Il est Daniel pour sa maman ; pour Cynthia, sa dernière compagne, il est aussi Daniel (avec son joli accent luxembourgeois)
Pour moi il est Aguirre
Aguirre fut mon compagnon, mon camarade, un complice pour tous instants de la vie militante, amoureuse, familiale.
Aguirre : je l’ai toujours appelé ainsi, un nom si beau, qu’il s’était choisi à son arrivée en France. Il devait avoir un pseudo car sa situation en France n’était pas très régulière : un sans-papiers suisse.
Aguirre, je l’ai d’abord croisé dans une réunion pour le droit à l’avortement au fin fond du 93.
Il était beau (déjà le plus beau de l’Université de Lausanne selon Cynthia qui le connaissait dès cette époque). Il avait un charme fou avec ses yeux noirs pétillants – et un regard mutin et un peu fou - et son sourire tendre.
En septembre 79, il est mon prof de Ligue ( je décide de m’en rapprocher plus formellement, rentrant enthousiaste du Nicaragua après la révolution sandiniste).
J’ai raconté souvent que la première nuit je m’endormis dans les bras de celui que je pensais être un guérillero latino (Companero Aguirre !) et me suis réveillée dans les bras d’un trotskyste helvète.
Et Aguirre était à la fois ce militant, et ce compagnon bouillonnant, chaleureux, désordonné et très romantique, et ce Suisse protestant empreint de rigueur, de discrétion et de sens du devoir.
Aguirre était doué de gentillesse.
Sa maman dont il disait avec amour « c’est une vieille dame très gentille » lui a légué sa profonde gentillesse.
Elle nous racontait encore ces derniers jours toutes ses frasques et 400 coups militants, dans une Suisse un peu étriquée et trop ordonnée (pour lui) : faire sonner les cloches durant quatre jours, tendre une banderole contre la guerre au Vietnam entre les tours de la cathédrale de Lausanne.
Elle raconte et répète tout cela avec amour et admiration (et rappelle qu’elle couvrait tout cela pour éviter les remontades paternelles).
Son fils unique était bien loin d’elle mais elle admirait son engagement (elle avait même pris un abonnement à Rouge quand il apparaissait sous son vrai nom comme directeur de publication) et recherchait les articles de son fils sous ce nom étrange d’Aguirre
Pour nos deux enfants, Simon et Léa, la vie était bousculée, envahie par tellement de réunions et de manifs mais il était un père chaleureux, attentif, très drôle (des blagues qui revenaient à épisode régulier...).
Il aimait par-dessus tout parler des heures d’eux et encore ces tous derniers temps, quand nous nous réjouissions de fêter leurs anniversaires.
Aguirre était aussi un père inquiet, il craignait de n’avoir pas donné assez de temps, de ne pas s’y être bien pris.
Il était réconforté et même fier que ces enfants soient, comme lui, tout en générosité, en gentillesse, sensibles aux autres. Il appréciait en Simon son approche du monde, il le trouvait toujours exact dans ces raisonnements (même quand Simon, lui n’hésite pas à nous railler sur certains aspects du militantisme).
Il reconnaissait en Léa un engagement bouillonnant comme le sien, son activisme et son sérieux (il avait aimé lutter sur le front de la Sorbonne, avec elle, contre les CRS, pendant le mouvement contre le CPE).
Aguirre aimait jouer avec ses enfants, jouer au foot où il se donnait sans compter, même avec sa démarche bancale, il aimait jouer aux cartes, jusqu’au bout de la nuit avec passion et rigolades.
Il aimait faire du vélo : dévaler les pentes, suer dans les montées.
Aguirre aimait boire et manger et aimait par-dessus tout les terrasses, les bistrots et les restos.
Il se passionnait pour la recherche du resto où nous allions manger ;
il continuait à manger la raclette après que tout le monde ait déclaré forfait.
Il mettait la barre très haut pour être un compagnon, un père et un militant qui cherche (au quotidien) à s’émanciper des règles, de la conformité, de l’ordre : il détestait l’ordre - qui le détestait en retour.
Il était, il faut le dire, bordélique (quel bazar ? disait-il étonné) et les histoires cocasses de clés perdues, de cartes perdues, de documents essentiels. « punaise, c’est diabolique »
ma batterie est déchargée, j’ai oublié mon téléphone, le mail s’est perdu.... « c’est redoutable »
Il chantait faux : rappelez-vous s’il était au micro en fin de meeting et devait lancer l’Internationale : personne ne la reconnaissait.
Il aimait la compagnie des excentriques, de celles et ceux qui refusent de rentrer dans le rang.
Il était pudique, taiseux – notamment sur ses préoccupations, sur ses inquiétudes ; il avait de longs moments de silence. je l’accusais de devoir faire seule les questions et les réponses pour essayer de comprendre ce qu’il ne pouvait pas dire.
Il nous a écrit parfois quand il le fallait.
Il voulait jusque dans ses relations amoureuses, ne pas se conformer et ne pas brider, ne pas subir le diktat du temps, de la routine, des convenances.
Il disait sa tristesse de n’avoir pu poursuivre notre relation qu’il disait singulière ;
nous sommes restés proches, tendres et complices et nous avons poursuivi sous une autre forme notre relation singulière
Cynthia lui a apporté un amour et des joies qui éclairaient sa vie.
Les belles et tendres photos de lui, à ses côtés en Crête, dans le jardin de Bridel en témoignent.
Aguirre était ce camarade et compagnon, précieux, indispensable, un noble cœur.
Il était de bien des combats : féministe pour de vrai, écologiste pour de vrai, contre l’islamophobie et cela fut y compris l’occasion de travailler sur le fond sur toutes ces questions, avec son regard propre. Et je me rappelle aussi de sa fougue pour la défense des droits des enfants (en plein Forum social européen, notamment) ;
C’était pour lui un vrai sujet politique insuffisamment traité dans nos milieux.
Il était souvent déconcertant mais avait une telle force de conviction qu’une idée farfelue devenait lumineuse.
Il donnait sans compter son temps pour les autres, pour assurer des tâches, toutes les tâches : en 90, il me disait mi-rigolard, mi-fatigué : « mais tu comprends à Roto il n’y a que moi qui connais le chemin de la poste » : envoi de courrier, suivi des abo, commissaires aux compte, gardien du trésor de la LCR c’est ce qu’avaient répondu les enfants aux questionnaires scolaires sur la profession du père.
Aguirre était rieur et avait l’autodérision facile, il ne se formalisait pas de mes moqueries : il affectionnait un T-shirt que je lui avais rapporté de Gênes en 2001 :
« je suis en train de travailler dur à préparer ma prochaine erreur ».
Il était respectueux, attentif, sensible, chaleureux, touchant, ce qui tranchait avec le style militant d’extrême gauche.
Il me manque, il nous manque déjà terriblement.
Aguirre, allait à toutes les obsèques, y compris de celles et ceux avec qui il n’avait partagé qu’un verre, une discussion, un moment de vie, des moments qui étaient tous pour lui des moments essentiels fussent-il courts et furtifs.
C’était aussi une de ses façons d’exprimer sa profonde humanité. Cela faisait partie de son engagement.
Selon ses souhaits, il est enterré :
Que la terre te garde bien Daniel, Aguirre, notre papa, notre compagnon, notre camarade, mon cher et tendre Aguirre
Ta chère et tendre Sophie