofessionnelles même partielles ouvrent une tendance à la désectorisation de l’espace social. Participer à l’extension de cette désectorisation, chercher à construire des ponts entre différents fronts de lutte (sociaux, écologiques, défense des libertés) doit évidemment être une des tâches pour un parti comme le NPA.
Cette approche plus protéiforme comporte évidemment un risque. Les difficultés de la période peuvent conduire à une « politique des identités », à se complaire dans les spécificités sans chercher à articuler les différentes luttes, c’est à dire à renoncer à préparer l’affrontement d’ensemble sur la question du pouvoir. Que ce soit dans certains secteurs altermondialistes ou dans la pratique d’organisations d’extrême gauche anglo-saxonne, on voit bien le mécanisme qui de nécessité fait vertu. Comme il est trop difficile d’intervenir sur le terrain politique central, on théorise la bataille sur des campagnes plutôt que de concevoir le parti comme l’outil permettant de changer de vitesse dans les mobilisations [9].
Si dans le débat entre reconstruction et recomposition du mouvement ouvrier, nous mettons clairement le curseur du côté de la reconstruction ce n’est pas d’abord en fonction des trajectoires des autres organisations politiques. C’est la réalité politique et sociale qui l’impose. Il ne s’agit donc pas tant de disputer ce qui existe aux organisations réformistes que de reconstruire. Il nous faut désormais réinventer un projet émancipateur, un socialisme du XXI° siècle. Ce qui a fait la force et le succès de la LCR des dernières années et du NPA à sa fondation, c’est la capacité à intégrer les différentes formes de lutte, de radicalisation et de politisation [10]. Parce que nous sommes sur un champ de ruines, il ne peut s’agir seulement de réaliser une homogénéisation souvent factice et réductrice mais bien d’articuler et de mutualiser dans une cohérence d’ensemble. Dans une forme d’organisation réinventée, il nous faut tracer les contours d’un projet éco-socialiste tout en fédérant la pluralité des expressions de la radicalité, tel est l’enjeu.
Guillaume Liégard