Un homme de plus de soixante dix ans, Anna Hazare, entama le 16 août un jeûne public de douze jours pour protester contre la corruption en Inde.
Nul n’ignore que bien des pays, dont l’Inde entre autres, sont corrompus de la base au sommet de l’Etat, et que le petit peuple en pâtit, qui doit sans cesse graisser la patte aux petits et moins petits fonctionnaires pour obtenir non pas forcément des passe-droits mais leurs simples droits.
Cette campagne, “ l’Inde contre la corruption”, jouait donc sur du velours : qui donc oserait s’opposer au mouvement déclenché par Anna Hazare et risquer d’apparaître ‘pour’ la corruption ?
C’est pour nous une première ‘ puce à l’oreille’ : Il n’était visiblement pas question de discuter les moyens mis en œuvre pour cette campagne, les alliances politiques qui s’y tramaient, les alternatives possibles ni les limites des demandes, sans parler de leur faisabilité,- sans apparaître comme trahissant de nobles motivations. Se retrouver dans la position ‘tous ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi’ est quelque chose que nous connaissons bien, les intégristes musulmans nous y ont habitués…
L’homme jeûnait sur la place publique à Ramlila Maidan à Delhi, lieu autorisé pour les mouvements de protestation, qui n’avait pas été utilisé depuis la fin des années soixante-dix. Privé de nourriture mais pas de boisson, il risquait peu ; toutefois la grande presse lui accorda un espace sans précédent, publiant quotidiennement à la une des bulletins de santé détaillés tout à fait incongrus, spécialement dans un pays où le jeûne est de longue date un moyen traditionnel de protestation politique.
Les media, relayés par l’extrème droite hindouiste RSS et Sangh Parivar, donnèrent donc une amplification formidable au propos du jeûneur, aidant ainsi à rameuter les foules autour de lui.
Les quelques pas de clerc commis initialement par le gouvernement pour tenter d’empêcher le début du jeûne renforcèrent sa popularité.
En quelques jours, des manifestations de soutien à Anna Hazare eurent lieu dans toute l’Inde. A Delhi, quinze jours durant, 150 000 personnes – surtout des hommes et surtout des hommes jeunes - tinrent Ramila Maidan et les rues et avenues avoisinantes, entravant la circulation et mobilisant de très importantes forces de sécurité.
Qui est Anna Hazare ?
Anna Hazare est un soldat à la retraite ; ce n’est pas un haut gradé. Il vit aujourd’hui dans le village de Ralegan Siddhi dans l’Etat du Maharashtra. Il vit dans un temple et dans un monde mythologique hindouiste d’avant l’occupation britannique et celle des Moghols. Deux cent soldats vivent dans ce village, soit un dixième de la population. “Anna” croit aux vertus de la discipline militaire : il règne dans ce village comme un véritable potentat et y impose, au nom de la morale publique et de l’avenir de l’Inde, les règles les plus strictes.
Certes, sous le gouvernement d’Anna, les villageois ont bénéficié de la construction d’écoles, d’égouts, de barrages et de réservoirs d’eau, d’une meilleure répartition de l’eau et des terres et de reboisement ; les femmes sont rentrées au panchayat ; la production agricole et d’élevage a augmenté.
Anna a la réputation d’un homme honnête, simple, oblatif…
Il sait traiter avec les autorités, obtenir des subventions pour ‘son’ village et l’en faire bénéficier. Son village est considéré par les associations écologiques comme un modèle de développement ‘vert’. Mais à quel prix ?
Moralité :
La moralité est la base de son système de gouvernement : un environnement pur et une nation pure, - auxquels les femmes participent en tant que ‘mères universelles’. Elles sont le symbole de la pureté sur lequel se bâtit une société morale et saine.
Dans le village d’Anna Hazare, il est interdit de boire de l’alcool et de fumer. Le village ne possède donc pas de boutique de cigarettes ou de bidis. La musique y est également interdite à l’exception des chants religieux. Les films sont bannis, la télé aussi. La connection par cable a été interdite. Il n’y a donc pas non plus de boutique qui vendent des télés, films ou des disques.
C’est un comité informel de 9 neuf sages qui décide d’une sentence pour punir les contrevenants, et qui l’applique. Si Anna est présent, il participe à la décision mais pas à l’exécution de la sentence.
Les récalcitrants sont ligotés à un poteau planté à cet effet sur la place du village en face du temple, et fouettés publiquement.
Pour ceux qui ont vécu sous la botte talibane ou celle des FIS/GIA algériens, cela rappelle des choses…
Hindousime : la religion au service du politique.
Tout comme nos intégristes en Algérie et ailleurs dans les contextes musulmans, Anna Hazare s’appuie sur la religion à des fins politiques, pour imposer son pouvoir et pour tenir tout le monde en main.
Sa logique est la suivante : la religion enseigne le devoir sacré d’obéir aux règles ; le pouvoir vient donc du Temple. Ne pas obéir à Anna, c’est offenser les dieux.
Gouverner le peuple est donc son droit naturel. ‘Tout ce que dit Anna nous le faisons”. “Il est comme dieu pour moi, pour nous tous”… disent les villageois au chercheur Mukul Sharma [1]. Ses décisions sont considérées comme rationnelles, absolues et finales. Cela devient un système de gouvernement.
On assiste à un processus d’internalisation des valeurs morales et des règles : c’est ‘volontairement’ que les hommes ne fument plus, ne boivent plus. C’est de leur propre chef qu’ils n’écoutent plus de musique. Un processus hégémonique se transforme en un libre choix. Belle illustration du concept d’aliénation.
Anna a bâti le temple en premier pour donner aux villageois conscience de leur identité, dit il. Le temple est aussi utilisé pour les meetings, les évènement sociaux, etc… C’est là que se réunit le panchayat, où sont décidées les sentences qui seront exécutées devant le temple - sanctionnées par les dieux…
Il invoque un passé mythique pour justifier les règles actuelles, promeut les symboles d’un passé hindou glorieux, een appelle à la réincarnation de Krishna pour ‘sauver la Nation’. ‘Maintenant, dit il, nous avons perdu notre glorieuse culture’.
Là encore, nous retrouvons des caractéristiques ‘talibanes’ et fascistes : le glorieux passé perdu de Rome, l’âge d’Or de l’Islam … qui justifient toute mesure destinée à rétablir et retrouver la grandeur passée.
Ce retour au passé prend des formes diverses : par exemple, les villageois doivent observer un régime strictement végétarien, basé sur l’hindouisme. Dans tout le village, il n’y a pas un seul villageois qui ne soit pas végétarien ! Anna tient que c’est l’abandon du végétarianisme qui a entrainé la fin de l’innocence et de la paix.
Tout son discours est donc imprégné d’hindousime, spécialement en ce qui concerne la pureté et la pollution, qui sont des concepts essentiels à la construction sociale de la discrimination.
Par exemple envers les dalits, dont Anna pense qu’”ils doivent accepter leur statut”. Selon le chercheur Mukul Sharma, certes Anna a cherché à réduire les discriminations contre les dalits dans le village : ils ont accès au puits, à l’eau ; ils font partie du conseil pantchaya, ils font parfois la cuisine pour tout le monde.
Néanmoins, les dalits ne pensent pas être égaux dans cette ‘ famille’, comme Anna décrit son village : ‘Maintenant nous avons à manger, à boire et des vêtements’, disent ils à Mukul Sharma, “mais c’est tout”. Ils s’estiment ‘ au service de la famille’ mais pas en faire partie. Jusqu’au début des années 2000, il n’y avait pas un seul intermariage.
Pour nos intégristes aussi les concepts de pureté et d’interdits sont essentiels, le licite et l’illicite, le hallal et le haram.
Discipline militaire
Anna Hazare tient que “son” village est un modèle pour l’Inde toute entière. Son principe tout militaire tient en trois mots : ordres, obéissance, punition. Cela bât en brèche toute idée de démocratie en Inde.
‘Personne ne fait d’objection’, ‘c’est normal’… Voilà le type de propos que tiennent les villageois à Mukul Sharma lors de ses enquêtes.
Selon la chercheuse Rohini Hensman, cette foi aveugle en son leader, cette abdication de ses responsabilités est typique des mouvements fascistes. Les manifestants soutenant sa grève de la faim arboraient des Tshirts : ‘ Je suis Anna’.
Anna impose le culte de l’homme fort. Il estime qu’une routine quotidienne, comme elle est imposée dans l’armée, conduit à développer une discipline de vie dont il pointe les nombreux avantages. Il oblige les villageois à faire voeu d’obéissance aux règles qu’il a édicté, pour rester dans le village.
Les villageois doivent par exemple se lever et commencer à travailler à 5 heures du matin ; ils sont contraints de ‘donner’ des heures de travail à la communauté. Le développement rural est destiné à ‘soutenir la Nation’.
Anna tient que parfois, pour ne pas dire souvent, donner des conseils, suggérer, cela ne marche pas : il faut utiliser la force, sur le plan physique ou sur le plan social, il faut donner des ordres drastiques, utiliser la peur du châtiment. La répression sert des buts socialement désirables, c’est ainsi qu’on bâtit une société harmonieuse.
Par exemple, pour lutter contre la déforestation, il est interdit de couper un seul arbre, sous peine de fouet. Et pour lutter contre l’accroissement démographique, la contraception est obligatoire et à son défaut la stérilisation est forcée. Anna considère que les incitations au planning familial sont nettement insuffisantes. Il faut adopter des méthodes radicales et les rendre obligatoires.
L’internalisation des règles n’est pas seule en cause dans ce consensus apparent.
Jusqu’en 2001 il n’y a pas eu d’opposition à cette main de fer qui tient le village, ‘pour son bien’. Les gens ont peur de parler.
Recemment, une personne a tenté de faire installer le cable télé chez elle, mais, sous la pression, elle n’a pas persisté et y a renoncé... Actuellement, il semble que des jeunes cherchent à émigrer et trouver du travail hors du village.
Régner par la peur est aussi quelque chose qui nous parle…
Aucune élection n’est autorisée dans le village, pas même au niveau municipal, et les campagnes politiques n’y sont pas autorisées non plus. Il n’y a pas de campagne d’affichage, ni de distribution de pamphlets de propagande. “Anna” tient que les gens “ne savent pas voter” et que “les politiciens corrompus devraient être pendus haut et court”. Il n’y a pas eu d’élections dans ce village depuis 24 ans. Cela ‘détruirait l’unité du village’. Les leaders dans le village sont donc désignés.
Je crois réentendre la voix d’Ali Behadj en 1989, le n°2 du FIS, déclarant avant les élections que ‘quand on a la loi de dieu on n’a pas besoin de celle du peuple’ et qu’”il fallait tuer tous ces mécréants’. La démocratie n’a pas bonne presse chez les intégristes de tous poils.
Anna Hazare est viscéralement anti-Pakistanais ; le concept d’ennemi est un concept clé de son discours ; la plupart des 434 familles ont au moins un membre dans l’armée ; on nomme publiquement l’ennemi de la Nation dans les meetings au temple, Pakistan en tête.
Il a défendu le MNS, une faction du Shiv Sena, quand il était au pouvoir, à l’occasion d’une campagne chauvine contre les travailleurs migrants du nord de l’Inde ; il n’a pas protesté contre les émeutes anti musulmanes au Gujarat qui ont fait tant de victimes.
Il est également viscéralement anti-Occidental.
Que veut–il et qui le soutient ?
A Delhi, dans les lotissements périphériques destinés à loger les militaire, en activité et à la retraite, on trouve tous les quelques mètres des affiches imprimées appelant les “vétérans” à soutenir “ le vétéran Anna Hazare”.
Des personalités de gauche, pensant entendre là la voix du peuple et craignant d’être en retard d’une révolution, se sont joints aux manifestations à Delhi et multiplient les déclarations de soutien dans la presse. Pourtant, les jeunes gens qui manifestent et occupent les lieux publics appartiennent aux classes moyennes inférieures : ni le prolétariat, ni le sous prolétariat et lumpen ne sont là, ni les ‘minorités’, c’est à dire les intouchables, les musulmans, etc…
La masse des manifestants appartient aux couches moyenne et moyenne inférieure.
Que demande le ‘ team Anna’, comme s’est baptisé son Think Tank ? : la création d’une sorte de Conseil de Sages de vingt membres qui aurait autorité sur toutes les institutions de l’Etat. Toutes. Et qui aurait à traiter de toutes les affaires de corruption, à tous les niveaux, pour toute l’Inde - du Premier Ministrre, aux administrations, à la Justice et j’en passe... Le tout dans des délais d’enfer, sous peine de sanction !
Interrogés, les étudiants de la section d’histoire au Ramjas College à l’université de Delhi déclaraient sans exception pouvoir chacun apporter plusieurs cas de doléances liées à la corruption dont ils auraient été personnellement victimes : multiplié à l’échelle d’un sous continent surpeuplé, on imagine le volume des cas à traiter.
On ne sait pas qui serait abilité à traiter des cas de corruption au sein dudit organisme … Il n’aurait de comptes à rendre à personne, aurait autorité pour faire surveiller les téléphones, enregistrer leds conversations téléphoniques des gens suspectés de corruption, et intercepter leurs emails.
Anna Hazare a posé un ultimatum au gouvernement pour qu’il adopte son projet, le Jan Lokpal Bill, avec date butoir. Mais il a finalement compris que cela le rendait ridicule.
On pourrait en rire si le RSS n’était pas si visible dans l’approvisionnement en manifestants et dans leur encadrement, si les manifestants ne défilaient pas drapeaux indiens et du RSS en mains (traditionnellement, on ne sort le drapeau indien que pour les fêtes nationales et les matchs de cricket !), et si le RRS n’avait pas annoncé un défilé public… juste le jour de l’Aïd.
La peur était palpable, à la suite de cette annonce, dans les quartiers musulmans en voie de totale ghettoisation à Delhi.
Les violences communautaristes des hindouistes contre les mususlmans et les chrétiens sont fréquentes et parfois terribles, comme à Bombay en 1993, et plus récemment au Gujrat en 2002, où, selon les chiffres officiels certainement minimisés, il y aurait eu deux mille morts et plusieurs centaines de milliers de personnes déplacées.
La complicité des forces de police et de l’administration est avérée dans ces massacres, et à ce jour, protégés, les auteurs des crimes courent toujours, alors que les témoins des crimes ainsi que les défenseurs des droits des victimes sont traînés en justice sous divers prétextes et subissent des menaces de mort constantes. Modi, le chef de l’Etat du Gujrat au moment des émeutes, qui couvre les criminels, est considéré par Anna Hazare comme “le meilleur homme politique qu’il connaisse”.
Des ONG de terrain et des personnalités de la gauche non affiliée aux partis communistes - léniniste et maoïste - tirent la sonnette d’alarme mais font difficilement entendre leur voix dans les media. Ils dénoncent non seulement la ridicule infaisabilté du projet d’Anna Hazare, mais la tentative délibérée de vider l’Etat démocratique de ses institutions. Position insolite pour eux, plutôt habitués à dénoncer les abus de l’Etat.
Mais ils voient juste. Tant de mouvements populistes d’extrême droite font leur lit sur la colère justifiée des peuples trahis, abusés et manipulés par leurs gouvernements. Souhaite-t-on pour autant échanger Thatcher pour Hitler ? Car c’est bien de cela qu’il est question ici : de la montée d’une extrême droite religieuse fasciste, soutenue financièrement directement et indirectement par le secteur privé – dont, soit dit en passant, le mouvement d’Anna Hazare n’envisage pas de traiter la corruption. A titre d’exemple, le mouvement a reçu un soutien financier important sous forme d’une quantité invraisemblable d’appels gratuits sur les téléphones mobiles, ce qui a permis la mobilisation rapide par texto, l’uniformisation des slogans, les manœuvres tactiques quasi instantanées des manifestants, etc… Mais on murmure aussi que de grands capitalistes indiens ont mis la main à la poche.
La révolte des jeunes en Algérie en 1988, contre le chômage, la corruption et l’arrogance des nantis, est ce qui a permis au FIS puis au GIA de récupérer et de manipuler le mécontentement populaire, et de tenter de mettre fin à la République (certes elle aussi fort corrompue) et d’instaurer à sa place un régime islamo-fasciste théocratique.
Les ‘Printemps arabes’ de 2011 sont là pour nous rappeler qu’à ce jour, les seuls bénéficiaires de la juste colère du peuple ont été les partis intégristes.
Ne nous y trompons pas : la campagne lancée par Anna Hazare et relayée par les fascistes hindouistes, “l’Inde contre la corruption”, est le levier d’une mobilisation sans précedent de l’extrème droite et constitue une très grande menace pour la démocratie et les institutions républicaines en Inde. Si criticables et corrompues soient elles, veut on vraiment un régime fasciste, religieux et communautariste à leur place ?... Comment imaginer une seconde que le peuple en serait le bénéficiaire ?
Deux élements supplémentaires récents viennent renforcer ce point de vue sur la nature exclusivement électoraliste de la campagne contre la corruption. Peu après la fin de la grève de la faim d’Anna Hazare, Modi lui même a fait quelques jours – 3 exactement ! - de grève symbolique (17, 18 et 19 septembre), en solidarité. Il se prépare visiblement à entrer en campagne pour la présidence de la république indienne.
Quant à Hazare, il ‘menace le gouvernement’ de se présenter aux prochaines élections (4 octobre). Fera-t-il campagne dans ‘son’ propre village, jusque là épargné par la démocratie ? Donnera-t-il ce jour là l’autorisation à ‘ses’ villageois de voter ?
Marieme Helie Lucas, 12 septembre 2011, mis à jour le 5 octobre