Anciens des cabinets ministériels socialistes, économistes et intellectuels de la « deuxième gauche », militants contre l’exclusion... Pendant la fin du mois de novembre, tous bouillaient d’agacement. Lorsqu’ils ont entendu Marc Blondel reprocher à Nicole Notat de « défendre l’intérêt général », leur sang n’a fait qu’un tour. « Blondel, c’est la défaite de l’intelligence, le déclin de la pensée », dit l’un d’entre eux. Lorsqu’ils ont entendu Jacques Delors s’en prendre violemment au plan Juppé, ils n’ont pas compris. « Il a été très faux cul », tranche un autre. Lorsqu’ils ont vu Nicole Notat se faire huer sous des slogans sexistes et des canettes de bières, c’était trop. Joël Roman et Olivier Mongin, qui dirigent la revue Esprit, rédigent un texte de soutien à Notat, assorti d’un coup de chapeau au volet maladie du plan Juppé. Ils profitent d’une réunion de la Fondation Saint-Simon pour le soumettre à son président, Pierre Rosanvallon, Jean-Paul Fitoussi (président de l’OFCE) et à la demi-douzaine d’experts présents. Enchantés, tous signent. Puis, Mongin et Roman creusent les différents réseaux de la gauche. Ils essayent quelques personnes du PS, mais se rendent vite compte que « c’est verrouillé ».
Dans la liste des signataires, on trouve des deloristes (Jérôme Vignon, Jean-Baptiste de Foucauld, le club Echanges et Projets) ; des militants de l’insertion (Claude Alphandéry, Michel Théry), des anciens du PC (Jacques Lévy, Claude Llabres) ; des historiens ou sociologues (Michel Winock, Jacques Le Goff, Alfred Grosser) ; des spécialistes du travail (Bernard Perret, Henri Vacquin, Bernard Bruhnes)... La pétition fait grand bruit, ce que certains signataires commencent à regretter. « La droite nous récupère pour justifier toutes ses bêtises ! », se plaint l’un d’eux.
Trois cents intellectuels pour la grève Ils sont maintenant près de 300 intellectuels, artistes, universitaires à avoir répondu à un appel de soutien au mouvement social actuel. Des personnalités aussi variées que les sociologues Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, des philosophes comme Etienne Balibar, Daniel Bensaid, des historiens (Jacques Kergoat), mais aussi l’écrivain Gilles Perrault, le cancérologue Léon Schwartzenberg ou l’actrice Marina Vlady.
Le point de départ est une réaction « quasi épidermique » de quelques universitaires de Paris VIII à la lecture du journal le Monde du 6 décembre, où s’étalait un texte de soutien au plan Juppé préparé par la rédaction de la revue Esprit. « Nous avons voulu y répondre en mettant en avant notre soutien aux grévistes et parler de la société dans laquelle on veut vivre », raconte un de ces universitaires. Et, très vite, un premier texte est écrit. Par cercles concentriques, où l’on retrouvait d’anciens militants de gauche ou d’extrême gauche, mais aussi des intellectuels engagés, le texte initial est repris, soumis à l’approbation, puis amendé. « C’est devenu un texte énorme. On s’est réuni dimanche dernier à l’Ageca pour en rediscuter. Puis on l’a envoyé à Bourdieu, pour avis. Et celui-ci a eu la bonne idée de tout le réécrire. Et après on l’a tous adopté. »
Depuis ? L’appel est lancé. « Ce qui est très significatif, ce sont les jeunes chercheurs universitaires, souvent de province, qui le signent. Ils le signent, mettant en avant, pour beaucoup, l’idée que le rôle de l’intellectuel n’est pas de conseiller le prince. »
Libération : Etes-vous réellement en désaccord ou bien ne vous situez-vous pas, en réalité, sur un plan différent ?
Joël Roman : m’exprimant ici personnellement, j’observe d’abord que ces textes ont des statuts différents. Notre appel est plus le fait de certains responsables d’associations du mouvement social ou d’experts de gauche plus que de seuls intellectuels. Il porte essentiellement sur l’appréciation de la réforme de la sécurité sociale. L’autre texte est effectivement un appel à soutenir les grévistes signé par des intellectuels de gauche. Notre propre appel a été rédigé bien avant le lancement des grèves.
Daniel Bensaïd : les deux appels sont quand même assez contradictoires. Nous prenons une position de soutien clair et net au mouvement gréviste et aux perspectives qu’il ouvre. Deuxièmement, nous rejetons dans sa globalité le plan Juppé. Il ne suffit pas de dire qu’il y a de bonnes choses dans ce plan. Un adversaire n’a jamais totalement tort. Le livret médical, associé à la prévention, n’est pas forcément une mauvaise idée, mais la réduction des dépenses de santé pose problème. J’observe enfin que votre appel est un appel de soutien à une confédération, la CFDT.
Joël Roman : nous avons effectivement soutenu Nicole Notat et la CFDT face aux attaques dont ils étaient l’objet. Il y a eu une certaine lâcheté des dirigeants de la gauche politique dans cette affaire. Au fond, deux positions s’affrontent. La première, qui est celle de Blondel, de Viannet et du gouvernement, considère que le plan Juppé est un tout à prendre ou à laisser. La seconde refuse ce chantage intolérable, il faut trier entre les aspects positifs et négatifs de ce plan. On peut en distinguer trois composantes : réforme de l’assurance maladie, retraite et fiscalisation des allocations familiales. Dans notre appel, nous émettons des réserves très vives sur les deux derniers aspects. Sur les retraites, il semble que Juppé ait fait marche arrière. Sur la réforme de l’assurance maladie, on risquait, avec le statu quo, de laisser s’installer un système qui ouvre un boulevard aux assurances privées. Il valait mieux changer l’équilibre de l’assurance maladie en la faisant financer par l’ensemble des revenus. La sécurité sociale devient alors universelle, basée sur le principe de la citoyenneté au lieu de l’être sur celui de la contribution productive. C’est surtout cela que nous avons soutenu.
Libération. Daniel Bensaïd, reconnaissez-vous cet aspect positif au plan Juppé ?
Daniel Bensaïd : certains points sont discutables mais je prends Juppé au sérieux. Il dit que sa réforme est cohérente et s’inscrit dans une logique globale. C’est une première pierre. Il y a, dans son discours de mardi, des reculades dilatoires : le problème des retraites se reposera d’une manière ou d’une autre. Mais quel est le noyau dur d’une réforme qui justifie un tel acharnement ? D’où viennent les déficits ? La dette non payée de l’Etat, les allégements offerts aux entreprises, le coût du chômage et de la précarité, directement et indirectement par leurs effets sur la santé publique, etc. La part des dépenses de santé dans le PIB est nettement en dessous de celle des Etats-Unis. On parle d’abus de médicaments. Mais qui surconsomme ? Toutes ces questions n’ont pas été posées. Le noyau dur, c’est le changement du système de financement. Le principe d’une sécurité universelle, oui, mais avec quel financement ? Juppé parle d’un passage des cotisations à l’impôt. On met dans les bras de l’Etat la gestion et l’encadrement du budget de la santé. Cela veut dire que le système d’une mutuelle générale des salariés n’existera plus. Il sera remplacé par des arbitrages budgétaires et la garantie d’un bon niveau de protection sociale disparaîtra. N’oublions pas enfin que ce plan s’inscrit dans une logique cohérente avec tous les projets concernant le secteur public. Maastricht a été présenté comme la « pensée unique » pour l’Europe. Maintenant, on nous dit « la réforme », comme s’il y avait une « réforme unique ».
Joël Roman : La question de l’assurance universelle est essentielle. Si l’on veut qu’elle n’aboutisse pas à un système complémentaire d’assurance volontaire combiné à un système d’assistance, il faut inventer un nouveau droit universel à la protection sociale. C’est pour cela que c’est une réforme que la gauche aurait dû soutenir.
Libération : peut-on imaginer une bonne réforme que le peuple ne veuille entendre ?
Joël Roman : les manifestants ne sont pas tout le peuple. Il est très dangereux de présenter une opposition entre le peuple et les élites. D’abord parce que c’est un discours faux, ensuite parce que c’est le discours type du Front national. Le fait même que les intellectuels soient partagés montre bien que le clivage n’est pas entre le peuple et les élites.
Ceci dit, je suis consterné par la non-méthode Juppé. Je ne vois pas l’intérêt d’annoncer une réforme de la protection sociale aussi importante en même temps qu’un contrat de plan qui met le feu aux poudres à la SNCF. D’autant plus que la contestation des cheminots me semble plutôt fondée. Il faut un vrai débat sur la notion du service public, par exemple sur le problème des lignes non rentables. Sans oublier les rumeurs plus ou moins fondées sur des réformes fiscales comme la suppression de l’abattement dont bénéficient les salariés et l’annonce de la privatisation de France Télécom. Quelle somme de maladresses ou de provocations ! En comparaison, le mouvement actuel est plutôt limité, même s’il est spectaculaire puisqu’il touche aux transports.
Daniel Bensaïd : vous parlez d’assurance universelle, mais elle est surtout destinée à devenir un impôt universel par un transfert des cotisations vers la CSG. Vous parlez d’un mouvement limité, je crois le contraire quand on sait ce que coûte une grève à ceux qui la font. On comprend que certains hésitent à rentrer en grève au mois de décembre. C’est, au contraire, un mouvement relativement puissant. Jusqu’ici, il n’y a pas eu d’appel à la grève générale.
Ce mouvement exprime un contentieux longtemps accumulé. Une certaine société d’élites a perdu le contact avec le peuple. On croyait à l’individualisme généralisé, à la disparition de la lutte des classes. Les travailleurs étaient devenus invisibles et silencieux. Tout d’un coup, ils se réveillent. D’abord parce que cela a trop duré et que toutes les promesses d’en sortir, de gauche comme de droite, se sont révélées vaines. Juppé nous annonce deux ans d’efforts avant que tout aille bien. Si c’est une promesse, elle n’est plus crédible vu le nombre de mensonges proférés depuis six mois. Si c’est un pari sur une reprise économique, il est plus que risqué. Le message sur les retraites vise en réalité à développer un système d’assurance complémentaires privées.
Joël Roman : je ne crois pas qu’il faille tout globaliser. Les contestations sont assez hétérogènes. Il ne faut pas surinterpréter une mouvement intercatégoriel mais qui n’est ni général ni universel. Ce qui me préoccupe, c’est que cette réforme de la sécurité sociale, qui fédère les mécontentements, fait précisément barrage à la logique libérale. Les médecins libéraux, eux, l’ont bien compris. Pour le reste, Chirac a fait une campagne sur les thèmes de FO et il fait une politique contraire, alors les gens de FO ne sont pas contents !
Daniel Bensaïd : je crois, au contraire, à la cohérence du mouvement actuel. La détermination des grévistes tient à une perception de plus en plus claire des enjeux. Entre les cheminots, Télécom et le plan Juppé, les luttes font les passerelles. Ils se rendent compte qu’ils ont affaire à une offensive contre les acquis du service public. Je ne sais pas comment les événements tourneront. Il n’y a pas d’alternative de gauche crédible, Jospin n’arrête pas de le répéter. Tout cela s’inscrit quand même dans la continuation de la politique des critères de convergence imposée par la monnaie unique. Beaucoup de grévistes ont le sentiment qu’ils ne se défendent pas seulement mais que c’est l’aspiration à un type de société qui est en jeu. Si le gouvernement gagnait sur toute la ligne, ce serait un feu vert à faire passer en enfilade tous les plans d’inspiration libérale.
Joël Roman : il est certain qu’un malaise social diffus s’exprime. Les salariés ont le sentiment d’avoir été pressurés. Mais je ne crois pas du tout que ce mouvement soit porteur d’un projet de société. C’est plutôt un mouvement d’angoisse et d’inquiétude. Je pense que, si ce mouvement social est perdant, cela laissera des traces très profondes. Il y a de l’irresponsabilité à entamer une confrontation globale avec le gouvernement sans perspective politique.