ILIGAN (MINDANAO) ENVOYÉE SPÉCIALE - Quand l’étudiante en histoire Jessa Marie Caballero se promène dans les allées pleines d’ornières encore mouillées de son quartier anéanti par la tempête tropicale Sendong (Washi de son nom international), elle décrit ici le garage de réparation de Jeepneys, là le café Internet, et là-bas encore une maison de « riches propriétaires », « morts dans leur salon, car l’air conditionné les a empêchés d’entendre le ronflement de l’eau qui montait ».
Bien que les rares maisons en dur aient résisté, ce qu’il reste à voir, sur cette rive gauche du Mandulog, à la hauteur du pont qui a cédé, n’est qu’un sinistre entassement de terre, enchevêtrement de tôles, de bois... parsemé d’une claquette, d’une robe de communion en dentelle, ou d’un éléphant en peluche tout crotté, parmi autant de restes non identifiables de ce qui était sans doute une vie paisible dans une ville côtière de la fertile province de Mindanao...
A Iligan comme à Cagayan de Oro, autre ville du nord de Mindanao fortement touchée, la tempête, qui selon un bilan toujours provisoire a fait, sur toute l’île, 1 260 morts et plus de 750 000 sinistrés, a surpris les habitants en pleine nuit le 17 décembre.
La plupart des horloges se sont arrêtées vers une heure et demie du matin quand l’eau avait déjà atteint le niveau du plafond dans les maisons les plus mal situées par rapport à la rivière ou aux écoulements brutaux qui sont arrivés de l’intérieur des terres, à la manière, selon certains survivants, d’un « tsunami terrestre ». Car, bien plus que la pluie et le vent de la tempête, ce sont des coulées d’eau extrêmement boueuse, déferlant des collines environnantes et débordant du lit des cours d’eau censés les guider, qui ont recouvert et parfois englouti des quartiers entiers, notamment ceux situés à proximité des fleuves et rivières.
« ILS PLEURAIENT ET JE LEUR DISAIS DE NE PAS S’INQUIÉTER »
A Iligan, où vivent environ 320 000 personnes, ces crues subites ont délogé à leur passage des milliers de grumes entreposées au bord des rivières ou des routes en attendant d’être transportées. Elles ont rendu l’avalanche boueuse beaucoup plus fatale. « Il y avait une vingtaine de personnes tout en haut de ce manguier. Ils ont été percutés par un tronc, plusieurs sont tombés sous le choc », indique un habitant.
Tonton, sourd-muet de 19 ans, pris en charge par l’association Life Project for Youth (LP4Y) ne s’est rendu compte de l’urgence que lorsque, dans son sommeil, son bras a touché le plafond. Son matelas était monté avec l’eau et il n’avait rien perçu de la panique extérieure.
En sortant par la fenêtre, il a aperçu les deux enfants de ses employeurs qui gesticulaient, paniqués. L’un après l’autre, il est allé les chercher et les a installés dans un arbre. « Ils pleuraient et je leur disais de ne pas s’inquiéter » raconte-t-il en langage des signes, revenu sur les lieux de son acte héroïque. Fernando Carique a lui aussi sauvé des dizaines de personnes en leur permettant de s’abriter sur son patio surélevé : « On était peut-être 50 là-dessus » se souvient-il.
Parmi les pelleteuses et les camions-citernes de la Croix-Rouge, Imelda Lopez-Bontuyan explique en riant que son fils aîné a joué le rôle de capitaine du bateau pour équilibrer les poids sur cette embarcation incertaine, qui tanguait dangereusement malgré ses piliers en béton. Elle, ses quatre enfants et son berger allemand ont ainsi pu être sauvés. « Une femme enceinte est arrivée vers nous, flottant sur un toit. On a réussi à l’attraper, mais plus tard, elle a paniqué et a sauté. On l’a retrouvée juste en dessous au lever du soleil », raconte, la gorge, serrée Fernando.
Imelda, elle, menait les prières en gardant un oeil sur le manguier de son jardin qui abritait neuf enfants et six chatons. « Si le pont n’avait pas cédé, on serait tous morts », affirme-t-elle en montrant à une centaine de mètres de là le pont effondré. Les tonnes de débris et les milliers de troncs qui s’étaient entassés devant les piliers du pont ont d’abord fait l’effet d’un barrage qui a aggravé l’inondation des terres en amont. Mais la charge a fini par l’emporter. Vers trois heures du matin, l’eau a commencé à descendre.
A l’entrée d’Iligan, une palmeraie de plusieurs hectares, où des centaines de familles étaient installées, a été elle aussi comme entièrement ratissée. C’est par ici que sont passés des milliers de grumes, coupées dans les hauteurs des collines. Il ne reste, parmi les cocotiers, plus que quelques pans de murs, le squelette d’une voiture retournée, une église dans laquelle les bancs semblent installés en un mikado géant.
« DRAME »
Au petit matin, les survivants qui avaient trouvé refuge en hauteur ont remis pied à terre, pour s’enfoncer dans un épais matelas de boue. Après cette nuit d’horreur, l’heure est aux réparations, à la lessive. Les pelles, les brouettes, les bassines sont sorties. A Macadan Dig, une zone de la ville Cagayan de Oro rebaptisée « ground zero » tant il n’y reste rien, Toto fouille à l’aide d’un bâton avec l’espoir de retrouver son tricycle et de reprendre le travail.
Près de trois semaines après Washi, on continue de trouver des corps dans les montagnes de boue qui sont peu à peu dégagées. Trois mercredis, deux jeudis... « On nous a aussi signalé un corps en mer mais il n’a pas été récupéré, car il était trop abîmé », indique Melvin Anggot, le porte-parole de la mairie de Iligan.
Au dernier recensement, il y avait encore près de 4 500 familles sans logement sur Iligan, et presque autant à Cagayan de Oro. Mais les statistiques, même officielles, restent aléatoires.
A Cagayan de Oro, 26 centres d’évacuation sont encore actifs. Quand l’école de Puntod a rouvert, mercredi matin, dans le nord de la ville, le proviseur adjoint Romeo P. Brislig attendait ses 1 400 élèves sans trop savoir où il allait les mettre. Son école, comme la plupart des grands établissements de la ville, a été réquisitionnée pour servir de centre d’évacuation. Sous le préau de la cour de récréation, des cloisons ont été installées pour offrir un peu d’intimité aux familles.
Il faut accueillir des milliers de réfugiés et les disperser le plus possible pour éviter une trop grande promiscuité. L’eau commence à manquer, et un début d’épidémie de leptospirose, une maladie bactérienne venant d’eaux contaminées, notamment par l’urine des rats, a été signalé dans plusieurs centres. Le bilan était, jeudi, de 314 malades hospitalisés et de 15 décès, a indiqué Ana Caneda, chef du centre d’opérations et de coordination des secours.
L’urgence reste d’identifier des terrains propices au relogement de ces sans-abri. En attendant, des camps de tentes ont fait leur apparition un peu partout, mais certains, comme la famille Caballero, souhaitent revenir chez eux. « Nous sommes entre les mains de Dieu, rien ne peut nous arriver », nous affirme en souriant Jessa, qui n’a perdu « que tous ses biens matériels ». « Ce drame, c’est une sonnette d’alarme, un appel à l’arrêt de l’exploitation forestière, qu’elle soit légale ou illégale », estime Jessa, dont la thèse qu’elle rédigeait sur le sujet a été détruite avant qu’elle ne l’ait soutenue.
Le président de la Croix-Rouge des Philippines et ancien sénateur Richard Gordon est moins optimiste quand on lui demande si des leçons vont être tirées de ce désastre. « Des leçons ?, rigole-t-il. Tant que ce genre de catastrophe ne sera pas suivi de quelques longues peines de prison, personne ne tirera aucune leçon... »
Florence de Changy
* Article paru dans le Monde, édition du 08.01.12. | 06.01.12 | 13h48 • Mis à jour le 07.01.12 | 08h04.
La colère monte contre une déforestation incontrôlée
CAGAYAN DE ORO (MINDANAO) ENVOYÉE SPÉCIALE - Jusqu’au passage de Washi, une semaine avant Noël, l’île de Mindanao s’était presque toujours imaginée hors de portée des typhons qui passent, au rythme ravageur d’environ vingt par an, dans un couloir bien connu et situé plus au nord de l’archipel des Philippines...
A part un épisode en 2009, traité comme un accident plutôt que comme un avertissement, les dernières inondations remontaient aux années 1960. Certes, la topologie des régions affectées - 95 % de collines et 5 % de plaines, en bord de mer - n’a rien fait pour atténuer l’écoulement brutal et rapide des eaux. La coïncidence entre la marée haute ce 17 décembre vers deux heures du matin et le pic des précipitations a été un autre facteur aggravant. Mais, malgré ces données naturelles, l’organisation environnementale Kalikasan-PNE estime que ce sont essentiellement des causes humaines qui expliquent que Washi, dont la force n’était pas exceptionnelle pour une tempête tropicale, ait pu faire de tels ravages.
A entendre l’avocate des droits de l’homme Beverley Selim-Musni, à la tête de Balsa, une coalition d’associations qui réclament « une justice pour le climat », les vraies raisons de ce désastre sont économiques et politiques. Et de désigner les exploitants forestiers, les planteurs et les mineurs. Pour elle, les faits parlent d’eux-mêmes. « Les grumes qui ont tout détruit et bloquent à présent les embouchures des fleuves se retrouvent par milliers sur les plages. Elles sont marquées de leurs exploitants respectifs. Le crime est signé ! », s’emporte-t-elle.
« ILS ÉTAIENT DÉJÀ LÀ AVANT »
Malgré un moratoire général sur l’exploitation forestière, adopté en février 2011 (ordre exécutif n° 23), plusieurs failles du texte permettent aux compagnies forestières de poursuivre leur activité. Il ne reste que 2 % de forêts primaires aux Philippines.
Les immenses plantations d’ananas, de papayers et de bananiers - qui ont remplacé la forêt au fil des ans - ont également fragilisé les terrains. Certaines collines aux environs de la ville de Cagayan de Oro sont entièrement contrôlées par de grandes sociétés comme l’entreprise américaine Del Monte.
On blâme aussi les compagnies minières pour leur effet néfaste sur les rivières et sur l’érosion des montagnes.
En outre, plusieurs des zones englouties ou inondées autour de la ville de Cagayan de Oro, souvent des bancs de sable aux abords de la rivière, étaient classées dangereuses et impropres à l’habitation. Le maire, Vicente Emano, porte sa part de responsabilité. Il est à l’origine du projet Peso-Peso lancé il y a plusieurs années, et qui lui ramena d’ailleurs des milliers de voix lors des élections. Ce projet avait pour ambition d’offrir des terres aux pauvres pour la modique somme de 1 peso (2 centimes d’euro). Mais, à l’arrivée, des bidonvilles se sont ainsi pérennisés dans ces endroits dangereux, souvent contre l’avis des autorités nationales et d’études scientifiques.
Vicente Emano, maire depuis quatorze ans et gouverneur de la province avant cela, se dégage de toute responsabilité. « Ces gens ont toujours aimé ces endroits. Ils étaient déjà là avant mon mandat. Aurais-je dû les chasser ? », nous demande-t-il d’un air navré.
Sans les « chasser », à l’approche de cette tempête largement identifiée par l’observatoire philippin, on aurait pu simplement songer à les prévenir, et à les évacuer.
Florence de Changy
* Le Monde.fr, | 06.01.12 | 13h50 • Mis à jour le 06.01.12 | 19h32.