Au vu de l’ampleur de la crise qu’il a engendrée, le capitalisme mondialisé est sans doute à un tournant. Et l’altermondialisme, qui avait annoncé la catastrophe et inspiré un autre cours des choses, aussi. Depuis l’été 2007, la mondialisation de l’économie ressemble davantage à un château de cartes qu’à un édifice dont la construction était donnée pour inébranlable et définitive : la « fin de l’histoire économique » se nommait « mondialisation », et, par nature, elle ne pouvait qu’être « heureuse ». Certes, elle le fut et elle l’est encore pour les classes dominantes dont les revenus, le patrimoine et le pouvoir ont pris des hauteurs stratosphériques, tandis que l’immense majorité des travailleurs de tous les pays voient leurs conditions de vie se dégrader relativement, et même absolument dans beaucoup de cas. Mais l’affaiblissement des sociétés sous les coups de boutoir de la finance a atteint un point limite : les structures de l’économie tremblent et le voile idéologique qui brouillait ses représentations s’est déchiré. La finance est nue et elle ne peut se reconfectionner un habit sans reproduire encore les causes de son désastre et de celui dans lequel elle a plongé les sociétés.
Les chantres de la mondialisation ont donc dû mettre une sourdine à leurs dithyrambes en faveur de l’efficience des marchés – encore que la moindre accalmie éphémère leur redonne vite de la voix et de l’arrogance – et un débat a pris corps autour de l’antithèse : la démondalisation. Ce débat a ceci d’original qu’il n’oppose pas les fervents de l’orthodoxie aux « antis » mais il traverse les économistes et politiques qui s’étaient élevés contre la dictature des marchés financiers, en particulier, ceux qui en France, à gauche de la gauche, avaient combattu le projet de traité constitutionnel européen et son clone le traité de Lisbonne. Depuis plusieurs mois, des tribunes de presse, des articles de blogs et des livres ont mis sur la place publique les thèmes du protectionnisme, de la sortie de l’euro et de la démondialisation [1]. Quels sont les problèmes de fond que posent ces propositions ? Ils renvoient essentiellement à la nature de la crise que connaît le capitalisme, au cadre de régulation nécessaire et à la question de la souveraineté démocratique.
La crise n’est pas une addition de crises nationales
Depuis le début des années 1980, les structures du capital ont été construites de telle sorte qu’elles produisent la rentabilité maximale des investissements et surtout des placements financiers. La création de « valeur pour l’actionnaire » est la ligne de conduite qui s’est imposée dans le monde entier, pendant que la dévalorisation de la force de travail était systématiquement orchestrée, celle-ci permettant celle-là, au fur et à mesure que la liberté de circulation dont jouissaient les capitaux rendait possible la mise en concurrence des systèmes sociaux et fiscaux. C’est cela que désignait l’euphémisme « mondialisation » : le redéploiement du capitalisme à l’échelle mondiale pour remédier à une crise du taux de profit qui sévissait à la charnière des années 1960-1970, la victoire des classes dominantes dont les actifs financiers priment sur les salaires, les conditions de travail et la protection sociale, et l’obligation pour les structures de régulation de se conformer dorénavant aux exigences des marchés.
La finance réclame des taux de rémunération annuels de 15 à 20 % ; le système bancaire est entièrement privatisé pour mettre la création monétaire au service quasi exclusif de la spéculation et de la restructuration permanente du capital ; les retraites et l’assurance maladie sont vouées à finir dans les griffes des fonds de pension et des compagnies d’assurance ; les budgets publics sont contraints à l’austérité pour pouvoir baisser la fiscalité pesant sur les riches et éponger les déboires bancaires. Deux décennies ont suffi pour mettre à bas cet échafaudage dont la fragilité était à la mesure de sa démence : dès le milieu de la décennie 2000, le taux de profit cesse de remonter aux Etats-Unis, et le crédit accordé aux pauvres pour pallier les insuffisances de salaires ne suffit plus pour absorber la surproduction industrielle. La crise est là et se propage à la vitesse de la circulation des capitaux. L’explosion des dettes publiques a donc sa source [2], non dans des dépenses publiques et sociales structurellement trop élevées, mais dans les politiques d’abaissement de la fiscalité progressive, dans l’endossement par la collectivité des dettes privées et dans les plans d’austérité qui pratiquent les mêmes saignées que brocardait Molière : « Clysterium donare, postea seignare, ensuitta purgare » [3].
Aussi n’y a-t-il pas à proprement parler de crise grecque, ou irlandaise, portugaise, espagnole, etc. La crise n’est pas une addition de crises nationales qui se déclencheraient par le seul fait de problèmes spécifiques internes à chacun des pays, dont on se demanderait par quelle coïncidence ils se manifesteraient simultanément. La crise est d’emblée celle d’un capitalisme parvenu à « maturité » mondiale, dont la logique de création de valeur pour l’actionnaire, sans parler de l’actionnaire spéculateur, a été poussée à son paroxysme parce que tout était destiné à devenir marchandise, de la production des biens et services de base jusqu’à la santé, l’éducation, la culture, les connaissances, les ressources naturelles et l’ensemble du vivant. Cette mise de la société – des sociétés – sous le corset de la finance a produit une crise dont chaque dimension renforce l’autre : financière, économique, sociale, écologique. Le mythe de la capacité de la finance à engendrer richesse et stabilité s’est effondré et la croyance en l’autonomie de la finance par rapport au système productif a montré sa vacuité.
La mondialisation ne se réduit donc pas au libre-échange des marchandises, c’est-à-dire à la circulation de celles-ci, mais il s’agit du processus de production et de réalisation de la valeur. [4] C’est la raison pour laquelle on peut estimer que la finance hors-sol a été rattrapée par la loi de la valeur, c’est-à-dire par une double contrainte aujourd’hui indissociable : faire « rendre » de la valeur au travail qui n’est pas pressurisable à l’infini, sur une base matérielle qui se dégrade ou se raréfie : la crise financière a donc comme sous-jacents la surproduction capitaliste et l’impasse d’un modèle de développement.
L’un des principaux arguments des partisans de gauche de la démondialisation consiste à imputer les destructions d’emplois et la désindustrialisation des pays riches à la mondialisation. « Jusqu’au milieu des années 1990, les gains de productivité dans les pays émergents n’étaient pas de nature à modifier les rapports de forces avec les pays dominants. En revanche, depuis le milieu des années 1990, on observe des gains de productivité très importants dans des pays comme la Chine ou en Europe de l’Est. Dès lors, des activités, par pans entiers, quittent les pays industrialisés. » [5] On ne peut mieux dire pour prouver que l’inversion du rapport des forces entre la classe dominante et les salariés dans les pays industrialisés est antérieure d’au moins quinze ans à l’émergence forte de la Chine. Pour ne prendre que l’exemple français, la détérioration de la part salariale dans la valeur ajoutée (environ 5 points de valeur ajoutée brute des sociétés non financières par rapport à 1973 et près du double par rapport à 19827) et l’envolée du chômage s’effectuent pendant la décennie 1980. Les niveaux atteints alors (très bas pour la part salariale et très haut pour le chômage) ne seront ensuite jamais vraiment modifiés sauf pendant la courte période de 1997 à 2001. Il est donc exact de dire que la concurrence des forces de travail qui s’est accentuée au cours des dernières années a renforcé les positions acquises par les possédants, mais il est faux de voir dans les pays émergents la cause première de la dégradation salariale dans les pays capitalistes avancés. Indirectement, Jacques Sapir confirme d’ailleurs lui-même ce constat en remarquant que la corrélation entre salaires et productivité « s’est brutalement interrompue en 1981 et ce jusqu’en 1997 » [6]. L’auteur caractérise la période suivante de « seconde vague de la contre-révolution conservatrice » par « la déflation salariale importée » [7] qui frappe les faibles rémunérations des ouvriers et des employés, tandis que les hauts salaires connaissent des progressions très fortes, notamment parce qu’ils incorporent en fait des éléments de rémunération du capital. Ces tendances contradictoires sur les salaires de plus en plus polarisés sont masquées par la stabilité de la part salariale globale dans la valeur ajoutée au cours des décennies 1990-2000.
Au final, sur la longue période ouverte par les politiques néolibérales, les choses sont contrastées et n’obéissent pas à une vision uniforme. La violence de classe du néolibéralisme se traduit en effet au sein des pays riches par un partage capital/travail favorable au premier et par une modification de la répartition intérieure à la masse salariale. Mais ce second aspect a au moins autant à voir avec la position sociale qu’occupe le haut encadrement des entreprises, de par sa compétence technique, qu’avec le dumping social extérieur dont sont victimes les salariés au bas de l’échelle.
D’où la prudence théorique nécessaire pour éviter qu’un conflit de classes soit transformé en un conflit de nations, prudence que Frédéric Lordon considère comme « vouée à l’inanité » car, dit-il, « les structures de la mondialisation économique placent [le salariat chinois et le salariat français] aussi et objectivement dans un rapport d’antagonisme mutuel – contre lequel aucune dénégation ne pourra rien. » [8] Bien que Frédéric Lordon se défende d’établir un « primat » entre l’antagonisme de classes et l’antagonisme de nations, la solution protectionniste qu’il propose consiste en fait à donner la priorité au second. Or, la nature systémique de la crise capitaliste mondiale renvoie au rapport social fondamental du capitalisme et fait douter de la capacité des populations à en sortir par une voie nationale.
De plus, la solution protectionniste oublie les très fortes contradictions auxquelles se heurte chacune des fractions des bourgeoisies européennes. L’été 2011, avec sa nouvelle déferlante financière, vient de les illustrer de façon éloquente. Les États sont chargés de faire payer la crise aux populations, tel est l’enjeu fondamental unificateur des classes dominantes. Mais, d’une part, aucun gouvernement ne veut ni ne peut prendre le risque d’assumer les conséquences d’un défaut sur les dettes souveraines qui pourrait se propager dès lors que le premier maillon aurait sauté. Tous condamnent ainsi leurs économies à la récession. D’autre part, les banques – BCE incluse – sont sur la corde raide puisque la dynamique de spéculation dont elles sont partie prenante les place en position délicate en cas de dévalorisation massive des titres publics qu’elles détiennent. Comment comprendre cette situation au regard des intérêts mêmes des détenteurs du capital ? En ne perdant jamais de vue que la mondialisation est beaucoup plus qu’une mondialisation commerciale et financière, elle est aussi productive, au point que les grands groupes multinationaux se préoccupent peu des trajectoires économiques nationales. [9] La question des espaces pertinents de régulation et de lutte contre la crise est donc cruciale.
Quels espaces de régulation face à une crise mondiale ?
L’hypothèse est ici que les stratégies politiques concernent tout à la fois les échelons nationaux, continentaux et mondial. C’est aux États-Unis, foyer de la crise mondiale, et surtout en Europe, bastion de l’orthodoxie monétaire, que les dettes publiques ont explosé à cause même des politiques pratiquées : au sein de l’Union européenne domine le triptyque baisse de la fiscalité, endossement des dettes privées sans contreparties et austérité mortifère. C’est dans ce contexte qu’une discussion a lieu sur l’opportunité, pour un pays trop fragilisé par la crise et soumis à trop de spéculation, de sortir de la zone euro, et sur l’instauration du protectionnisme.
L’objectif de retrouver des marges de manœuvre en termes de taux de change que la monnaie unique a fait perdre peut-il être atteint en restaurant la monnaie nationale et en la dévaluant aussitôt par rapport à l’euro ? Il n’est pas certain que les avantages momentanés compensent les inconvénients. Parmi ceux-ci, la dette libellée en euros sera réévaluée. Et une dévaluation de 10 à 15 % ne comblerait pas les écarts de coûts entre les industries des pays du centre et celles des pays de la périphérie mondiale ou européenne. À tel point que Jacques Sapir pense que l’inflation « imposera des dévaluations régulières (tous les ans ou tous les 18 mois) dont l’objectif sera de maintenir le taux de change réel constant » [10]. On voit bien que bâtir un projet de transformation sociale sur la répétition annuelle d’un programme de dévaluations n’a pas de sens. De toute façon, une dévaluation ne produit des effets en termes de compétitivité extérieure que si les autres pays n’imitent pas celui qui a déclenché le processus protectionniste. Cette solution, d’une part, relève donc d’une stratégie unilatérale, et d’autre part, a peu de chances de résoudre des problèmes sociaux qui ne procèdent pas principalement de la concurrence de pays étrangers mais de la violence des rapports sociaux imposés en interne. Il est devenu courant d’entendre critiquer la sous-évaluation du yuan chinois pour expliquer les déséquilibres mondiaux, mais ne s’agit-il pas d’une esquive pour exonérer de leur responsabilité les politiques néolibérales ?
Frédéric Lordon récuse l’idée qu’il y aurait un problème de gouvernance mondiale et fustige la « chimère » [11] des institutions internationales fortes. On l’approuvera s’il s’agit de rejeter la tarte à la crème de la « gouvernance mondiale » ou de condamner les atermoiements et les échecs des G8, G20 et autres conciliabules des gouvernants dominants, mais il y a un problème réel à surmonter : celui de la construction d’une régulation mondiale. D’ailleurs, la période que citent en exemple aussi bien Frédéric Lordon que Jacques Sapir est celle de l’après-guerre marquée par la régulation de type keynésien inaugurée à Bretton Woods, même si les mesures décidées en 1944 n’étaient pas à la hauteur de ce préconisait Keynes sur la monnaie mondiale et le retour à l’équilibre des balances des paiements.
Deux faits décisifs montrent l’urgence d’une régulation, sans attendre que le capitalisme ait été aboli ou simplement cantonné. Le premier porte sur l’agriculture qui est aujourd’hui caractérisée par la déréglementation des échanges agricoles tous azimuts, avec pour conséquences la captation dans les pays du Sud des meilleures terres pour les cultures d’exportation au détriment des cultures vivrières, la baisse de la demande solvable alors que les besoins s’accroissent, et l’extrême volatilité des prix de base mondiaux. Comment peut-on imaginer que chaque pays puisse trouver une relative autonomie et voir ainsi s’instaurer une souveraineté alimentaire si les marchés agricoles ne sont pas rigoureusement encadrés à l’échelle mondiale pour sortir les denrées agricoles et, au-delà, toutes les matières premières, de l’emprise de la spéculation et des aléas du marché ? Comment une « renationalisation » des politiques agricoles en Europe, si les tentatives de la Commission aboutissaient, ne conduirait-elle pas à une guerre commerciale encore accrue, puisque, d’ores et déjà, l’Union européenne promeut ses exportations de céréales tandis que les États-Unis gèlent 30 millions d’hectares, ou que la Nouvelle-Zélande augmente ses exportations de lait pour profiter du timide effort européen de maîtrise de la production ? [12]
Le second fait concerne la lutte contre le réchauffement climatique qui, à l’évidence, relève d’emblée du niveau mondial. Or, jusqu’à présent, les échecs des négociations sur l’après-Kyoto, à Copenhague en 2009 et à Cancun en 2010, sont essentiellement dus aux conflits d’intérêts entre les États les plus puissants, prisonniers qu’ils sont de leur allégeance aux exigences des lobbies et des groupes multinationaux. L’émergence d’une conscience citoyenne pour la sauvegarde des biens communs, dotée d’une vision globale, peut peser sur ces tractations, par exemple au travers de l’Appel de la Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique, à l’initiative du gouvernement bolivien en avril 2010.
En outre, l’agriculture et le climat sont tous deux révélateurs de la nécessité impérieuse de révolutionner radicalement le modèle de développement sous-jacent à la mondialisation capitaliste. Cet aspect est la plupart du temps complètement ignoré des partisans de la démondialisation, dont la référence principale reste le modèle fordiste national, certes mieux régulé que le modèle néolibéral, mais qui a engendré le productivisme échevelé et dévastateur qui s’est imposé partout. Aussi ne suffit-il pas de prôner la réindustrialisation des pays... industrialisés, encore faut-il reconsidérer le type de développement industriel. La relocalisation de certaines activités est indispensable, mais, d’une part, on ne recrée pas d’un coup de baguette magique des secteurs industriels disparus depuis plusieurs décennies et, d’autre part, on ne peut envisager une nouvelle division internationale du travail sans un cadre de négociation susceptible de prendre en compte simultanément les impératifs sociaux et environnementaux dans une optique plus coopérative que concurrentielle, et ce n’est pas le moindre paradoxe que de constater que les démondialisateurs restent prisonniers d’un schéma de pensée concurrentiel. Nous sommes donc confrontés à la définition du lieu où peut s’exercer la souveraineté démocratique.
Au final, la souveraineté démocratique
Comment le problème est-il posé par les partisans de la démondialisation ? « Quoi qu’on en pense, la solution de la reconstitution nationale de souveraineté impose son évidence parce qu’elle a sur toutes les autres l’immense mérite pratique d’être là, immédiatement disponible – moyennant évidemment les transformations structurelles qui la rendent économiquement viable : protectionnisme sélectif, contrôle des capitaux, arraisonnement politique des banques, autant de choses parfaitement réalisables pourvu qu’on le veuille. » [13] Les trois niveaux de transformations structurelles proposées dans cette citation sont tout à fait pertinents. Ce qui fait problème, c’est « l’évidence », l’« immédiatement disponible », le « déjà là », c’est-à-dire le fait de supposer le problème résolu alors que l’auteur a affirmé auparavant que la mondialisation avait construit un « univers libre de toute force politique souveraine » dans lequel régnait le « surtout pas d’État ». Le « moyennant évidemment » les transformations structurelles apparaît au mieux comme une litote. Et il y aurait quelque inconséquence à se désintéresser de cette question d’ordre politique tout en affirmant avec raison que le processus de mondialisation a eu pour conséquence majeure d’enlever aux citoyens toute capacité de peser sur les décisions d’organisation de la société, en un mot de vider la démocratie de sa substance, pour confier les clés de la maison commune aux marchés financiers.
Aussi, l’extrême difficulté que les peuples ont à surmonter aujourd’hui est précisément de reconstruire totalement leur souveraineté et non pas simplement de raviver une souveraineté mise en sommeil. En effet, tout ou presque est par terre, en termes de souveraineté démocratique. Nous en savons quelque chose en France, où une victoire référendaire sans conteste en 2005 fut confisquée quelques mois plus tard sans coup férir. La reconstruction-construction de la souveraineté est à accomplir tant au niveau national que, pour ce qui concerne les Européens, au niveau régional, car l’affrontement avec les forces du capital ne se joue plus uniquement au niveau national, ni même peut-être principalement. Et ce n’est pas haïr la nation que d’avoir une approche du « peuple » non essentialiste mais comme le fruit d’une construction sociale historique. Ce n’est pas nier la nation que de mettre en doute l’identité entre nation et peuple puisqu’il existe des nations formées de plusieurs peuples. Ce n’est pas non plus nier l’État-nation, c’est lui reconnaître son caractère contradictoire : État au service de la classe dominante tenu cependant de procéder à certains arbitrages sociaux. Sans sous-estimer l’action au sein de chaque nation, il faut lui enlever tout caractère nationaliste, en recherchant la coopération avec d’autres pays pour aller dans le même sens, et cela d’autant plus que plusieurs peuples résistent. La contradiction à dépasser est que si, la démocratie s’exprime encore surtout à l’échelon national, les régulations et transformations à opérer, notamment écologiques, se situent au-delà des nations, d’où l’importance de la création progressive d’un espace démocratique européen. La crise n’étant pas une addition de crises nationales, il n’y aura pas de sortie nationale de la crise.
Reste alors la question de savoir par où commencer le travail de déconstruction du capitalisme néolibéral. Par quel moyen porter le fer, non pas contre tel ou tel pays étranger, mais contre les seuls responsables de la crise ? À court terme, et de manière urgente, déclarer illégitimes la plupart des dettes publiques et annoncer qu’elles ne seront pas honorées, en décidant à l’échelle européenne les pays prioritaires, compte tenu de leurs difficultés. Fonder ces décisions sur un audit général des dettes publiques. Procéder à la socialisation de tout le secteur bancaire européen. Et restaurer une forte progressivité de la fiscalité. Il n’y a là aucune impossibilité pratique, il manque seulement encore la volonté politique d’« euthanasier la rente » par une annulation de celle-ci, au vu de la gravité de la crise. [14]
À moyen et long terme, le processus à engager est celui de la transformation radicale du modèle de développement dans un sens non capitaliste. La destruction des structures actuelles de la finance est le premier pas que pourraient amorcer l’interdiction des transactions de gré à gré et des produits dérivés et la taxation des transactions financières restantes. Mais, au-delà, le bornage strict de l’espace marchand gouverné par la recherche du profit est indispensable pour que puissent se développer des activités non marchandes ou orientées vers la satisfaction des besoins des populations tout en préservant les équilibres écologiques.
Quel nom donner à tout cela ? Dire comme Frédéric Lordon que c’est là chose simple puisque, à « mondialisation », il suffit d’apposer le préfixe « dé », est vraiment trop simple. Les protections qui sont nécessaires (du droit du travail, de la sécurité sociale, de la nature...) ne font pas nécessairement un système protectionniste. L’idée de sélectivité des domaines à « démondialiser » ou, au contraire, à universaliser, est sans doute plus complexe à mettre en œuvre mais elle offre les avantages de désigner les véritables cibles à atteindre plutôt que des boucs émissaires, d’esquisser une bifurcation socio-écologique des sociétés plutôt qu’un retour mythique aux illusions productivistes, et de construire pas à pas une coopération internationale digne de ce nom. Ce que l’on appelle altermondialisme, qui n’abandonne pas une once de critique de la mondialisation, sans pour autant croire pertinente son apparente opposée.
Jean-Marie Harribey