« Enfiler un gilet de sécurité et ne plus jamais céder, dorénavant, devant celui qui « ayant enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi ». Protester, hurler : gardez vous d’écouter cet imposteur : vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la guerre n’est à personne ! ». Arracher les piquets, attaquer le cadastre. Noyer l’Etat.
Isabelle Garo, Helena Vieillard, Consigne pour un communisme du XXIe siècle. Manuel rotatif. La ville brûle, 2011.
Le débat autour du Phénix se poursuit et c’est tant mieux. Dans un texte centré sur le délicat problème des institutions, Samy propose une critique commune des approches de Louis Marie Barnier et de Francis Vergne [1]. Si nous restons dubitatifs face à l’interprétation qu’en donne Samy (d’où découlerait notre supposée dérive euro communiste et/ou notre alignement sur la politique de Marie Georges Buffet, une telle qualification, émise dès le début du texte risquant de disqualifier aux yeux des lecteurs toute l’approche au nom du rejet du « réformisme »), nous reconnaissons bien volontiers une proximité d’approche entre nous qui nous conduit à répondre de façon convergente et complémentaire à son argumentation.
Ajoutons que nos contributions sont loin de vouloir ni de pouvoir répondre à toutes les questions liées aux pratiques politiques au sein ou en direction des institutions. Elles veulent par contre s’inscrire en positif dans un débat qui prend trop souvent des formes simplistes.
Un point de départ qui fait accord.
Commençons par signaler (au risque de le compromettre et de le placer tendanciellement dans le camp... de l’euro communisme..) notre accord avec Samy sur bien des sujets de préoccupation et le souci commun de se démarquer « d’autres positions qui elles opposent par principe « les luttes » et « les institutions ». Et pour lesquelles la « gangrène » commence, entre autres, par… 2 élus au Conseil Régional de la plus petite Région de France, le Limousin (2, pas un de plus). Lesquels ne sont même pas en charge de la gestion ». Disons également notre accord avec ce constat : « L’idée d’opposer « luttes » et « institutions » a pris une certaine force dans le NPA. Il est pourtant impossible de défendre sérieusement une telle opposition. ». Et actons avec plaisir que « Les textes de Francis Vergnes [2] et de Louis-Marie Barnier [3] partent a priori des mêmes références » C’’est déjà beaucoup.
Notons encore l’importance des points partagés avec son approche : la « révolution » ne se fera pas en un jour ; l’Etat n’est pas qu’une « bande armée », mais impose sa domination à travers de nombreuses dimensions de la vie sociale qui lui donne sa dimension « compact » « aussi bien comme organisations d’Etat que comme ensemble d’associations de la vie civile » [4] ; nous devons donc gagner l’hégémonie, en ce sens qu’il nous faut obtenir la conviction de la majorité de la population. Et cette conviction prend de multiples formes qui ne se résument pas à un « niveau de conscience ». L’accord porte aussi sur l’idée que la classe en mouvement a besoin de formes stables d’organisation, qui perdurent au delà d’une simple lutte parce que celle-ci peut avoir des hauts et des bas, être rythmée différemment suivant les régions ou les secteurs. Le mérite du débat est d’inscrire l’orientation stratégique dans la société de notre temps, et fixer des tâches aux révolutionnaires qui soient autres qu’attendre l’arrivée eschatologique d’une révolution.
Avec Gramsci, détruire une hégémonie et en créer une nouvelle.
Dés lors où se situent le problème et les divergences ? [5] Samy estime que nous aurions une lecture coupable de Gramsci et de la problématique de l’hégémonie. Nous confondrions l’hégémonie à disputer au sein des institutions (bourgeoises) avec la nécessaire contre-hégémonie que doit construire le mouvement social au cours de la guerre de position (et possiblement de mouvements dans les phases de crise révolutionnaire), qui l’oppose aux classes dominantes et à leur Etat. Et par là nous deviendrions adeptes d’une option « réformiste » qui oscillerait entre illusions sur les marges de démocratisation possible des institutions dominantes et complaisance à raccorder l’inaccordable : l’hégémonie bourgeoise et la contre hégémonie populaire... Là où notre propos serait porteur de confusions, Samy propose pour fil conducteur et clarificateur la reprise et illustration de cette distinction radicale.
Ce point mérite d’être discuté dans la mesure où le terme de contre-hégémonie peut à notre avis prêter à confusion. Cette contre-hégémonie est présentée comme opposée et extérieure à tous les cadres actuels de l’hégémonie de la bourgeoisie, dont elle devrait complètement s’affranchir en se basant sur de nouveaux organes différents de ceux existants, des « contre-institutions ». Les camarades avancent l’idée que les modes d’organisation de la classe ouvrière ne peuvent se mouler dans le cadre des institutions bourgeoises, sous peine d’être immédiatement récupérées, « perverties » disait un camarade dans un débat. La construction de la classe ouvrière passerait donc par l’élaboration permanente de nouvelles structures directes de représentation et d’organisation, qu’il faudrait sans cesse remettre en cause. A côté des délégués du personnel construire un comité de grève, ou d’action… Dans les communes, construire des assemblées de lutte. Il faudrait donc gagner l’hégémonie, mais à travers des formes propres à la classe ouvrière.
On perçoit ici un mécanisme de « double-pouvoir » en quelque sorte, appliqué au terrain idéologique que l’on devrait disputer ainsi à la domination bourgeoise. Or, s’il n’existe qu’une source de pouvoir (en l’occurrence l’Etat), le terrain idéologique se prête à une richesse beaucoup plus grande, multiple et même contradictoire. Y a il une place pour une contre hégémonie qui n’ait pas de positions institutionnelles ou une forme institutionnelle ? Nous en doutons, car ce schéma porte une contradiction fondamentale : toute forme d’auto-organisation qui se pérennise se trouve confrontée à la nécessité de s’intégrer dans le cadre formel de la société actuelle.
La consolidation d’une telle hégémonie, dans le cours de mobilisations d’envergure qui touchent à l’ensemble du fonctionnement institutionnel et social dans une période de crise systémique plus ou moins aiguë et durable, n’est à vrai dire que de façon tout à fait temporaire et évolutive une « contre hégémonie » : celle-ci ne se définirait que de façon négative et réactionnelle par rapport à une hégémonie existante.
Nous préférons pour notre part et avec Gramsci dire que l’enjeu est de « détruire une hégémonie et en créer une nouvelle » [6] et parler donc d’une nouvelle hégémonie, qui dépasse dans son intention et sa dynamique le stade de la simple opposition pour définir et faire exister un ordre nouveau en construction.
Institutions dangereuses ?
Reprenons d’abord les arguments des camarades qui refusent toute présence institutionnelle.
C’est d’abord au nom du refus du réformisme que Samy nous invite à nous méfier des institutions. Nous ne pouvons que souscrire à cette affirmation, ne croyant pas à l’idée d’une transformation graduelle de la société et d’une évolution progressive de l’Etat vers un Etat socialiste. Mais quand le réformisme se résume à la présence dans les institutions, le raccourci est rapide et permet d’évacuer tout débat avec ces « réformistes ». Cette approche permet de rassembler, sous le vocable commun de « la gauche institutionnelle », dans une même logique social-libéralisme et gauche antilibérale… C’est aussi le rapport entre institutions et luttes qui est questionné, les tenants d’une présence institutionnelle mettant tous leurs efforts, d’après Samy, pour « gagner des positions de force dans les institutions existantes ». Cette opposition, qui ignorerait que présences dans les institutions et rapports de force sont directement liés, ne peut nous suffire, toute lutte trouvant un prolongement institutionnel.
Au-delà du débat stratégique, la méfiance envers les institutions s’inscrit dans une bataille historique du mouvement ouvrier contre les « dérives bureaucratiques ». C’est bien une des dimensions identitaires de notre courant. La défense des conquêtes partielles passerait par le contrôle de pouvoirs partiels dans des institutions. Ernest Mandel avait bien souligné ce danger de la « dialectique des conquêtes partielles » [7], ciblant le conservatisme de cette bureaucratie pour qui « toute nouvelle conquête du mouvement ouvrier devait être subordonnée de manière absolue et impérative à la défense de ce qui existe », tout en reconnaissant l’importance de défendre ces conquêtes partielles, y compris pour aller de l’avant. C’est effectivement un questionnement permanent que nous devons mener, toute position établie (même dans un parti) participant à une confiscation d’une part de pouvoir…
Apprendre des débats stratégiques anciens sans occulter les points aveugles.
Samy sollicite nos textes d’une façon quelque peu partiale pour parvenir, dans sa conclusion, à notre accord avec une distinction essentielle entre hégémonie bourgeoisie et hégémonie populaire. Le centre de gravité de notre réflexion (et nous l’espérons de nos pratiques politiques) se situe clairement du coté de cette dernière. Mais en sommes-nous quittes pour autant ? Le problème commun que nous avons est bien : comment parvenir à construire ou renforcer cette hégémonie populaire ? Peut-on s’en sortir par la réaffirmation – juste en soi – que ce ne sont pas les élections qui vont changer la société ? Notre problème n’est-il pas également celui du caractère fragile, inégal, inapte trop souvent à traverser les temps longs de moindre mobilisation et à se renforcer de façon durable des constructions et des institutions nouvelles qui touchent les meilleures et les plus innovantes formes d’auto organisation (du comité de grève au soviet...). Question subsidiaire : y a t il un lien entre les limites sociales et politiques de ces formes embryonnaires d’hégémonie et... une aporie stratégique que le mouvement ouvrier et le mouvement social rencontre depuis prés de 200 ans et qui nous confronte au fait que les révolutions se concluent soit par la défaite soit par leur trahison, leur dénaturation et leur instrumentalisation par les partis censés les représenter ?
Samy a raison de rappeler la validité historique d’un certain nombre de débats stratégiques... à condition de ne pas occulter les difficultés qui demeurent et celle-ci en est bien une. Qu’en dit « le meilleur des traditions » sur ce terrain là ? La conceptualisation politique chez Lénine et Trotski du « double pouvoir » est extrêmement féconde. Sa généralisation dans la démarche transitoire exposée de façon magistrale par Trotsky dans le Programme de Transition fait également partie des héritages à revendiquer et à faire vivre. Nous rajouterons, mais ce n’est pas forcément là un désaccord, en référence à Gramsci, la conquête de l’hégémonie pour les classes dominées, tout à la fois façon de voir le monde, de mettre en perspective, de consolider et de légitimer les avancés de la lutte et d’opposer une façon de faire société à l’hégémonie bourgeoise.
Le seul petit problème est le suivant : pourquoi la réalité de la lutte des classes ne s’est-elle pas accordée depuis au moins 70 ans avec ces schémas ? Peut-on, sans être a priori suspecté de vouloir passer avec armes et bagages du coté des réformistes (d’autres diraient peut-être avec plus de sens des nuances du « gradualisme »...), émettre cette hypothèse : un des obstacles à la consolidation d’une nouvelle hégémonie est entre autre celui d’une présence et d’un travail insuffisant aux sein des institutions bourgeoises hégémoniques et en particulier des institutions électives qui ont de par leur nature un caractère transversal et globalisant. Simultanément, nous gardons en mémoire les parties du mouvement ouvrier qui ont perdu leur âme à trop y voir l’alpha et l’oméga de leur combat.
Un lien dialectique entre travail dans les institutions hégémoniques et anticipation sur des formes d’hégémonie nouvelle.
Formalisons un peu plus si nécessaire cette hypothèse. Le pôle « populaire » ou « prolétarien » du « double pouvoir », le renforcement de la dynamique transitoire, l’ébauche d’une nouvelle hégémonie sont en relation dialectique avec l’ampleur et la qualité du travail effectué avant et pendant les processus révolutionnaires au sein des institutions hégémoniques.
Précisons : semblable façon de voir ne remet en rien en question la nécessité de « briser la machine d’état » et l’impossibilité de la faire fonctionner telle quelle à d’autres fins. Par contre elle réactive la question qui vient après ; par quoi la remplacer et comment y parvenir ? Et très franchement ni les envolées quasi libertaires du camarade Lénine dans l’État et la révolution ni sa pratique politique réelle totalement aux antipodes lors des premières années de vie de la révolution (dont l’instrumentalisation de l’état ouvrier par le parti bolchevik conjugué à une restriction draconienne de la démocratie, le trucage des élections, etc..... pour ne pas en dire plus) n’apportent de réponse satisfaisante. Peut-on en convenir et si oui essayer de trouver d’autres réponses ?
Dans une société où l’appareil d’état ne se limite pas à une « bande d’hommes armés », reconnaissons - et Samy le fait – qu’il n’y a pas de réponses simples et totalement homogènes à la question : par quoi convient-il de remplacer les institutions bourgeoises pour peu qu’on les considère dans leur sens large ? Le traitement à réserver à l’école, à la police, à la sécurité sociale... relève-t-il de la même problématique ? Toutes les institutions doivent-elles être uniformément détruites ? Ne serait-il pas plus juste de parler dans un certain nombre de cas de « refondation », de socialisation, voire même de démocratisation radicale ? Faut-il se polariser sur les modalités de transformation ou sur leur sens politique ?
La distinction « détruite » ou « réformée n’est pas nécessairement plus pertinente que la distinction « autogérée » ou « administrée par en haut ». Ou pour le dire autrement : comment concevoir et surtout faire advenir des institutions qui fondamentalement ne relèveraient ni de la logique de marché (et avec le néolibéralisme nous y sommes) ni de la logique étatique et bureaucratique ? Peut-on en dire plus ? Si les mots ont un sens il s’agit bien de nouvelles institutions produisant ou mettant en œuvre du droit pratique, des règles de vie en commun. Pouvons-nous avoir aujourd’hui quelque idée directrice sur la conception et le mode de fonctionnement de ces institutions paradoxales sur ce qu’il convient de privilégier, de relativiser, d’éviter ? Et pouvons nous avoir quelque idée autre qu’abstraite sans avoir mené à une échelle significative un travail en amont au sein des institutions bourgeoises et sans avoir tenté, d’une façon ou d’une autre de les « subvertir » même partialement. On peut bien sur récuser tout cela et renvoyer à la spontanéité créatrice des masses au lendemain de la grande révolution prolétarienne mondiale.. on sait cependant par expérience que c’est la le plus court chemin vers le substitutive de parti.
Penser les institutions
Mais pour approfondir ce débat sur les institutions, il est nécessaire de les différencier. Les institutions relèvent de trois logiques différentes, qui interfèrent, suivant que l’on considère en tant que espace socialisé de reproduction de la force de travail, expression démocratique ou socle de l’Etat capitaliste.
Certaines représentent essentiellement la reproduction de la force de travail. Grâce aux luttes successives, une part très importante du salaire est aujourd’hui socialisée (les cotisations sociales, du salarié et patronales, représentent 50 % du salaire, on peut donc dire que 50 % des charges se reproduction sont déjà ainsi socialisées). Les transports, la santé, l’éducation, la formation professionnelle, le logement doivent relever de logiques non marchandes. C’est par le financement à partir de la masse salariale, que cette démonstration est la plus nette. Le mouvement ouvrier doit affirmer que sa voix doit être prépondérante dans les choix concernant tout ce qui concerne directement sa vie quotidienne.
Ces institutions relèvent aussi des choix généraux d’une société : le droit à la santé, à l’éducation doivent être garantis par l’Etat. Certes le capitalisme a intégré ces grands services publics à son système de domination, et à sa reproduction. Que veut dire « démocratiser » ? si ce n’est justement une forme de subversion… Que les mêmes processus, l’école, la santé, relèvent des deux logiques de droits sociaux garantis à toutes et tous, et en même temps d’une logique de reproduction de la force de travail, démontrent bien l’imbrication entre la construction du mouvement ouvrier et l’avancée que représente pour ce même mouvement ouvrier la conception républicaine. C’est alors que prend son sens la participation aux assemblées électives, les communes, régions, l’Assemblée nationale. La représentation sur la base de choix politiques et à partir d’un vote basé sur le territoire, est un vecteur d’émancipation.
L’Etat est le vecteur de la domination de la classe dominante. Pourtant la bourgeoisie lui donne dès sa constitution comme classe sociale, une forme particulière : l’Etat se présente non comme représentant d’une classe, mais comme pivot de l’intérêt général. Cette « mise à distance » de l’outil principal de domination qu’est l’Etat a pour objectif d’occulter la domination de la bourgeoisie (de même que le rapport d’exploitation salarial doit rester caché). Mais en même temps, elle ouvre pour la classe ouvrière l’idée que l’intérêt général doit être débattu entre tous, et qu’il peut faire l’objet de choix politiques. « En imposant la ‘République’ le prolétariat parisien a conquis en 1848 le terrain en vue de sa propre lutte pour l’émancipation, mais « nullement cette émancipation elle-même », car la classe ouvrière était « encore incapable d’accomplir sa propre révolution ». [8] Ici comme dans d’autres domaines, la bourgeoisie crée, à travers son mode de domination, les outils qui permettent au mouvement ouvrier de penser le dépassement de la domination bourgeoise. L’émancipation devient possible. C’est l’invention du politique.
C’est de cette dimension démocratique, que relève l’élection, sur des listes politiques, de représentants du peuple. Nous ne pouvons nous en affranchir. Pas seulement parce que toute autre voie serait vécue comme antidémocratique par la population, mais aussi parce que cette expression individuelle sur les choix fondamentaux est essentielle. Il n’y a qu’à considérer, par exemple, combien pour les femmes la prise en compte de leur avis au même titre que celui des hommes représente un pas essentiel pour leur émancipation. Ceci est aussi vrai pour toutes les minorités, dont les formes d’autoorganisation du mouvement ouvrier (basées sur d’autres mécanismes) ne peuvent garantir les droits.
Précisons d’entrée que pour nous, toute forme sociale collective cristallisée prend la forme d’une institution. Ces espaces, associations, regroupements, dès lors qu’ils prétendent perdurer, sont reconnus de fait par la société, et trouvent des formes de légitimité soit par l’Etat et ses formes diverses, soit par des formes de reconnaissance collective (par le patronat quand il s’agit d’organisations de salariés). Un comité de lutte qui se pérennise prend une dimension institutionnelle dès lors qu’il exige d’être reconnu comme interlocuteur. Les groupes opprimés structurent leurs combats à travers des organisations collectives.
Autrement dit le combat social s’exprime sans cesse dans des formes qui s’institutionnalisent dès lors qu’elles se pérennisant. Comme le dit Marx à propos des paysans [9], la constitution d’une classe comme sujet passe par des éléments de construction, tels une « liaison nationale » ou une organisation. Mais plus précisément encore, l’affrontement de la classe ouvrière avec la bourgeoisie prend des formes diverses, à travers lesquelles la classe ouvrière se construit comme sujet et organise ses différents combats contre les formes d’oppression, s’opère à travers des formes institutionnelles. Pour exister, il ne faut pas seulement être reconnus par ses pairs comme représentants, mais aussi par son adversaire. Cet affrontement participe de la construction de l’identité du groupe. La classe ouvrière se construit dans l’affrontement avec la bourgeoisie, sans laquelle elle n’existerait pas. Et réciproquement. Autrement dit, la classe ouvrière existe à travers le rapport social qui la lie à la bourgeoisie, dans un rapport commun liant des rapports sociaux d’oppression et d’exploitation. Marx disait que tout homme est le produit de rapports sociaux dans lesquelles il est inscrit. Ceci est vrai aussi pour les groupes et classes sociales.
Ce qui nous conduit à penser que cette classe ouvrière ne peut émerger comme force dirigeante de la société, à partir de sa seule transcroissance autonome, en dehors de la confrontation permanente et multiple avec le capitalisme… qui a lieu largement, mais pas seulement, dans l’espace institutionnel.
Se raccorder au présent et au réel.
Mais au fond, la vraie divergence avec Samy est-elle bien là ?
Répétons que nous approuvons sans réserve le fait que les élections ne changent pas le monde. On pourrait ajouter que bien des révolutions sont loin de le changer de façon progressiste et se contentent de remplacer une domination par une autre. Mais le vrai problème sera surtout de savoir comment ces considérations permettent ou pas d’éclairer le présent et d’agir avec une boussole solide ici et maintenant.
La difficulté (et avouons l’irritation…) que l’on peut éprouver face aux arguments de Samy tient à ce qu’il juxtapose sans jamais les articuler sinon de façon caricaturale des arguments très historiques et très généraux tout à fait ouverts avec des raisonnements et des analyses conjoncturelles du présent qui contredisent les premiers, ferment le champ politique et stérilisent ses propres arguments. Au lieu de se saisir de la validité générale de ses arguments pour éclairer les potentialités du présent, Samy donne une lecture uniquement à charge des obstacles et des divergences (cf sa démolition en règle de Mélanchon pour montrer que rien ne serait possible avec le PG alors qu’il faut faire preuve d’une singulière myopie pour ne pas reconnaître très basiquement qu’il évolue de droite à gauche et se construit grâce à un degrés d’indépendance par rapport au PS qui est la condition même de sa survie ) existant dans le champ politique pour justifier une ligne d’isolement politique qui nous prive en particulier de toutes possibilités d’avoir des élus... dans les institutions. Samy peut à juste titre railler les travers gauchistes des groupuscules d’extrême gauche qui tendent à devenir la référence dominante du NPA. On ne saura par contre pas ce qu’il pense de l’alliance politique qui leur permet de constituer une nouvelle majorité dans le NPA et de faire passer leur ligne.
Car de deux choses l’une : ou bien ce travail au sein des institutions ici et maintenant a une certaine importance et dans cas, on recherche les médiations et les alliances qui permettent de passer aux travaux pratiques et en particulier d’avoir des élus. Ou bien on considère que l’on peut disserter à l’infini sur l’importance d’avoir des élus comme d’autres ont un discours du Dimanche sur le socialisme, sans que cela engage une quelconque orientation politique concrète. Oui tout cela se discute et se mesure à différentes étapes. Mais si on rapporte ce débat au récent passé et au présent du NPA., il serait bien d’avoir un avis sur les avantages et inconvénients de gagner par exemple quelques députés européens, quelques dizaines de conseillers régionaux ( en faisant de l’expérience positive du Limousin un exemple à suivre et non un épouvantail) et pour l’avenir proche quelques centaines de conseillers municipaux dans des villes grandes et moyennes. Et il serait bien de comprendre également pourquoi la recherche d’un accord permettant cela n’a pas été possible et voulu.
Leçons de la praxis.
Samy sait pourtant combien la présence même limitée d’élus peut être précieuse. Une présence et un travail politique dans les institutions donnent des points d’appui pour permettre de gagner l’hégémonie, mais au contraire l’absence d’un tel travail rend assez vain la construction d’une contre-hégémonie. Pour côtoyer et suivre celle d’élus dans une ville comme Clermont-Ferrand on peut mesurer concrètement cet impact. Il permet par exemple d’alerter grâce aux informations recueillies la population d’un quartier voué à démantèlent pour le mettre aux normes d’un habitat plus lucratif pour les promoteurs, de susciter la mobilisation des habitants concernés … et par leur occupation des bancs de la salle du conseil municipal et leur interpellation des élus de « subvertir » en effet au moins pour quelques heures les fonctionnement de l’institution municipale. Faut il évoquer les dénouements heureux quoique toujours provisoires.... et sous pression : l’obligation de rendre public les projets d’urbanisme de ce quartier, de les soumettre à débat public... et de revoir largement la copie en faisant une plus large part aux demandes des habitants et à leurs besoins réels. Des scénarios finalement assez proches se rejoueront au fil des mois et des années de « travail dans les institutions » de nos élus. Leur opposition obstinée depuis quinze ans (et ce n’est pas fini) pour empêcher l’implantation d’un incinérateur monstrueux à proximité de l’agglomération clermontoise débouchera sur des mobilisations qui non seulement mêlent intimement le social et l’écologie, la culture de résistance et la culture alternative, mais amalgament des dynamiques inédites. Qui peut croire que sans le « travail de taupe » au sens marxiste de nos élus, il aurait été possible d’enfoncer un coin aussi puissant au sein d’institutions aussi véreuses qu’hégémoniques, aussi antidémocratiques et magouilleuses que débordantes de morgue et de suffisance que celles qui prétendent commander aux destinées de la collecte des déchets à l’échelle d’un département. Oui c’est bien ce travail politique au sein de l’institution municipale qui a permis de mettre à mal la légitimité et la crédibilité de ces institutions qui prétendent servir l’intérêt général et dont nous démontrons alors qu’elles servent outre les intérêts privés de quelques élus ou de quelques partis ceux de multinationales qui ont nom ici Véolia, là « Suez empoisonnement » !
De telles démonstrations pratiques relativisent alors bien des débats talmudiques pour connaître si l’élection des camarades s’effectue bien sur la base d’une « fusion technique » au second tour ou si au contraire on ne peut trouver trace, même infinitésimale, de considérations politiques, auquel cas la démarche se trouverait frappée de nullité et ses promoteurs excommuniés pour propension coupable à accepter toutes les dérives social libérales. Nous laisserons d’autant mieux les clubs de joyeux sodomiseurs de coléoptères se livrer à leurs pratiques favorites que dans le cas évoqué plus haut nos élus l’ont été sur la base d’une liste indépendante présente au second tour et gratifiée de 15% des voix mais non sans avoir fait la démonstration publique que les exclueurs et les diviseurs étaient du coté de la liste PS-Verts-PC-LO qui refusait tout accord avec nous... si nous ne nous engagions pas à voter le budget (condition acceptée par nos amis « révolutionnaires » de LO)
Pourquoi tant de crainte et d’immobilisme ?
Dés lors comment expliquer cette singulière posture sur la question du rapport aux institutions qui fait coexister chez d’excellents camarades ouverture d’esprit, désir réel de confrontation sur le fond et parfois même audace théorique avec un tel conservatisme politique et organisationnel ? Logiciel hérité des « année 30 » et impossible à le dépasser aussi longtemps que les révolutions du 21e siècle n’auront pas trouvé leur chemin ? Ou plus simplement peur quasi panique de scénario à la brésilienne faisant passer en quelques années des « grandes espérances » portées par le Parti des travailleurs, Démocratie socialiste en son sein et les promesses de gestion alternative des villes ou d’état dépassant les millions d’habitants aux « illusions perdues » du « lullisme » et l’intégration institutionnelle voire gouvernementale d’une partie de notre courant qui conduira à son éclatement.
Le problème est réel. Mais la peur n’a jamais évité le danger et l’immobilisme est parfois le plus sûr moyen de cumuler les inconvénients et de prendre de plein fouet le « vieux qui se meurt » sans se donner les moyens d’accompagner et de faire croître « le jeune qui hésite à naître ». Nous y sommes, en général dans le monde tel qu’il va, en particulier dans cette singulière micro institution qu’est le NPA.
Le débat ne peut donc se résoudre à la question : pour ou contre les institutions. Elles existent, et nous existons, comme mouvement ouvrier, à travers elles. C’est justement l’idée d’une « subversion » des institutions : non pas en faire une finalité mais un moyen ; non pas le vecteur de la révolution, mais un outil révolutionnaire. C’est, notamment, par elles que passe la construction de la classe ouvrière comme sujet politique, comme sujet révolutionnaire.
Francis VERGNE, Louis-Marie BARNIER
Le 8 octobre 2011