“Le Comité de coordination pour les droits et libertés ouvrières et syndicales a été fondé en 2001 à propos des élections syndicales qui avaient lieu cette année- là. Ses animateurs principaux sont Saber Barakat, un ancien sidérurgiste, et l’avocat Khaled Ali, un des fondateurs du Centre d’aide juridique Hisham Moubarak. Saber Barakat et Khaled Ali écrivirent un rapport intitulé “Syndicats sans travail- leurs et travailleurs sans syndicats”, basé sur des documents relatifs à des procédures électorales non démocratiques. Lors de ces élections, presque tous les membres des comités syndicaux locaux opposés au projet de réforme du droit du travail, qui faisait alors l’objet d’un vif débat, ont été éjectés de toute responsabilité. On leur interdisait généralement de se présenter aux élections qui étaient par ailleurs truquées.
Depuis cette époque, le Comité de coordination permet à des salariés venus de toute l’Egypte d’échanger des informations concernant les luttes sur leur lieu de travail, débattre de stratégie, et chercher des conseils d’ordre juridique”. [1]
“La Coordination est partie du constat que le développement des mobilisations se déroulait sans lien entre les animateurs de celles-ci. Elle vise à unifier les luttes et à homogénéiser les revendications. La Coordination se réunit mensuellement depuis 2001, avec une grande rencontre annuelle en mai. Le 1er mai 2003, elle a appelé pour la première fois à un rassemblement sur la place Tahrir. Il n’était pas autorisé, et les participants se sont fait taper dessus par la police”. [2]
ENTRETIEN AVEC SABER BARAKAT (28 mai 2011)
Saber Barakat, retraité depuis octobre 2010, a travaillé 40 ans dans la siderurgie.
La lutte pour un syndicalisme indépendant de l’Etat a commencé autour de 1968. Auparavant, le paternalisme de Nasser fonctionnait. Mais la défaite de 1967 face à Israël a développé la compréhension que “le père” n’était pas infaillible. L’idée est apparue que les travailleurs avaient des intérêts différents de ceux des gouvernants. Comme beaucoup d’autres qui mettront par la suite en place le Comité de coordination, j’avais à l’époque peu de considération pour le syndicalisme. Les questions politiques nous intéressaient beaucoup plus. Nous nous sommes tournés vers les organisations marxistes parce qu’elles combattaient le régime. Lors de la guerre de 1973, la plupart d’entre nous avaient été mobilisés et nous
avions eu l’espoir que le pays allait être libéré de la mainmise impérialiste. Nous avons découvert à cette époque l’importance de la corruption, notamment dans les entreprises publiques. Nous nous sommes présentés aux élections syndicales de 1976. Pour la pre- mière fois, les plateformes proposées mélangeaient revendications écono- miques et revendications politiques. Cela a facilité les mobilisations ultérieures. Les émeutes de la faim de janvier 1977 ont permis de franchir une nouvelle étape : il ne s’agissait pas seulement d’un affrontement avec le paternalisme, mais aussi avec la violence policière.
Pour nous, il était clair que le pouvoir organisait un retour vers la soumission à l’impérialisme, notamment celui des USA. Et on a effectivement connu des pri- vatisations, la remise en cause des services publics, l’ouverture aux capitaux pri- vés, la libéralisation des prix, l’ouverture aux investissements étrangers, et des modifications de la législation sociale contraires aux intérêts des travailleurs. Toute cette politique a été mise en œuvre avec l’accord de l’ETUF.
En 1984, a eu lieu la première vague de privatisations. Des comités contre les privatisations et la dégradation de la législation sociale se sont mis en place, notamment au Caire, à Helwan et Mahallah, ainsi qu’au niveau national. Y participaient des représentants de partis légaux, des communistes et des syndicalistes indépendants.
Dans le textile, la police avait tiré en 1984 sur les ouvriers et il y avait eu 6 bles- sés graves. En 1989, dans la grande usine siderurgique d’Helwan, la police est entrée de force dans l’usine occupée et a tué un ouvrier. Suite à cette grève, les dirigeants de la lutte et les militants politiques qui avaient soutenu la grève ont été arrê- tés de façon massive.
Lors des élections syndicales de 1991, de nombreux militants de gauche ont été élus : ils avaient condamné les privatisations que la direction de l’ETUF avait acceptées. Le gouvernement a alors décidé de les éliminer. Les militants accu- sés, même à tort, d’être membres d’organisations communistes ont été arrêtés, ou ont été victimes de diverses sanctions et brimades.
En 1996, il n’y a pas eu d’élimination préalable des candidats oppositionnels. Et malgré une fraude importante, des oppositionnels avaient été élus pour la pre- mière fois au niveau des comités locaux. Ce n’était pas le cas au niveau des res- ponsables nationaux : le gouvernement était intervenu énergiquement pour que les anciens responsables des syndicats nationaux de branche restent en place. Au niveau de la Confédération, 23 postes étaient à pourvoir et le ministre avait établi sa liste. Comme deux candidats proposés par le bureau confédéral sortant ne convenaient pas au pouvoir, celui-ci a décidé que le nombre de postes serait ra- mené à 21 !
Des tentatives de résistance ont donné naissance à plusieurs structures. Pendant ce temps-là, le pouvoir faisait tout ce qu’il pouvait pour épurer les syndicats de tous les opposants.
En 2001, le Comité de coordination pour les libertés syndicales et les droits des travailleurs a été créé pour organiser la résistance. Ce comité a rassemblé tous ceux qui s’étaient mobilisés auparavant contre les privatisations : des militants politiques, des syndicalistes indépendants, dirigeants de lutte indépendants, des dirigeants ouvriers qui étaient prêts à se présenter aux élections de 2001, des ONG défendant les droits des travailleurs.
Une partie des membres du Comité de coordination était élus dans des Comi- tés syndicaux locaux. Mais aucun oppositionnel n’avait à l’époque de respon- sabilité au niveau national car, depuis 1991 des oppositionnels avaient été élus au niveau local, mais aucun à un niveau plus élevé.
Ceux qui étaient membres des différents partis n’étaient pas dans le Comité au nom de leur parti, mais en tant que syndicaliste individuel.
Lorsque le Comité de coordination a été créé en 2001, il avait trois objectifs :
— favoriser l’indépendance syndicale au sein de l’ETUF ou la formation de
syndicats indépendants,
— faciliter la reprise de mobilisations ouvrières structurées,
— former les travailleurs à la défense de leurs intérêts.
Tout cela est expliqué dans la brochure “Ouvriers sans syndicat et syndicat sans ouvriers” écrite par Saber Barakat et Khaled Ali.
Les trois objectifs du Comité ont été atteints à des degrés divers :
— les mobilisations ouvrières ont redémarré, — des plateformes électorales sont à nouveau apparues au moment des élections syndicales,
— par contre, la constitution de syndicats indépendants a été reportée à plus tard, car certains partis politiques y étaient opposés en expliquant que cela diviserait la classe ouvrière. Le parti Tagammu (parti légal de gauche très modérée) et le PC, dont des militants participaient simultanément au Tagammu, étaient opposés à la constitution de syndicats indépendants. Ils considéraient que la création de syndicats indépendants diviserait la classe ouvrière. Ces deux partis ont gardé cette position jusqu’à ce que le syndicat indépendant des collecteurs d’impôts fonciers ait réussi à obtenir sa reconnaissance par le pouvoir en 2009. La remontée des luttes s’est traduite par au moins une centaines de grèves par an entre 2001 et 2006. Un seuil qualitatif a été franchi en 2006 avec la grève de l’usine textile de Ma- hallah, avec la demande de la dissolution de la structure syndicale officielle et son remplacement par un syndicat indépendant. La grève a été relayée par les médias indépendants (presse et chaînes privées de télévision dont Al Jazeera), ainsi que par l’utilisation intensive des mobiles et la mise en place de blogs. Le rôle des femmes dans la direction des grèves est apparu en 2006, avec notamment le slogan devenu célèbre des femmes de Mahallah : “Où sont les hommes ? Les femmes sont là !“.
La montée des mobilisations a continué jusqu’en 2008. A Mahallah, un appel à faire grève le 6 avril 2008 a été lancé. Les objectifs étaient, sur le plan natio- nal, l’instauration d’un salaire minimum et la création de syndicats indépen- dant. Mais des organisations politiques, et notamment Kifaya et les mouvements de jeunes ont décidé de transformer ce mouvement en grève po- litique incluant l’appel à la chute de Moubarak.
Dans le Collectif syndical coexistaient plusieurs points de vue :
— certains voulaient uniquement continuer à se battre au sein de l’ETUF pour l’indépendance du syndicat,
— d’autres estimaient cela impossible, et voyaient comme seule possibilité la construction de syndicats indépendants, c’était notamment mon point de vue,
— d’autres enfin proposaient de construire des syndicats indépendants, tout en continuant le combat à l’intérieur de l’ETUF.
Certains ont évolué dans leurs positions. Cela a été, par exemple, le cas de Kamal Abou Aita des collecteurs d’impôts fonciers. Avant 2006, il était président de son syndicat, mais le pouvoir lui avait interdit de se présenter à nouveau. Il avait intenté un procès et put être finalement candidat en 2006. Mais il n’avait pas été élu suite à la fraude organisée par le pouvoir et avait à nouveau intenté un procès. La grève de 2007 l’a fait changer d’avis. Les travailleurs ne voulaient plus de la centrale officielle et réclamaient un syndicat indépendant. Kamal Abou Aita s’est alors lancé dans la mise en place du premier syndicat indépendant que l’Egypte ait connu depuis une soixantaine d’années.
Le 6 avril 2008 a été très dur pour les travailleurs de Mahallah : ils ont beaucoup perdu dans cette grève. Mais le 6 avril a été positif pour le mouvement démocratique au niveau national, parce qu’il alliait des revendications ouvrières et des revendications démocratiques nationales. Le 6 avril a permis à la popula- tion de voir l’importance des ouvriers dans la confrontation avec le pouvoir. Ce sont les premiers qui ont décroché puis foulé aux pieds les portraits de Moubarak sur la grande place de Mahallah. C’est cela qui a conduit à la révolution de 2011.
Les grèves ouvrières ont continué en adoptant petit à petit la revendication de la chute du régime. Et le gouvernement avait une position contradictoire : d’un côté, il a satisfait certaines reventications matérielles et, de l’autre, il a réprimé les mobilisations très violemment.
Le gouvernement a utilisé les divisions politiques existant entre les travailleurs, et a réussi jusqu’à un certain point. Et encore aujourd’hui, à Mahallah, les dirigeants de luttes sont divisés : ils sont incapables de créer un syndicat indépendant à cause de ces conflits politiques entre eux. Toutes les organisations politiques ont aggravé ces divisions à Mahallah.
Mais cela n’empêchera pas le mouvement ouvrier de continuer, car depuis 60 ans il a été capable de se maintenir malgré la répression.
On est dans une phase de construction d’un nouveau mouvement ouvrier qui se caractérise par l’idée de la nécessité d’organisations indépendantes, ainsi que la conscience des revendications ouvrières et patriotiques. Les travailleurs ont appris que le gouvernement et les patrons étaient contre eux. Au cours des derniers mois, des dizaines de syndicats indépendants se sont crées. La plupart des nouveaux syndicats sont indépendants de tout parti politique, même de gauche. Certains sont hostiles à toutes les organisations politiques, et parfois de façon un peu maladive : ils pensent que les partis cherchent à les manipuler.
Pourtant, différentes organisations politiques travaillent ensemble pour aider les nouveaux syndicats à se créer et à se développer. Elles contribuent ainsi à l’in- dépendance des syndicats et au développement du mouvement ouvrier.
Fin mai 2011, s’est tenu un premier stage de formation, en coopération avec les associations se battant pour les droits des salariés et les droits de l’Homme, ainsi que diverses organisations politiques. Un nouveau stage est prévu. Il sera financé par l’ECESR, mais ce sont des syndicalistes de longue date qui l’organisent.
Ces formations portent sur l’indépendance syndicale, la gestion démocratique des syndicats. L’accent est mis sur le fait que l’efficacité d’un syndicat repose sur son implantation. Il s’agit de mettre en place un syndicalisme indépendant et de masse, et non pas un syndicalisme de services à la manière de l’ETUF. Il faut pour cette raison créer des structures intermédiaires entre la direction na- tionale et les structures de base : des comités de délégués au niveau des ate- liers, des villes, etc.
Les activistes syndicaux doivent inciter les travailleurs à rejoindre les syndicats indépendants en leur expliquant l’importance de coopérer avec toutes les organisations de la société civile, y compris les partis. Mais cela doit se faire en restant indépendant de toute organisation politique ou religieuse. Les décisions d’un syndicat ne doivent venir que de ses adhérents et être en conformité avec leurs intérêts.
Pour parvenir à ce type de syndicalisme, les délégués doivent être formés de façon très intensive. Cela fait 60 ans que nous avons des syndicats de services dépendant du pouvoir. Il faut former les militants sur un modèle complètement différent de syndicalisme : il faut les convaincre que la force d’un syndicat ne peut provenir que de sa base et non pas de l’Etat ou des partis politiques. Les travailleurs sont l’origine et la fin. Nous voulons un syndicalisme pour les travailleurs et par les travailleurs. Ce sont eux qui changeront les données économiques et politiques, et nous sommes persuadés que nous y parviendrons”