D’un côté, une multinationale qui engrange, année après année, de substantiels bénéfices ; de l’autre, des milliers d’employés qui réclament une importante hausse des salaires. Ce sont là les ingrédients d’un conflit social pour le moins banal. Sauf que rien n’est plus banal lorsqu’il est question de Freeport et de sa gigantesque mine de Timika, qui posséderait la plus importante réserve de cuivre et d’or du monde. Certes, Freeport McMoRan a connu au cours des derniers mois de longues grèves, violentes même comme celle qui touche le site de Cerro Verde au Pérou, mais aucune n’a égalé, ni en durée, ni en intensité, le mouvement social qui affecte Timika depuis le 15 septembre dernier.
La compagnie avait pourtant eu un avant-goût de la détermination de ses employés indonésiens au cours du mois de juillet. Du 4 au 11 juillet, plusieurs milliers d’entre eux avaient en effet cessé le travail, quitté le site de production de Tembagapura et provoqué l’arrêt total des activités de la mine en en bloquant l’accès. Tous réclamaient une substantielle hausse des salaires ainsi que la réintégration des leaders syndicaux licenciés. Freeport tenta de minorer le mouvement en mettant en avant les divisions des chefs syndicaux ainsi qu’un syndicat jaune, Tongoi Papua, constitué exclusivement de Papous, mais la mobilisation fut massive. La situation donna bien lieu à quelques tensions, notamment entre policiers et ouvriers papous grévistes, mais ne dégénéra pas en violences.
La direction se résolut donc à entamer des négociations salariales avec les leaders syndicaux qu’elle avait renvoyés. Ceux-ci ne reconduisirent pas la grève jusqu’au 18 juillet comme ils avaient auparavant prévu et appelèrent les ouvriers à reprendre le travail dès le 11. Mieux, ils avaient obtenu leur réintégration, ainsi que le paiement des jours de grève et l’absence de sanctions contre ceux qui avaient débrayé. Néanmoins, cette petite victoire ne fut suivie d’aucune avancée notable sur la principale revendication, la hausse des salaires. Les négociations s’étalèrent de juillet à août, mais n’aboutirent sur rien de concret, si bien qu’une nouvelle grève, après le coup d’essai réussi de juillet, sembla inévitable. En dépit des efforts de dernière minute de Freeport, le préavis pour une nouvelle grève d’un mois reconductible à compter du 15 fut déposé le 6 septembre.
Depuis cette date, des milliers d’ouvriers ont cessé le travail, redescendant du site de Tembagapura vers Timika pour faire valoir leurs droits. Le fonctionnement de la mine a été extrêmement perturbé, même si certaines activités ont pu se poursuivre après le débrayage. Depuis le 28 octobre toutefois, la production est totalement interrompue. Auparavant, le 26, Freeport avait pris soin de se déclarer en situation de force majeure, informant ainsi ses clients qu’elle était dans l’impossibilité d’honorer les commandes. La nouvelle a fait brièvement s’envoler le cours du cuivre à Londres, mais cela n’a pas permis d’éponger de lourdes pertes pour l’entreprise : 19 millions de dollars par jour d’interruption ! De son côté, l’État indonésien est privé de 6,7 millions de dollars de recettes quotidiennes et la province de Papouasie évalue à 2,2 millions de dollars son manque à gagner pour l’ensemble de la grève.
On comprend donc mieux l’empressement du gouvernement et des autorités locales à offrir leur médiation pour une rapide sortie de crise. De ce fait, au début du mouvement social, la direction de Freeport paraissait avantagée. Les revendications salariales des grévistes semblaient extravagantes (30 dollars de l’heure contre 1,5 dollar jusqu’ici) et les leaders syndicaux divisés. De plus, les chefs coutumiers des sept tribus, les sept ethnies papoues de Timika, s’étaient sagement tenus à l’écart du conflit. L’entreprise ne manquait alors pas de claironner dans la presse que les ouvriers revenaient travailler par centaines quelques jours après le début de la grève. De leur côté, les grévistes tentèrent de s’attirer les sympathies de l’opinion par des actions symboliques, mais leurs accusations à l’encontre de la direction de Freeport, qui aurait menacé les salariés, passèrent relativement inaperçues.
Le rapport de forces se renversa cependant après le 10 octobre, à quelques jours de la reconduction pour un mois du mouvement. Ce jour là, une manifestation à la gare routière de Gorong-gorong à Timika, d’où partent les bus des employés rejoignant le site de Freeport à Tembagapura dégénéra en émeute. La répression fut violente : deux morts parmi les grévistes et une quinzaine de blessés (dont sept policiers), sans compter les dégâts matériels. Au passage, trois journalistes furent violemment pris à partie. Cependant, la popularité et la détermination des grévistes ne furent pas entamées. Le mouvement même se radicalisa, instaurant des barrages visant à asphyxier Freeport en empêchant l’approvisionnement de Tembagapura. Des sabotages contre la conduite amenant le concentré cuivre-or au port d’Amamapare furent également dénoncés par Freeport, motivant l’arrêt de la mine.
En effet, si le calme a été rapidement ramené à Timika, l’arrière-pays s’est quant à lui embrasé. Aux sabotages qui nécessiteront, d’après Freeport, un mois de réparations, mais qui n’en sont peut-être pas tous, dans la mesure où des fuites, dues à un manque de maintenance, avaient déjà fait le bonheur des orpailleurs clandestins le 8 octobre, est venue s’ajouter une spécialité locale, les fusillades le long de la route Timika-Tembagapura. Depuis le 14 octobre dernier, pas moins de cinq incidents impliquant des tireurs embusqués ont été rapportés, causant la mort de six personnes, membres des forces de sécurité, sous-traitant et orpailleurs. La panique s’est depuis emparée des habitants de l’arrière-pays. La principale école de Kuala Kencana a par exemple été fermée dès le premier incident. De même, les orpailleurs de Kampung Nayaro ont tous fui leurs maisons pour se réfugier le long des berges du fleuve.
Que fait la police ? Comme à son habitude, elle traque sans relâche les mystérieux snipers, sans le moindre résultat, comme en 2009... Et comme en 2009, on ne sait toujours pas s’il s’agit de criminalité de droit commun, de vengeance des employés de Freeport ou d’attaques séparatistes, même si, du côté de la police, on penche plutôt pour la troisième option. On ignore également si les fusillades ont un quelconque lien avec les récents troubles dans les hautes terres, limitrophes du site de Tembagapura, comme à Ilaga ou Mulia ou avec le contexte politique plutôt électrique prévalant ces derniers temps dans la province. La police a pourtant mobilisé tous ses hommes dès le début de la grève et, face aux violences, demandé des renforts. Une présence policière accrue vue d’un très mauvais œil par les populations locales, papoues ou non, et qui a en partie motivé l’appel au calme des autorités locales.
Car à Timika, plus qu’ailleurs encore en Indonésie, les forces de sécurité ont mauvaise presse. Policiers et militaires, dans une moindre mesure, sont sont souvent vus comme le bras armé de Freeport. À ce sujet d’ailleurs, un secret de polichinelle, déjà éventé par WikiLeaks, a volé en éclat : après maints atermoiements et démentis, la police et l’armée ont finalement reconnu publiquement avoir été financés par la compagnie minière. Comme de coutume en de pareilles situations, Freeport a indiqué que ces financements étaient une « contribution volontaire »... d’un montant total de 79,1 millions de dollars pour la période 2001-2010 (dont 14 pour la seule année 2010) ! L’affaire a fait tiquer à Jakarta, mais plus encore aux États-Unis, où une procédure judiciaire aurait été lancée. On comprend donc mieux le zèle déployé par les policiers pour intimider les grévistes ou menacer leurs leaders...
Après ces révélations, l’ultimatum de la police, intimant aux ouvriers de lever leur barrage avant le 1er novembre, suscita une pluie de critiques, forçant celle-ci à privilégier désormais le « dialogue ». L’affaire aura en tout cas eu le mérite de mettre en lumière les pratiques plutôt douteuses de la compagnie minière : intimidations mais aussi recours à des briseurs de grève, licenciement de 300 grévistes et... pots-de-vin ! L’opposition entre Papous locaux et ouvriers, cultivée par Freeport, n’aura pas tenu bien longtemps et les membres des sept tribus ont apporté leur soutien au mouvement. Un chef coutumier a d’ailleurs rapporté que l’entreprise avait tenté de le soudoyer, en vain. La direction a opéré de même avec ses salariés, leur faisant miroiter une « prime » de 10 millions de roupies s’ils parvenaient à faire reprendre immédiatement le travail à des collègues grévistes...
En dépit de ses efforts désespérés, Freeport semble avoir perdu la bataille de la communication. Il est vrai que la multinationale, symbole du mal-développement hérité de la dictature de Suharto, pâtit d’une image détestable dans l’opinion indonésienne. Il est donc tentant, dans la classe politique, de ne pas la ménager pour asseoir sa popularité. Cependant, la perspective de renégociation du contrat d’exploitation de la mine de Tembagapura, qui court jusqu’en 2021, aiguise les appétits. D’autres groupes privés bien entendu, mais aussi et surtout de l’État indonésien, qui s’estime perdant dans le partage des bénéfices de Freeport et profite des appels récurrents à la nationalisation. Il ne faut pas non plus oublier les autorités locales, au rôle ambivalent tout au long du conflit : la régence de Mimika souhaite depuis longtemps acquérir les 9,36% du capital de la mine appartenant autrefois à la famille Suharto.
Pendant ce temps, la grève s’étire en longueur, bouleversant l’activité économique de la région et paralysant le trafic aérien vers l’intérieur depuis le 15 octobre. La lassitude pourrait donc vite gagner la population de Timika et les grévistes. Leur mouvement a été suivi par près de 8.000 salariés depuis le début, unissant contractuels et employés, Papous locaux et migrants d’autres îles. Même s’il n’a pas réussi à prendre chez les 10.000 ouvriers des sous-traitants (sur 22.000 personnes au total travaillant à Tembagapura), il a reçu le renfort des sept tribus, désireuses aussi de pouvoir profiter des richesses de Freeport. Les leaders syndicaux ont de leur côté fait des concessions, ramenant leurs prétentions salariales à 7,5 dollars horaires. Néanmoins, le dernier mot reviendra à Freeport, qui n’a jusqu’ici pas envisagé de hausse supérieure à 30%. Le dernier cycle de négociations, qui débute aujourd’hui, risque donc d’être électrique.
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