La position majoritaire
D’emblée, disons clairement que nous ne saurions partager la problématique dont est porteur l’« Appel pour les assises de l’anticolonialisme post-colonial », et que nous choquent certaines de ses formulations : « Frauduleusement camouflée sous les drapeaux de la laïcité, de la citoyenneté et du féminisme, cette offensive réactionnaire s’empare des cerveaux et reconfigure la scène politique. Elle produit des ravages dans la société française. Déjà, elle est parvenue à imposer sa rhétorique au sein même des forces progressistes, comme une gangrène. Attribuer le monopole de l’imaginaire colonial et raciste à la seule extrême droite est une imposture politique et historique. L’idéologie coloniale perdure, transversale aux grands courants d’idées qui composent le champ politique français. »
« Frauduleusement », « imposture », « gangrène »... Autant de termes qui conduisent à considérer que l’ennemi principal est à débusquer au plus proche. On ne peut pourtant faire table rase de l’histoire du mouvement ouvrier et démocratique, des dramatiques divisions qui l’ont traversé, opposant aux compromissions et trahisons des uns les résistances et combats héroïques des autres... Le souci d’éclairer le présent par les leçons du passé ne saurait s’appuyer sur une lecture unilatérale de cette histoire.
Où sont les divergences ?
Nous ne devons pas oublier le passé colonialiste, pas oublier les massacres de Sétif et Guelma, ni ceux du Cameroun, ni ceux (deux ans plus tard) de Madagascar. Comme le dit l’appel, dans un pays comme la France, l’héritage du colonialisme pèse dans la perception et l’attitude par rapport aux populations venues de pays précédemment colonisés et présentes sur son sol. On le voit encore avec la scandaleuse décision du gouvernement d’imposer une « histoire officielle » vantant les « vertus civilisatrices » de la colonisation.
Nous sommes également d’accord avec l’idée qu’il est indispensable et légitime que des fractions de la population spécifiquement discriminées se mobilisent et s’organisent de manière autonome pour défendre leurs intérêts et leurs droits.
Mais prétendre ramener toute la réalité à cette seule dimension « post-coloniale » est restrictif, et par là même erroné. C’est théoriser à partir du référent unique que serait « une France et une République post-colonialistes », sans prendre en compte des régimes passés et présents qui ont commis des crimes racistes, ni au nom de la République, ni du colonialisme. La réalité du monde actuel, plus encore que par le passé, est à comprendre à partir des notions de capitalisme et d’impérialisme. Au-delà des divers régimes politiques, des passés différents, le capitalisme mondialisé ne se réduit pas à une opposition entre des colonisés et des colonisateurs, il provoque des flux de populations (les immigrés sans papiers en Europe sont africains et maghrébins, mais aussi roms, turcs, kurdes, albanais et asiatiques..., comme ils ont été hier italiens, espagnols, portugais, polonais, issus de pays eux-mêmes colonisateurs, et tout autant victimes du racisme et des discriminations), il produit massivement des surexploités, des pauvres, des exclus, génère sans fin des inégalités, des injustices et des scandales.
Ce système, on ne le combattra pas en pariant sur la division. Division irréductible entre, d’une part, des « colonisés » livrés à l’infériorisation et à l’enfermement dans le ressentiment, et, d’autre part, des « colonisateurs » qui n’auraient d’autre choix pour échapper à la complicité que de tomber dans la culpabilité et l’expiation.
Si l’on suit l’appel, il y aurait une sorte d’héritage héréditaire de l’oppression subie (et par contrecoup de la culpabilité des oppresseurs). Cette invocation du « nom du père » introduit une sorte de droit du sang dans le combat contre les discriminations, elle rejoint une quête des origines qui, pour être à la mode, n’en tend pas moins à ethniciser ou confessionnaliser les conflits politiques et à flatter le communautarisme.
Construire de l’unité
L’impératif politique est de partir des convergences politiques sur lesquelles peuvent se retrouver les résistances à diverses oppressions sociales, nationales ou ethniques. Car ce système, on le combat en construisant de l’unité : l’unité du combat commun contre le racisme, l’exploitation et l’oppression, pour la solidarité et l’égalité des droits. Un combat contre le racisme qui a son histoire et sa dignité, qui proclame : « Travailleurs français, immigrés, mêmes patrons, même combat ! »
L’appel risque de rétablir la « contradiction principale » que l’on reproche parfois aux marxistes à propos de la lutte des classes : le clivage « victime discriminée du passé colonial/agent inconscient de la représentation coloniale » prenant le pas sur toutes les divisions politiques et de classe. Par un jeu de miroir, on en viendrait ainsi à une position symétrique de celle de la droite, qui cherche à occulter la place de l’exploitation et de la justice sociale au profit d’une opposition national/étranger, et à jouer des divisions communautaires et religieuses. La dérive est aujourd’hui d’autant plus menaçante que la lutte des classes pèse trop peu.
Une chose est d’être en désaccord et de s’affronter sur telle ou telle décision, en particulier la loi sur l’interdiction à l’école des signes religieux ostensibles. C’est inévitable et légitime. Autre chose est de la stigmatiser comme « discriminatoire, sexiste, raciste ; [...] loi d’exception aux relents coloniaux », alors même qu’on connaît le clivage qui partage les antiracistes quant à l’appréciation du port du voile.
Pour notre part, nous avons condamné la loi Chirac sur « les signes ostensibles » comme discriminatoire. Nous n’avons pas pour autant renoncé à combattre le port du voile comme signe et instrument d’oppression des femmes, ni à la nécessaire solidarité avec les femmes qui le combattent. Il y a à gauche un débat à propos de questions de la laïcité, et sur la signification que prend le port du voile présenté comme traduction indiscutable d’une injonction religieuse. Comment admettre cependant le retour de ces pratiques si détestables qui assimilent à l’ennemi (ici au racisme colonial) ceux et celles qui s’opposent sur cette question à l’analyse de l’appel ?
Il est également problématique d’insinuer, comme le fait l’appel, que toute critique de l’intégrisme et du fondamentalisme religieux obéit nécessairement à une logique de « guerre des civilisations », se met au service du néoconservatisme américain et se fait l’agent de Bush.
Ces ambiguïtés sont regrettables et dangereuses, et elles n’aident pas au combat commun. À l’heure où les plus grands dangers menacent le monde, la tâche de l’heure n’est certainement pas d’aviver les divisions au sein des forces progressistes et démocratiques, de porter la démoralisation et la confusion dans leurs rangs. Mais, bien au contraire, d’unir, renforcer, mobiliser celles-ci autour de valeurs partagées, afin de porter une volonté commune d’émancipation.
La majorité de la direction nationale
* Rouge n° 2106, 07/04/2005.
La position minoritaire
La LCR doit participer aux assises
L’« Appel des indigènes de la République » est un cri de colère légitime. La pertinence d’organiser des assises de l’anticolonialisme postcolonial devrait éclater pour nous comme une évidence. Surtout dans une actualité marquée par une offensive de réhabilitation du passé colonial et de stigmatisation de la jeunesse issue de l’immigration. Les députés UMP ont voté, le 23 février, une loi imposant à la recherche universitaire et aux programmes scolaires une histoire officielle sur le « rôle positif » de la colonisation française, « notamment en Afrique du Nord ». Le député UMP Benisti a rendu à Villepin son rapport sur la prévention de la délinquance, qui prépare une future loi et propose de supprimer le bilinguisme avant l’âge de douze ans dans les familles immigrées car, c’est bien connu, si on ne parle pas que le français à la maison dès le plus jeune âge, on tourne vite délinquant. Comment ne pas voir un continuum entre l’idéologie coloniale et les discriminations que vivent les populations issues de l’immigration ? La raison aurait voulu que la LCR s’engage en faveur des « assises de l’anticolonialisme postcolonial ».
« La raison s’affole »
Malheureusement, « la raison s’affole », comme l’écrivent dans Libération du 21 mars Daniel Bensaïd, Samy Johsua et Roseline Vachetta... sans voir que l’irrationnel n’épargne pas leurs propres arguments [1]. Au lieu de s’inscrire positivement dans le projet des assises, ils préfèrent attribuer à l’appel l’idée d’un « héritage de l’oppression subie et, par contrecoup, de la culpabilité des oppresseurs », la revendication d’un « droit du sang » des discriminés, une entreprise de « division passionnelle » qui « tend à ethniciser ou à confessionnaliser les conflits politiques ». Pourtant, nulle part, l’appel ne rend les descendants des colons ou esclavagistes français coupables du passé de leurs ancêtres. Au contraire, il se proclame héritier « de ces Français qui ont résisté à la barbarie nazie et de tous ceux qui se sont engagés avec les opprimés, démontrant, par leur engagement et leurs sacrifices, que la lutte anticoloniale est indissociable du combat pour l’égalité sociale, la justice et la citoyenneté ». Où est la prétendue « essentialisation d’une nature coloniale éternelle » ? Où est la prétendue tendance « à confessionnaliser les conflits politiques » lorsque l’appel proclame : « Dien Bien Phu n’est pas une défaite mais une victoire de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ! » ou lorsqu’il se déclare « aux côtés de tous les peuples (de l’Afrique à la Palestine, de l’Irak à la Tchétchénie, des Caraïbes à l’Amérique latine...) qui luttent pour leur émancipation » ?
En réalité, il n’est pas question d’héritage de sang, mais de transmission culturelle des représentations. Le fait que l’histoire coloniale n’est pas l’entrée exclusive pour rendre compte des discriminations racistes n’implique pas que cette entrée soit insignifiante ou inopérante. Après l’arrêt de la politique d’immigration en provenance du Maghreb associée aux années de croissance, le regroupement familial a, depuis plusieurs décennies, modifié massivement pour les nouvelles générations le rapport à la France : hier, il s’agissait pour leurs parents d’une terre d’emploi passager ; aujourd’hui, pour les « première, deuxième, troisième générations », c’est « on s’en fout, on est chez nous » qui est la motivation de la colère, face aux discriminations. Une volonté d’être égaux. Pas un communautarisme... Dire, comme l’appel qu’une offensive réactionnaire se dissimule « frauduleusement » sous les drapeaux de la « laïcité, de la citoyenneté et du féminisme », et qu’il s’agit d’une « imposture », ce n’est pas mettre en accusation les valeurs de gauche. C’est au contraire s’en réclamer et dénoncer leur détournement à d’autres fins. Pourquoi ressentir un malaise quand l’appel affirme que « l’idéologie coloniale perdure, transversale aux grands courants d’idées qui composent le champ politique français » ? Nous n’ignorons ni le rôle de la social-démocratie dans les guerres coloniales comme lieutenant zélé de l’impérialisme, ni le poids des courants chauvins dans l’histoire du PCF. Nous n’avons pas à nous sentir visés, nous qui n’avons jamais transigé dans la lutte contre l’impérialisme et la Françafrique.
Le même appel n’aurait probablement pas suscité la même hostilité avant la controverse sur l’interdiction du voile à l’école. Pourtant, l’Appel n’évoque la loi de Chirac qu’en une courte phrase : « Discriminatoire, sexiste, raciste, la loi antifoulard est une loi d’exception aux relents coloniaux. » Puisque, comme le rappellent les auteurs de la tribune de Libération, la LCR a condamné ladite loi comme discriminatoire, pourquoi se sentir agressés ? Sinon parce que nous n’avons pas combattu les exclusions. La loi frappe principalement les jeunes filles musulmanes, elle a libéré le racisme antimusulmans. N’est-ce pas ce qui doit dominer dans notre jugement, au lieu de s’offusquer des formulations du texte qui dénonce la loi comme sexiste et raciste ? L’appel n’aborde pas le sujet des différentes interprétations assignées au foulard. Pourquoi lui attribuer une analyse sur la question et décréter que les signataires de l’appel veulent « criminaliser » les divergences ?
Combat commun
Cette hostilité de la LCR envers l’appel nous aura valu les honneurs de Marianne et les félicitations de Respublica. Susciter l’enthousiasme des nationaux-républicains n’a rien de glorieux, mais ce n’est pas le plus grave. Le plus grave, c’est la méfiance que nous risquons de susciter auprès de militantes et de militants dont Daniel Bensaïd, Samy Joshua et Roseline Vachetta reconnaissent qu’ils « sont nos amis, des alliés de toujours dans le combat pour l’égalité et contre le racisme, et le resteront ». C’est effectivement le cas, et il convient d’en finir avec la rumeur entendue jusque dans nos rangs et qui voit une force politique derrière les Assises : l’islamisme ? La « raison s’affole », en effet. Au lieu de s’acharner à voir à tout prix dans cet appel un texte de division qui attiserait les haines, entendons ce qu’il dit explicitement : il se propose d’interpeller « l’ensemble de la société française, dans la perspective d’un combat commun de tous les opprimés et exploités pour une démocratie sociale véritablement égalitaire et universelle ».
Cette perspective est la nôtre. C’est pourquoi il convient que la LCR s’inscrive positivement dans le projet des assises de l’anticolonialisme, et d’une Marche le 8 mai, double 60e anniversaire de la capitulation nazie et du massacre colonialiste de Sétif et Guelma. Qu’avons-nous à craindre ? L’émergence d’une dynamique autonome n’est pas une menace pour l’unité du mouvement antiraciste, déjà passablement divisé, non par l’appel, mais entre autres par des organisations qui, comme SOS-Racisme, ont étalé leur complaisance avec la loi Chirac. Il y a longtemps que nous savons qu’autonomie et unité ne s’excluent pas. Prenons nos responsabilités pour œuvrer à la convergence de luttes nécessaires et contribuer au travail de mémoire digne de nos engagements anticolonialistes de longue date.
Léonce Aguirre, Léon Crémieux
Sandra Demarcq, Jacques Fortin, Catherine Samary, Emmanuel Sieglmann, Flavia Verri
* Paru dans Rouge n° 2107, 14/04/2005.