GREZ-EN-BOUÈRE (MAYENNE) ENVOYÉE SPÉCIALE - Vallonnés, bordés de haies boisées, dans le sud de la Mayenne, les paysages ressemblent à la campagne immuable telle que les citadins l’imaginent. Dans les prairies voisinent des bovins, des chevaux, des moutons, quelques chèvres aussi. Ne pas se fier à ces scènes bucoliques : ce sont les animaux élevés aux champs qui ont le plus pâti de la pollution aux PCB - polychlorobiphényles - mise en évidence en janvier dans ce pays d’élevage. Depuis, une dizaine d’exploitations agricoles ont été touchées, certaines sont sous séquestres, quelques-unes dans des situations inextricables.
Lundi 21 novembre, trois troupeaux supplémentaires ont été « enlevés », comme disent les agriculteurs. Selon leur décompte, 302 bêtes ont été abattues jusqu’à présent, sans compter les quelques-unes qui ont servi aux analyses. Des associations locales ont insisté pour que la population, aussi, ait droit à des tests. L’agence régionale de santé a accepté de financer une vingtaine d’analyses de sang qui vont être proposées aux soixante riverains les plus proches de la source de la contamination. Surtout à ceux qui ont pour habitude de consommer leurs propres légumes, leur viande, leurs oeufs, en toute confiance.
Personne n’en doute plus, l’épicentre se situe entre les communes de Bouère et de Grez-en-Bouère, un petit millier d’habitants chacune, à La Promenade, une modeste et mal nommée zone industrielle. Le long de la route, quelques mécontents ont planté des potences au bout desquelles pendent des têtes de vaches en carton et un panneau vengeur à l’encontre d’Aprochim. L’usine, installée là depuis vingt-trois ans, est spécialisée dans le traitement de déchets industriels, en particulier des transformateurs électriques au pyralène, autrement dit aux PCB. Ces dérivés chimiques, interdits depuis 1987, étaient présents dans des huiles utilisées comme isolants. Ils sont très résistants : inflammables à très haute température uniquement, ils s’accumulent dans l’environnement et y restent.
Leurs effets sur l’homme - surtout in utero - les classent au minimum parmi les perturbateurs endocriniens, voire parmi les éléments cancérogènes. Chez les veaux élevés sous la mère, les PCB ont atteint des taux record près d’Aprochim : six à sept fois supérieurs à la norme car ils contaminent particulièrement la matière grasse et donc le lait. C’est ainsi que, pour les Reigner, les rêves d’avenir se sont écroulés. Cette famille se retrouve avec tout un troupeau sur les bras, un mois et demi de fourrage en réserve, et vit désormais avec le RSA.
Mardi 22 novembre, Jérôme Harnois, sous-préfet de Château-Gontier, a finalement rédigé une mise en demeure enjoignant Aprochim de respecter les seuils d’émission en PCB que ses services avaient prescrits en janvier. La société a quinze jours pour y parvenir, faute de quoi son activité sera suspendue. La pression monte vis-à-vis de cette entreprise du groupe français Chimirec.
« Quand ils ont téléphoné pour nous convoquer à une réunion avec les producteurs de lait, fin janvier, je me suis immédiatement dit : revoilà Aprochim ! », se souvient Joseph Gaudin. Son élevage de vingt-six chèvres a été mis sous séquestre le 17 novembre après plusieurs mois de surveillance. Sans surprise : sa production frôlait régulièrement les 6 picogrammes par gramme - le seuil fatidique pour le lait et les oeufs. Dans son petit atelier, il montre les fromages bio qu’il ne pourra pas commercialiser. Pour cet homme à l’allure de patriarche, l’histoire de l’usine était écrite d’avance. En 1987, alors qu’il venait juste de s’installer comme éleveur avec son épouse, Simone, ils se sont battus contre son implantation, sûrs que vingt ans plus tard il faudrait abattre des troupeaux.
Manifestations, pétitions, Simone Gaudin se lance à l’époque dans une grève de la faim pour obtenir un référendum municipal. Les habitants s’étaient prononcés à 52 % contre Aprochim. Joseph Gaudin avait tant pris l’affaire à cœur, s’était tant mobilisé, avait tant menacé à la ronde qu’il a failli être interné d’office. Il n’est plus seul dans son combat. Ce personnage haut en couleur a rejoint le collectif Terre et vie d’Anjou, qui a décidé de ne pas taire la situation, au risque d’essuyer la réprobation du pays, inquiet pour l’économie locale. Jean-Marc Guesdon, qui préside l’association, s’était lancé récemment dans la vente directe de volaille de qualité. Il a perdu tous ses clients, bien que sa basse-cour soit indemne à part un ou deux canards. Alain Geslin et Nathalie Hallier consacrent, eux, plusieurs heures par jour à leur blog, Anjou Mayenne environnement, qui relate toute l’affaire. S’ils ont rejoint le mouvement, c’est que la verte Mayenne les inquiète. Ils n’en reviennent pas que Séché, l’autre groupe français capable de retraiter des transformateurs au pyralène, y importe de grandes quantités de déchets ménagers ou dangereux en provenance d’autres départements.
Simone Gaudin, 65 ans, s’inquiète pour ses chèvres. « Quand elles sont malades je leur fais de la tisane avec du miel, sourit-elle en les caressant avec tendresse. Je ne risque pas de les faire euthanasier. Chez nous, elles meurent de vieillesse. » Son époux est convaincu que l’Etat a choisi de sacrifier une parcelle du territoire pour venir à bout de ces fichus transformateurs à pyralène. Une directive de l’Union européenne n’exigeait-elle pas que la France achève son plan de décontamination et d’élimination des appareils contenant des PCB le 31 décembre 2010 au plus tard ? Le coup de projecteur sur la pollution autour d’Aprochim ne date-il pas de janvier ?
Pendant longtemps, le sentiment des Gaudin à l’égard de l’usine n’était pas partagé. Aprochim emploie 86 personnes et les paie bien. « On pouvait recevoir des primes d’intéressement annuel de 5 000 euros », témoigne Stéphane Picrouillère, un ancien ouvrier, licencié en 2009 pour raison de santé, après seize ans de service. Cet homme de 46 ans montre volontiers les analyses de sang effectuées dans le cadre de la médecine du travail. En 2002, par exemple, les PCB totaux atteignaient vingt fois la norme. « Il y en a eu des bien pires. Cela dépend si on comptabilise aussi les furanes et les dioxines », commente-t-il.
C’est par ces bilans alarmants que les ennuis ont commencé pour Aprochim. Les services de l’Etat s’en sont inquiétés et ont imposé à cette société de faire réaliser une évaluation des risques sanitaires - ce n’était pas la première fois -, dont les résultats ont été connus en janvier. Au printemps, la sous-préfecture a exigé que l’usine réduise ses activités de moitié, puis a accepté qu’elle redémarre à plein régime pour tester les nouveaux filtres installés sur sa cheminée. D’autres contrôles ont eu lieu sur le lait, les graisses animales, l’herbe, le fourrage à trois kilomètres à la ronde autour de l’usine... Soit « un plan de contrôle très très renforcé », selon Jérôme Harnois.
A en croire Stéphane Picrouillère, c’est aussi à l’intérieur de l’usine que des vérifications auraient été nécessaires. Il est intarissable sur l’exposition aux fumées, aux poussières, subie par les ouvriers. Pendant qu’il y pointait, il ne s’est pas contenté d’écrire à l’inspection du travail, il s’est aussi adressé à EDF pour témoigner de la façon dont les transformateurs étaient décontaminés. La plus récente technologie employée, dite du « vide poussé » - pour laquelle Aprochim avait reçu, en 2006, un trophée distinguant les technologies propres attribué par l’Ademe et remis par la ministre de l’écologie de l’époque -, lui semblait pour le moins étrange et pas tout à fait efficace. Médisance d’employé licencié ? Voire. En mai 2012, Chimirec va devoir affronter une autre tempête : un procès pour un trafic qui a consisté à diluer pendant des années à Grez-en-Bouère des huiles contaminées aux PCB avec d’autres qui ne l’étaient pas. Ce qui répondait de façon radicale à la difficulté de décontaminer.
En 2008, Stéphane Picrouillère avait déposé une plainte auprès du procureur de Laval. Elle avait été classée sans suite, sans même qu’il reçoive de réponse. Terre et vie d’Anjou lui a présenté un avocat d’Angers, Pascal Rouillé, auprès de qui relancer son dossier. Ce dernier en est à cinq plaintes, « cinq victimes des pollutions », dit-il, qu’il a déposées auprès d’un juge d’instruction.
Martine Valo