Les camarades Francis Vergne et Louis-Marie Barnier (F et LM ensuite) ont pris la peine d’une réponse détaillée [1] à mon texte sur « les institutions » [2]. Excellente initiative qui permet la poursuite de la discussion. Ils reprennent en détail beaucoup de points que j’avais moi-même développés dans le même sens et sur lesquels, en conséquence, il se manifeste un accord par définition. Certains de ces points étaient déjà présents dans leurs textes précédents, comme d’ailleurs dans ceux d’autres auteurs que nous sur le même sujet. Preuve qu’il existe en fait une large plage de préoccupations communes dans le domaine, et il faut s’en féliciter.
Ils ne disent rien en revanche de certaines formules de leurs premiers textes que j’avais notées pour les contester. Ils hésitent à m’en donner acte, mais qu’importe. Sauf revendication express du contraire, on pourra donc admettre que ça vaut accord au moins sur leur mise en discussion critique, et c’est tant mieux. Inutile d’ergoter éternellement sur les mêmes divisions possibles si justement elles n’en sont pas finalement, et peu importe comment on arrive à ce résultat.
Je voudrais juste reprendre trois points sur lesquels il faut revenir il me semble de manière à avancer encore un peu plus loin.
La politique quotidienne et le débat de fond
Je commence par ce qui dans le texte de F et LM est mis presque à la fin. Mais qui manifestement est le point majeur pour eux : une volonté apparemment irrépressible de calibrer le débat sur le fond à la mesure de la justification de choix politiques immédiats. Ne surtout pas faire de peine à Mélenchon ! Franchement, tant de pages juste pour ça ? J’ai effectivement écrit en collaboration un texte de critique de « l’oxymore » [3] que représente la « révolution par les urnes » du député européen [4]. Que n’ai je fait ! A la minute (et ça dure donc encore avec le document des camarades) F, LM, et combien d’autres, n’ont jugé le texte que…pour ses effets politiques possibles, l’agenda caché qu’il masquerait (abattre l’unité de « l’autre gauche »). Ceci sans un mot sur le fond. Pas un retour sur une quelconque partie, un paragraphe, une formule, pas une critique même sur une virgule. C’est la profanation que représente la mise en discussion de la stratégie du PG qui était insupportable. Et le demeure donc.
Pourtant, si on débat du fond, on débat du fond, non ? Eh bien non [5]. Pas maintenant, pas comme ça. Jamais en fait, ou alors il y a des productions de F et LM qui m’ont échappé. L’essentiel n’est-il pas que la création du PG représente un pas vers la gauche ? Mais bien sûr que c’est le cas, qui le conteste ? Pas moi. J’ai même écrit un autre texte consacré à cette question, où je défend l’idée que ce pas à gauche est incontestable. Mais que ça ne fait pas pour autant du PG un parti « centriste » pour reprendre les anciennes formules [6]. Et alors ? Tout ceci interdit-il de discuter, indépendamment, de « la révolution par les urnes » ? D’où vient cette conversion de nos camarades à l’instrumentalisation des débats de fond par la tactique immédiate ce qui – ils le savent bien – est la marque d’un mode de pensée catastrophique qui a pollué le mouvement ouvrier et contribué à sa crise ? Inutile de juger ce qui est dit. Mais qui le dit et quand on le dit. Et surtout, surtout, « en faisant le jeu » de qui.
Désolé, je ne mange pas de ce pain là, et j’espère que les camarades non plus. Je n’ai pas écrit le texte sur « les institutions » en vue d’un congrès du NPA, mais en réponse à des textes précis, avec citations précises et je ne me suis permis à aucun moment de laisser entendre que ces derniers avaient été élaborés juste pour soutenir telle ou telle position momentanée. On peut attendre un même respect en retour.
La spécificité des institutions électives
F et LM développent longuement l’idée que des pratiques contre hégémoniques nécessitent d’être traduite en institutions. Je ne sais pas bien à quoi ça répond. En tout cas pas à moi qui dans mon texte insiste justement et longuement sur ce point. Mais ce faisant, nos amis font un pas de plus. Ils traitent alors toutes les institutions sur le même plan, alors qu’une partie du débat avec eux (une fois mises de côté des formulations contestables qu’ils ne reprennent pas) tient justement à la nécessaire distinction entre institutions. Entre autres : les institutions contre hégémoniques (dont potentiellement celles du mouvement ouvrier), les institutions sous domination bourgeoise, mais terrain de la lutte de classe (comme le système éducatif), les institutions directes de cette domination. Dont - c’est une grosse partie du débat - les institutions de gestion bourgeoise explicites. Certes même celles-ci doivent être distinguées selon celles où un minimum de démocratie peut s’exprimer (comme les assemblées élues), et les espaces d’où elle est définitivement exclue (comme l’OMC).
Si on veut cerner la discussion, je ne vois pas l’intérêt de faire comme si (dans le débat avec moi) il y avait comme un parfum d’anarchisme avec l’idée que pour nous il n’y aurait qu’un seul drapeau, toujours une seule et même forme institutionnelle, celle de la démocratie directe et « des soviets partout ». Je pense que ceci est faux y compris dans le cas de la démocratie socialiste. Je le pense tellement que je l’ai défendu dans mon texte « 20 défis », et j’ai d’ailleurs reçu en retour, et d’une manière plus qu’étonnante, une critique de ce point de vue par LM [7].
Si le débat n’est pas là, il est où ? Dans la possibilité, ou non, de « pervertir » justement ces assemblées représentatives dans le cadre de l’État bourgeois. Celles là, spécifiquement. C’est certes une question compliquée ; encore faudrait-il l’aborder de front. F et LM donnent de longs exemples de pratiques de nos élus dans ces assemblées sur lesquelles je n’ai pas l’ombre d’un problème. Mais il s’agit dans ces exemples, toujours, d’élus d’opposition. La vraie question, même si elle est loin de notre expérience, n’est pas là. Mais dans l’éventuelle direction de ces assemblées. C’est là que l’affaire se noue. On peut diriger un syndicat ; une partie consistante du système éducatif ; un théâtre ; une entreprise autogérée : dans tous ces cas, même si la vie n’est pas un long fleuve tranquille, on voit à peu près ce qu’on peut chercher à faire quand on souhaite contribuer à « pervertir » le système. Mais une Mairie comme celle de Paris ou Marseille ? Là où, comme je l’ai dit de manière imagée, la main gauche peut faire valablement avancer des dossiers, mais à condition que la main droite soutienne les politiques libérales/bourgeoises ?
Après la lecture du texte de F et LM (et une fois donc éliminés les glissements possibles de leurs premiers écrits), une fois enregistrés les points d’accord d’autant plus facilement qu’ils étaient déjà indiqués dans mon propre texte, c’est cette question qui demeure, et qu’ils évitent avec soin. Attention ! Loin de moi l’idée de dire que ce soit une question simple. En ce concerne le pouvoir central, j’en tiens pour des positions « classiques » : gouvernement des travailleurs (qui nécessiterait des conditions déjà de forte confrontation sociale). Pour le reste des grandes institutions, c’est plutôt une grande prudence qui devrait dominer (entre autres, et surtout, pour des raisons développées au point 3 suivant). Je pense en revanche (et je l’ai dit plusieurs fois) qu’il faut expérimenter ce qu’il est possible de faire dans des municipalités petites et moyennes, y compris en alliance avec le PS local. Mais F et LM, ils disent quoi ?
Le basculement du monde
Ces deux premiers points étaient là pour marquer une (très légère) contrariété. La question la plus importante pour moi est ailleurs.
Bizarrement, alors que les reproches en passéisme me sont faits par les camarades, ils ne tiennent aucun compte des éléments réellement nouveaux que nous avons pourtant sous les yeux. C’est d’autant plus étonnant que des éléments de ce type étaient dans le texte de F, mais voilà qu’ils ont disparu.
Reprenons. Le fond de la question est celui de l’incroyable diminution de l’espace démocratique que comportait encore la démocratie représentative capitaliste. Plusieurs éléments y concourent. La domination universelle du néo-libéralisme et l’affaiblissement volontaire concomitant des États (en dehors du versant pénal, répressif, militaire). Ceci étant à moduler, puisque c’est surtout vrai pour les grands et petits pays occidentaux, mais pas pour la Chine qui a trouvé une solution miracle (pour l’instant) par la combinaison du marché et de la dictature. Peu de démocratie tout de même…
A contrario, il existe un problème spécifique et accentué en Europe (et dans la zone euro en particulier) où l’inexistence d’un État pleinement développé marque une impossibilité supplémentaire pour les peuples de peser électoralement sur des décisions opaques. Dans une telle situation, même une politique comparable à celle de Mitterrand/Mauroy en 81-82 serait très difficile à imaginer. Ajoutons-y l’approfondissement de la crise surgie en 2008, et on a les Indignés, lesquels, à l’évidence, pointent cette question particulière de l’affaissement des espaces démocratiques (avec nombre d’autres). Où l’on voit que F et LM, accrochés à des modèles anciens, ratent l’essentiel.
Ce ne sont pas toutes les institutions qui sont concernées au même titre. Spécialiste de la question, F sait bien que l’éducation par exemple est impactée au premier chef par des processus libéraux du même type, mais qu’il y a de la marge avant de la décréter définitivement hors champ des luttes de classe. Non, la question est plus spécifiquement celle des institutions dites représentatives. Que faire avec ces constatations ? Pas de réponse hâtive, bien entendu. Il faut débattre. Mais il est peu probable que les réponses, si nous les trouvons, se trouvent dans le renforcement de la possibilité de les « pervertir » de l’intérieur.
Samy Johsua