Thèse 1
L’impact dérisoire des partis révolutionnaires en Europe (malgré la visibilité de la crise systémique du capitalisme et ses effets cumulés) est un des traits majeurs à prendre en compte pour une perspective émancipatrice. Ceci renvoie à plusieurs éléments, probablement liés entre eux, et qu’il est difficile de hiérarchiser à cette étape.
– L’impasse des perspectives de changement de société après la chute du Mur et les conditions qui y ont présidé. Cela touche aux modalités pour y parvenir. Et au type de société à bâtir. Que ce soit quant à son fonctionnement économique, à son rapport au développement des forces productives et à la question écologique, ou quant aux modes de pouvoir populaire démocratique. On ne cesse de mesurer ce que le désastre stalinien continue à produire comme effets de rejet, de frein à l’idée même de révolution socialiste et de limite aux horizons d’imagination vers un autre monde possible. Mais on ne saurait s’en tenir là. En effet, les peuples ont bien perçu qu’au-delà des effets délétères du stalinisme, l’effondrement de l’URSS pose aussi question du modèle remontant à Octobre 17, qui doit aujourd’hui être repensé.
– La combinaison de la crise sociale et de la crise écologique, avec des temporalités propres éventuellement difficiles à accorder, alors même que l’on enregistre l’échec de la Conférence de Durban.
– Le basculement du monde, avec le rééquilibrage rapide des rapports de force mondiaux entre les principales zones, les pays émergents apparaissant de plus à l’heure actuelle comme les principaux soutiens du capitalisme à l’échelle mondiale. Et par ailleurs l’établissement d’un « capitalisme sans dehors » pour la première fois dans l’histoire.
– La nature nouvelle de la domination du capital mondialisé, avec la mise en concurrence généralisée entre forces de travail nationales, comme au sein de chaque pays. La financiarisation des économies en est un des traits majeurs, à la fois économique et politique, surdéterminant le reste, ce qui apparaît dans toute sa clarté avec le développement de la crise actuelle. Ceci va de pair avec l’accentuation de la destruction des cadres démocratiques bourgeois traditionnels où se construisaient les compromis de classe. Avec un élément accentué dans des proportions majeures qui est que les centres de pouvoir sont de plus en plus dé-territorialisés alors que les luttes, inévitablement, sont pour l’essentiel locales et territorialisées.
– La modification quantitative et qualitative du prolétariat. Avec d’un côté une augmentation numérique à un rythme jamais encore observé et sa féminisation ; un éclatement généralisé de l’autre (même si l’on peut aussi observer des contre tendances).
– Les conditions très négatives des rapports de force fondamentaux entre les classes, sans que l’on sache si ces données, présentes depuis des décennies, sont appelées à durer encore longtemps ou si un basculement favorable peut s’opérer. Ceci alors que d’un côté on entre dans une phase de durcissement supplémentaire des politiques capitalistes en Europe, mais que de l’autre la peur est la réaction première face à un sentiment de la fin d’un monde et que domine en particulier celle du chômage.
– La mutation de la social-démocratie. Il ne s’agit pas seulement de l’abandon du thème de la lutte des classes ou de toute perspective de socialisme, mais de l’intégration dans un schéma commun néo-libéral. Nous sommes très près du fonctionnement américain, avec deux grands blocs que ne séparent plus que des nuances. Les masses n’ont plus vraiment le choix, leur révolte ne pouvant guère avoir de débouché électoral. C’est soit accepter le système tel qu’il est, soit s’engager dans une rupture fondamentale, laquelle apparaît malheureusement pour l’instant hors de portée. Jusqu’à quel point cette mutation de la social-démocratie est-elle le résultat de la résignation des masses ? Jusqu’à quel point au contraire crée-t-elle cette résignation ? Et quelles sont les relations entre ces deux possibilités ?
Thèse 2
Un des éléments majeurs à souligner dans ce cadre général est rappelé dans la Thèse 1, celui de l’extension du prolétariat. Sans que pour autant son unité de classe, comme la confiance en lui-même, ne se renforcent, au contraire. Ceci est lié aux autres interrogations décrites dans la Thèse 1, mais pas seulement. Sans disparaître, la question de l’alliance de classes (prolétariat, paysannerie, classes intermédiaires) comme condition de la révolution laisse progressivement la place partout à une autre question fondamentale. Celle de l’unification du prolétariat lui-même, malgré ses divisions, qui plus est volontairement renforcées par le capitalisme dans sa phase néo-libérale. A cela s’ajoute la nécessaire prise en compte de la multiplicité d’appartenances (et des oppressions éventuelles qui leur sont liées) pour chaque prolétaire concret. Questions de genre, d’orientation sexuelle, de nationalité, de racismes, de générations, etc… Conformément à la vision de Gramsci, il n’y a pas de lutte révolutionnaire possible si non seulement la classe des prolétaires ne se construit pas comme telle, mais encore - et comme condition pour y parvenir – si elle ne s’élève pas à la tâche de poser concrètement la question d’une émancipation universelle.
Thèse 3
Ces éléments (et d’autres encore) éclairent un fait patent : le manque de fonctionnalité des groupes révolutionnaires traditionnels, comme aussi une inadéquation plus ou moins partagée de leur logiciel de compréhension et d’analyse. La crise, comme l’anémie pour l’instant de la réaction populaire au regard des coups reçus, viennent alors mettre à vif ces faiblesses. Avec la difficulté pour ces groupes à se révéler d’une utilité visible dans une période où pourtant leurs analyses quant aux contradictions et à la nocivité du capitalisme se vérifient amplement.
Thèse 4
La crise multiforme du capitalisme (dont ses dimensions économiques, sociales, écologiques) produit, en particulier dans toute la zone euro et nord américaine, des rejets de plus en plus visibles et qui ont tendance à se radicaliser. Il existe parallèlement des modifications de fond dans les pays arabes, même si leur dynamique n’est pas encore jouée. Avec des mouvements type Indignés, les résistances et les dénonciations ont pris le relais des premières mobilisations altermondialistes des années 2000. Que ce soit en Europe, avec le cas avancé de la Grèce, proche de ruptures de type pré-révolutionnaire, et où s’est opérée une jonction partielle avec les forces plus traditionnelles du mouvement syndical. Que ce soit aux USA, ou en Israël, et, avec d’autres coordonnées encore au Chili. Sous une forme et avec des contenus amplifiés socialement, durcis politiquement, étendus idéologiquement. Tant que le système capitaliste restera en crise profonde, on peut supposer que ceci ira en rebondissant et en s’élargissant. Cependant, malgré ces évolutions très importantes, deux traits sont à noter. Le premier concerne la perspective globale, puisque nulle part ne surgit une réelle demande de masse d’une société socialiste. Ceci doit être mis en relation en particulier avec l’obscurcissement plus fondamental que nous vivons quant à la perspective anticapitaliste et socialiste. Le deuxième trait limitatif est l’inexistence de constructions politiques inédites issue de ces nouvelles résistances, qui viseraient non seulement à contester le pouvoir en place, mais à le remplacer.
Thèse 5
Ces limites ne peuvent être surmontées par un seul processus d’élaboration interne aux anciens cadres de l’extrême gauche traditionnelle, ni par l’invention de modes de fonctionnement nouveaux de celle-ci. Et, plus généralement, pas plus par la seule refonte interne des fondements du mouvement ouvrier traditionnel au sens le plus large. Seules les potentialités révélées par les nouvelles formes de lutte et de résistance seront éventuellement à même d’y parvenir, si toutefois leurs limites parviennent à être surmontées. Il en découle un élément majeur : seul un ressourcement à leur contact sera, tout aussi éventuellement, à même de donner une fonctionnalité réélaborée aux forces révolutionnaires. En même temps, les héritages majeurs du mouvement ouvrier (en particulier dans les pays de vieille tradition de lutte syndicale), les lignes communes de réflexion, les cadres de regroupement de masse, les fondements historiques de la gauche d’une manière plus générale : tout ceci sera indispensable à l’élaboration de projets stratégiques nouveaux (contenus des résistances, principes généraux de la société nouvelle à bâtir, formes de lutte et d’organisation pour y parvenir).
Thèse 6
Le NPA a échoué à tenir la ligne de crête entre ces deux nécessités soudées et indispensables. Soit, d’un côté la plongée décidée dans les nouvelles formes de lutte, de pensée et d’organisation. De l’autre le lien avec des formes de lutte politique plus classiques. Dont celle des partis (avec la part de compromis que cela suppose entre certains d’entre eux), dans lesquels, même s’ils s’y reconnaissent de moins en moins, des fractions majeures des masses continuent à souscrire lors des échéances principales. Et, entre les deux, la présence dans (et l’animation de) structures associatives anciennes ou renouvelées. Au premier chef celles du mouvement syndical. Celui-ci est affaibli et de plus en plus intégré aux politiques libérales, mais il demeure un cadre irremplaçable de mobilisation de masse à cette heure (en particulier en France).
La nécessité d’une force anticapitaliste, révolutionnaire, écosocialiste doit être confirmée. Ce qui ne signifie nullement une force isolationniste, mais au contraire un centre d’initiative unitaire dans les combats sociaux et politiques. C’est que seule une telle force peut lier les combats antilibéraux d’urgence avec une nécessaire perspective de rupture systémique, engageant (et s’appuyant sur) l’auto-activité et l’auto-organisation de masse. Elle seule peut, en conséquence, lutter de manière conséquente pour donner une assise populaire et démocratique aux combats nécessaires, basée sur l’auto-activité. Avec la responsabilité de lier les héritages de l’ancien mouvement ouvrier avec les nouvelles formes de radicalisation et de rupture. Sur la nature de cette force, le questionnement est ouvert, étant donnée la crise des formes « partis » héritées du siècle dernier. Mais quelle que soit la réponse donnée à cette interrogation, l’existence d’une telle force est indispensable. Comme l’est, en conséquence, la poursuite acharnée du combat pour le regroupement dans une structure unifiée de tous les courants anticapitalistes conséquents.
Thèse 7
La crise, sous son versant économique ou/et écologique, fournit désormais un substrat de longue durée pour poser les nouvelles questions auxquelles est confrontée une perspective d’émancipation anticapitaliste. Il nous faut donc, pour les années à venir, nous y confronter avec de nouvelles responsabilités. La crise va séparer, et de plus en plus, celles et ceux qui s’attacheront à la gérer dans le cadre du système (et donc à en faire payer le prix aux peuples) et celles et ceux qui, en s’y refusant, chercheront à bâtir une autre issue. Ceci dessine un espace à l’intérieur duquel il sera possible (et nécessaire) de se confronter aux défis nouveaux décrits dans les thèses précédentes. Dans ce cadre, les analyses en terme de « deux gauches », du refus des alliances gouvernementales et parlementaires sous direction de la social-démocratie libérale, vont prendre un caractère encore plus fondamental.
De plus, et en particulier en Europe, nous sommes face à une profonde crise démocratique, où ce qui n’était qu’une tendance apparaît maintenant de façon éclatante. Les agences de notation font tomber les Etats, les marchés chassent les gouvernements – Grèce, Italie, etc. – la technostructure européenne domine plus que jamais, les budgets nationaux seront sous le contrôle des fonctionnaires européens, la révision des traités européens est décidée à Bruxelles, etc. En contrepoint, et en conséquence, cela se combine avec une importance encore plus grande donnée aux luttes en dehors des cadres institutionnels traditionnels. Certes ceci ne dessine pas par soi-même une réponse crédible à la question des moyens à définir pour parvenir à bâtir un nouveau pouvoir (et pas seulement contester l’actuel et lui résister). Pour cela, il faudra que s’éclaircissent les questions de fond posées aux thèses 1, 2, et 4. Néanmoins cela indique dans quel cadre de lutte chercher et avec qui.
Thèse 8
Il faut s’engager en conséquence dans une lutte tenace pour le rejet des effets des crises capitalistes et contre ce qui les produit. A défaut, les risques de glissements chauvins et de renforcement majeur de l’extrême droite sont patents. Il faut donc se placer dans le cadre d’une lutte opiniâtre pour des regroupements anti-crise, avec des dimensions sociales, écologiques, politiques, institutionnelles en particulier à l’égard de l’Europe. Cela doit devenir un objectif central de moyen terme, à travers lequel se reconstituent des forces pour un nouveau développement d’une alternative anticapitaliste et écosocialiste, et le renouvellement de ses fondements.
Thèse 9
En Europe la crise de la dette peut s’emballer dans des proportions inédites, jusqu’à remettre en cause la zone euro, voire l’euro lui même. Si c’est le cas, les conditions de la constitution d’un espace populaire anticrise en seront bouleversées, mais sa nécessité encore renforcée. En attendant de juger des développements européens, il faut dans l’immédiat porter attention en particulier aux points suivants :
– L’élaboration d’un plan de sortie de crise, à l’échelle nationale et européenne, multiforme, social et écologique. Entre la rupture écosocialiste et la situation actuelle, il y a un vaste espace (immense en réalité). C’est celui que la plupart des salarié-e-s espèrent voir remplir. Il faut une autre perspective de gouvernement, et il est relativement aisé de dire ce qu’un gouvernement simplement au service des travailleurs devrait faire. En premier lieu mettre au pas la finance, bâtir un grand secteur public, sauvegarder l’emploi, engager les principales mutations écologiques, répartir autrement les richesses. Sans rien céder au repli nationaliste, il importe de ne pas se lier les mains en soumettant toute évolution radicale possible à un changement préalable coordonné en Europe. Sans rompre de son propre chef les liens européens, un tel gouvernement engagerait de suite cette politique en rupture avec les traités, déjà à l’échelle du pays, et en comptant sur la force d’entraînement. Rien de plus simple à écrire, mais évidemment, rien de plus difficile à obtenir. Seule l’irruption des masses sur ce terrain où se joue leur avenir pourra changer les choses.
– La question démocratique doit être mise en avant, elle qui constitue un des ciments majeurs des soulèvements citoyens du type « Indignés ». Qui décide, des 1% ou des 99% ? Si on ne veut pas en rester au simple constat de l’évolution antidémocratique renforcée en Europe, il faut populariser la nécessité d’assemblées constituantes que ce soit à l’échelle de l’UE ou plus immédiatement de chaque pays. Et, parallèlement, défendre nos propres axes concernant le contenu et la forme à défendre dans ces processus s’ils voient le jour. Soit, sur le plan européen, la nécessité d’une « Europe sociale », et sur la forme, au niveau local ou continental, des assemblées avec droit de révocation référendaire, sans professionnalisation, avec des niveaux de revenus des élus ramenés au niveau des salaires moyens, etc…
– Renvoyer ces tâches d’élaboration sociale, écologique, démocratique non à un cénacle d’experts mais aux forces - formalisées ou non, collectives ou individuelles - engagées dans la constitution d’un espace populaire anticrise. Et si possible, tout en respectant les rythmes, doter ce dernier de structures d’action unitaires de base.
Thèse 10
En France le résultat de 2012 jouera un rôle certain quant aux conditions de ce combat. Celles-ci en seront fortement déterminées. Si la droite conserve le pouvoir, on peut supposer que l’espace d’opposition à la politique drastique qu’elle mènera sera à la fois plus large et moins clair dans ses objectifs globaux. Probablement aussi les radicalisations antilibérales prendront-elles un caractère anti-institutionnel renforcé, si donc un nouvel échec électoral du PS se produit. Si Hollande l’emporte, en passant sur les quelques mois suivant sa victoire dont nul ne peut prédire les conditions précises, un espace populaire anticrise serait dans un premier temps plus difficile à dessiner. Mais il serait immédiatement la manifestation concrète des « deux gauches », à la fois sur le plan social et sur le plan politique. L’une au pouvoir, l’autre dans l’opposition. Sauf à laisser le champ à l’extrême droite, il faut mettre en avant la nécessité cruciale d’une alternative unitaire au cas où l’alternance social-libérale verrait le jour en 2012 avec la victoire de Hollande. Une opposition unitaire rassemblant toutes les forces syndicales et associatives qui résisteront à cette politique, ainsi que les forces politiques de gauche qui feront de même, sans exclusive à partir du moment où elles ne participeraient ni au gouvernement dirigé par le PS ni à la majorité parlementaire qui le soutiendrait.
Dans tous les cas nous devons privilégier les regroupements dans l’action, concrétisés dans des structures de base dès que possible. Dans tous les cas aussi la perspective de dessiner un espace populaire anticrise suppose l’existence d’une dimension affirmée purement politique. Ou alors il serait d’emblée affaibli comme il l’est dans un pays comme les USA, malgré la radicalité manifestée comme dans le cas de ce pays. C’est pourquoi il faut des formes de débats, de confrontations et de regroupement entre les forces politiques qui s’opposeront aux options social-libérales. En particulier bien entendu si ces dernières sont au pouvoir. Ceci comprend d’éventuels accords électoraux entre les forces d’opposition de gauche, sous des formes dépassant impérativement les seuls appareils existants, surtout étant données que les échéances suivantes comportent des élections municipales.
Samy Johsua