Alors que lors du soulèvement du peuple égyptien, une partie des opinions européenne et états-unienne se sont inquiétées d’un scénario à l’iranienne ou à l’algérienne dans lequel les islamistes auraient tenu le premier rôle, d’autres observateurs confirmés de l’Egypte ou de la région ont au contraire souligné à quel point cette mobilisation extraordinaire – entre révolte et révolution – révélait que « l’islamisme [était] fini comme solution politique et comme idéologie », selon l’expression d’Olivier Roy dans un entretien avec le site Rue 89 publié le 20 février 2011. Cet effort de décentrement de l’islamisme, louable puisqu’il cherchait, à juste titre, à faire la part belle aux véritables protagonistes du soulèvement et à dénoncer une obsession occidentale – la peur de voir les islamistes s’emparer du pouvoir une fois le « rempart autoritaire » tombé – a néanmoins butté sur le constat que « les islamistes sont là et c’est la grande inconnue » (idem). C’est donc sur la question de la force réelle des Frères musulmans dans la société égyptienne que se sont penchés les analystes au cours des mois suivant la chute de Hosni Moubarak. Le rôle des Frères dans la mobilisation moins médiatisée des villes et zones rurales du Delta, puis les résultats du référendum constitutionnel massivement favorables au « oui » (option que soutenaient officiellement les Frères) ainsi que les premiers sondages indépendants réalisés auprès de la population égyptienne ont montré que ceux-ci bénéficiaient d’un soutien populaire conséquent.
Cependant, en raison de la longue absence d’indicateurs objectifs, due à l’opacité du régime moubarakien comme à celle de l’organisation frériste dont l’existence était jusqu’alors semiclandestine, la question ne peut pour le moment être tranchée.
Ainsi, la révolution témoigne du fait que cet acteur pourtant historique et fameux de la scène politique et sociale égyptienne demeure encore largement méconnu. L’affirmation selon laquelle l’islamisme serait dépassé paraît en ce sens quelque peu hâtive. Il serait incorrect de qualifier le soulèvement égyptien de révolution islamique qui sous-tendrait l’idée qu’on aurait affaire aux mêmes mouvements islamistes, du point de vue des pratiques et de l’idéologie, que ceux des années 1970 et 1980. En revanche, les événements en cours éclairent de façon nouvelle l’évolution des logiques d’action et la pluralité idéologique qui traverse le mouvement.
Le premier éclairage a trait à l’évitement de la confrontation qui a caractérisé l’attitude du leadership frériste durant la première phase du soulèvement et qui a pu paraître étonnant, voire suspect, à de nombreux observateurs. La prudence se lit dans la décision officielle de l’organisation de ne pas participer à l’élection présidentielle prévue pour la fin de l’année, et dans ses tentatives pour calmer l’ardeur des révolutionnaires déçus de la lenteur des évolutions et révoltés par la reprise de la répression. Ainsi, appelant à soutenir le Conseil suprême des forces armées (CSFA) dans le but de garantir la sécurité du pays, les Frères se sont officiellement désolidarisés de la grande journée de manifestation du 8 juillet, avant de s’y rallier au dernier moment au nom « du peuple qui a payé de son sang » pour finalement quitter collectivement la place avant la mise en place du sit-in.
Ce pragmatisme des Frères, complice des stratégies de pouvoir du CSFA, s’appuie d’abord sur un intérêt bien compris : stabiliser la configuration actuelle en prévenant un bouleversement plus profond des règles du jeu et le renforcement des nouveaux acteurs – qu’aurait permis l’instauration d’une nouvelle Constitution comme préalable à toute consultation électorale – doit, lors des prochaines élections législatives, garantir la supériorité frériste fondée sur un savoir-faire électoral qui n’a d’égal que celui des anciennes élites du Parti national démocratique (PND) de Hosni Moubarak. Mais cette attitude équivoque révèle surtout la modalité d’existence politique de la Gama’a des Frères musulmans, au moins depuis sa réémergence dans les années 1970. Depuis l’époque de Sadate, ses relations avec l’État égyptien se définissent par un mélange inextricable de logiques de connivence et de conflit, ce qui lui a permis de se construire comme une opposition assez conciliante pour se ménager une marge de manœuvre et suffisamment critique pour bénéficier d’une légitimité politique. L’histoire des Frères est donc faite de savants dosages qu’ils ont réappris à maîtriser lors du tournant répressif des années 1990. La stratégie de la « participation non conflictuelle et non hégémonique » (musharaka la mughalaba) est alors devenue un mot d’ordre s’accommodant mal, précisément, des mouvements de protestation sociale, perçus comme désordonnés, qui ont agité l’Égypte depuis le milieu des années 2000. Si les grèves, sits-in et occupations d’usines sont apparus largement étrangers au répertoire d’action des Frères, l’implication frériste a néanmoins pu être importante dans plusieurs situations locales, qui restent à étudier (par exemple, la mobilisation populaire contre l’implantation d’une multinationale à Damiette). La même ambivalence se retrouve ainsi dans le positionnement de l’organisation frériste vis-à-vis des mobilisations actuelles.
Le deuxième éclairage porte sur la nécessaire prise en compte de la diversité des Frères.
L’éclatement au grand jour des divisions existant au sein de l’organisation – et donc de sa difficulté à gérer sa diversité – a été l’un des aspects les plus commentés par la presse locale et internationale. Les dynamiques sous-tendant ces clivages ne sont pas nées de la révolution. Non seulement les tensions allaient s’accroissant entre les dirigeants de l’organisation et une frange de la jeunesse frèriste, insérée dans d’autres réseaux de contestation et revendiquant publiquement le droit à la critique mais les prises de distance, voire les départs, de plusieurs leaders de haut-rang avaient défrayé la chronique notamment en décembre 2009 lorsque l’ancien guide Mahdi ’Akif avait annoncé sa démission – une première dans l’histoire du mouvement. Les élections internes qui s’en étaient suivies avaient été dénoncées comme irrégulières, notamment par l’ancien vice-guide, Muhammad Habib, qui s’était alors mis en retrait. De façon plus générale, le clivage entre réformateurs et conservateurs, qui comporte une dimension générationnelle – à laquelle il ne se réduit cependant pas – est structurel depuis les années 1990. Toutefois, la mobilisation générale a débouché sur des repositionnements parfois très rapides, en accélérant les dynamiques de scission en gestation (départ d’Ibrahim al-Za’farani, fondateur en mars dernier du parti al- Nahda et qui s’était déjà publiquement écarté du mouvement à l’automne 2010 ; création du parti al-Tayyar al-Misri par de jeunes dissidents) ou en favorisant de nouvelles ruptures.
L’annonce par ’Abd al-Mun’im Abu al-Futuh de sa candidature à l’élection présidentielle, contre la décision officielle de la Gama’a, est moins le résultat d’une dissidence antérieure que celui de l’opportunité offerte par la nouvelle configuration : dans la compétition pour le siège présidentiel, ce leader réformateur très médiatique apparaît en effet comme le « chaînon manquant » entre courants laïques et islamiques, selon les mots d’un politologue égyptien. Nombre de défections semblent aussi être liées à la création du nouveau Parti frère de la liberté et de la justice (PLJ), dont les dirigeants ont été nommés et non élus.
Or la création de ce parti offre également un troisième et dernier éclairage sur un aspect largement ignoré par les médias. Au-delà de l’analyse des constantes et des nouveautés du programme par rapport à celui publié (officieusement) par l’organisation frériste en 2007, il faut insister sur le fait que la formalisation partisane entraîne un passage à la légalité – perdue depuis 1948 – qui a d’ores et déjà un impact considérable sur les pratiques et les normes du système d’action des Frères. Si la Gama’a elle-même n’a pas encore acquis de statut légal, elle a commencé à sortir de la semi-clandestinité où elle était, d’une façon qui va bien au-delà de l’ouverture d’un bureau arborant l’enseigne officielle des Frères. Chose impensable il y a seulement quelques mois, les sites Internet des branches régionales de l’organisation affichent ainsi les photos et les noms des membres du nouveau parti et détaillent les modalités (parfois même les financements) des programmes d’aide sociale et caritative qui se multiplient dans ce nouveau contexte de liberté. De plus, le fait que ces activités soient alternativement placées sous l’égide des Frères musulmans ou du PLJ montre que la question de la répartition des rôles entre l’organisation et son parti déborde le débat théorique de la séparation entre religion et politique pour s’intégrer dans une redéfinition profonde des modalités d’action quotidiennes, des identités militantes et donc des relations avec la société locale.
Au final, la « force réelle » des Frères musulmans dans la société égyptienne se présente ainsi moins comme une donnée inconnue à découvrir que comme une équation dépendant largement des formes locales que prendra cette sortie de la clandestinité.
Marie Vannetzel, Doctorante au CERI-Sciences Po