Sommaire :
1/ Le néolibéralisme, la disqualification du politique
Les institutions de l’Etat visent à inscrire chaque individu dans cet esprit
La disqualification du politique
2/ Les nouvelles figures de l’Etat
2-1. L’Etat garant et organisateur du marché
2-2. L’Etat soutien de l’entreprise
2-3. L’Etat social
3-4. L’Etat espace de démocratie
3/ L’alternative, la requalification du politique
3.1. Combattre la mise en concurrence
3.2. Pour des droits sociaux
3.3 Mettre l’économie sous contrôle social
3.4. Construire des espaces d’utopie concrètes dans la société
3.5. Subvertir les institutions représentatives.
3.6. Soutenir les luttes démocratiques
3.7. Bâtir un outil politique pour ces objectifs
La question de l’Etat, de son indépendance, de son rôle, revient sans cesse dans nos schémas de représentation de la vie sociale. La crise économique a évidemment été l’occasion de remettre ce débat au centre de la vie politique, démontrant combien les banques interviennent et mettent les Etats à leur service.
L’Etat présente aujourd’hui des visages éclatés. Le service public se trouve toujours plus attaqué, à travers les politiques de RGPP ou de remise en cause du statut des fonctionnaires. La solidarité portée auparavant par l’Etat se dilue dans la décentralisation, où les dispositifs invitent les collectivités à pratiquer le tri social tout en devenant organisme de contrôle. L’Etat répressif étend ses tentacules dans tous les secteurs de la vie sociale. Les associations, qui construisent un vaste champ à la périphérie du secteur marchand (1.9 millions de salariés) tout en suppléant à l’activité de l’Etat, sont sommées de s’intégrer à la logique de marché. Les Etats soumettent leurs capacités d’intervention à la construction européenne. Le néolibéralisme transforme l’action de l’Etat, substituant à la « défense de l’intérêt général » la promotion des lois du marché. La politique s’en trouve « déqualifiée », suivant le terme de Michel Foucault.
Ces différentes figures de l’Etat néolibéral, nous les vivons chaque jour. Elles envahissent les multiples aspects de la vie quotidienne. Nous voudrions cerner certaines de ces figures de l’Etat, afin de revenir ensuite à leur cohérence, qui sera celle de la cohérence du néolibéralisme, et aux questions stratégiques que cela ouvre pour nous, militants antilibéraux engagés. Car nous demandons sans cesse un Etat qui veuille mettre au pas les logiques financières, un Etat qui réglemente le travail face à la déréglementation de l’emploi, un Etat qui garantisse des droits sociaux face à l’offensive libérale. Un Etat garant de l’égalité, qui ne soit pas une égalité libérale dite égalité des chances, une égalité dans la concurrence, mais une égalité des droits fondamentaux, des « communs ».
Une enquête récente sur l’influence du Front national en milieu populaire [1] insiste sur la capacité à peser sur la situation économique aux yeux des milieux populaires. La question centrale qui nous est posée est donc notre capacité à intervenir sur les situations concrètes, face au néolibéralisme qui redéfinit rôle et fonctionnement de l’Etat. Celui-ci a-t-il supprimé toute marge de liberté au sein de l’Etat ? A-t-il, plus fondamentalement, réduit la distance créée entre la société civile et l’Etat, entre les rapports de production et la domination par la bourgeoisie, élément constitutif de la création de l’Etat moderne au XIXe siècle, réduisant ainsi l’espace démocratique ? Etat et démocratie, voici donc le couple à interroger.
C’est bien une « requalification du politique » que nous visons, laquelle ne peut s’envisager qu’en liant social et politique, en détectant cette recréation du politique dans l’intervention sociale, cette intervention du politique dans le social.
Il faut pour cela comprendre les ressorts de ce néolibéralisme qui repousse à la marge les possibilités d’interventions. Une représentation courte, à partir de Michel Foucault, permettra de montrer la problématique dans laquelle nous nous situons. Nous nous appuierons ensuite sur la présentation des mécanismes néolibéraux dans un certain nombre de secteurs, et à chaque fois pour un nombre restreint de sujets, dans une démarche plus démonstrative qu’exhaustive. A partir de l’analyse de la transformation de l’action de l’Etat reconfigurée par ce néolibéralisme, nous proposerons quelques pistes stratégiques.
1/ Le néolibéralisme, la disqualification du politique
Nous nous appuierons ici sur l’approche de l’Etat néolibéral proposée par Michel Foucault. Appuyer sur les particularités de ce courant de pensée libérale permet de mieux comprendre les éléments spécifiques de l’Etat d’aujourd’hui.
Petit rappel, pour aborder l’Etat on différencie l’Etat de la société civile. La Bourgeoisie, en accédant au pouvoir, construit (notamment en France dans les années 1830 – 1848) l’Etat moderne comme une forme autonome, apparaissant comme s’émancipant des forces sociales qui la portent (en l’occurrence la bourgeoisie) : la république est le « régime anonyme » de la bourgeoisie [2]. Cet Etat moderne gouverne « au nom de l’intérêt général », contrairement à la société civile, lieu des intérêts particuliers, de l’exploitation de classe pour les marxistes. Cette approche crée une rupture par rapport au féodalisme : Louis XIV disait « l’Etat, c’est moi » ; ici, la bourgeoisie déclare : l’Etat, ce n’est pas moi, c’est vous. Marx signale ainsi la création du politique : « En imposant la République » le prolétariat parisien a conquis en 1848 le terrain en vue de sa propre lutte pour l’émancipation, mais « nullement cette émancipation elle-même », car la classe ouvrière était « encore incapable d’accomplir sa propre révolution » [3].
Foucault distingue trois étapes dans la construction de l’Etat moderne. Dans un premier temps, la bourgeoisie demande à l’Etat son autonomie. « Laissez-nous faire ! », disait le commerçant Legendre à Colbert. Dans un second temps, et notamment après la Révolution française, l’Etat apporte les contraintes d’ordre moral, comme l’exprime la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il définit les limites à ne pas dépasser pour un fonctionnement pérenne. Il contrôle le marché tout en le faisant vivre. Dans une troisième étape, le néolibéralisme soumet l’Etat au marché…On peut présenter ces trois étapes à travers ce schéma.
Première étape | Deuxième étape | Troisième étape |
L’Etat à coté de l’économie | L’Etat contrôle l’économie | L’économie dirige l’Etat |
Pour Michel Foucault, le renversement opéré par le néolibéralisme concerne le rôle de l’Etat :
• le libéralisme reposait sur la liberté de marché, définie par l’Etat et maintenue sous surveillance étatique.
• le néolibéralisme institue la concurrence comme principe organisateur et régulateur de l’Etat. Il s’agit de passer « d’un marché sous surveillance de l’Etat à un Etat sous surveillance du marché » (MF [4] p 120).
Cette « surveillance de l’Etat » repose sur l’idée que « l’intérêt général » se constitue à partir du choix rationnel des acteurs sur le marché. C’est donc le fonctionnement rationnel des acteurs économiques qui détermine ce que doit être le bon fonctionnement de l’Etat. Le marché donne une vérité, une rationalité que le gouvernement doit suivre. D’où l’importance des experts économiques… Le marché devient l’énonciateur de ce « principe de vérité comme principe d’autolimitation du gouvernement » (MF p 21).
Il n’existe plus aucun domaine où le libéralisme n’interviendrait pas. Toute intervention étatique est réécrite au service du marché et de son idéologie, l’esprit de concurrence. C’est un « ordre de la concurrence » qui se met en place. Car pour les néolibéraux, le marché n’est plus un simple lieu d’échange de marchandise, de « justice distributive » comme au XVIIIe siècle (on cherchait le « juste prix »…). Il est source d’idéologie, donnant le cadre de pensée général pour toute la société.
De plus non seulement le marché fournit l’idéologie générale, mais il constitue aussi le lieu de création de la pierre de touche de cette idéologie : la rationalité marchande. C’est parce que le rôle de l’Etat s’est ainsi transformé, qu’il peut être plus facilement reversé vers l’Europe, voire même qu’il y trouve une plus grande facilité de mise en œuvre : la rationalité du marché européen donne même une légitimité supérieure au seul marché national.
Le marché définit ce qui est utile comme intervention de l’Etat. C’est le principe d’utilité comme la deuxième limite de la ‘gouvernementalité’.
Les institutions de l’Etat visent à inscrire chaque individu dans cet esprit
Cette rationalité du marché ne se limite pas à définir le rôle des gouvernants, mais vise à organiser la conduite des gouvernés eux-mêmes, en modifiant leur environnement, d’où l’idée de « biopolitique » avancée par Foucault. Le rôle de l’Etat s’en trouve modifié. Ce n’est plus seulement un Etat qui organise la concurrence (en intervenant contre les monopoles, etc), mais c’est un Etat qui inscrit toute son intervention, à travers ses multiples institutions, dans l’extension de la concurrence et de l’esprit d’entreprise.
• La politique sociale ne doit pas intervenir dans l’ordre économique, elle doit se limiter au traitement de la pauvreté : « L’aide sociale ne doit être motivée que par les effets de la pauvreté » (Stoléru, Vaincre la pauvreté p 210)
• La petite entreprise et l’entreprenariat sont promues comme nouvelles valeurs, jusqu’à l’école où il faudrait intégrer « l’esprit d’entreprendre » !
• La loi doit dire aux gens ce qu’il faut faire et ne pas faire (MF p178), et non s’inscrire dans un plan global.
L’ensemble des institutions est sommé de créer des situations de marché, de compétition et de concurrence dans des espaces ne relevant pas de l’échange marchand. Plus encore, ces institutions ne trouvent plus leur légitimité que dans la mesure où elles organisent l’économie de marché et participent de cette dynamique générale.
« Gouverner, ce n’est pas gouverner contre la liberté ou malgré elle, c’est gouverner par la liberté, c’est-à-dire jouer activement sur l’espace de liberté laissé aux individus pour qu’ils en viennent à se conformer d’eux-mêmes à certaines normes ». [5]
L’Etat intervient donc au niveau des consciences individuelles. Il crée un environnement social, qui inscrit l’individu non plus par la coercition ou le consentement, cette tension entre deux pôles dans laquelle Gramsci inscrit sa lecture de l’Etat, mais par son fonctionnement intime dans l’ordre capitaliste. La domination s’inscrit dans la subjectivité de chaque individu. C’est sans doute le point de départ de la réflexion de M. Foucault, cette façon de « conduire la conduite des hommes », (p 192). Voire la continuité avec son livre « Surveiller et punir » [6]. Des micro-pouvoirs, thème de prédilection de Michel Foucault, se substituent à un pouvoir centralisé de l’Etat. « Je suggèrerais plutôt (…) que les relations de pouvoir sont intriquées dans d’autres types de relation (de production, d’alliance, de famille, de sexualité) où elles jouent un rôle à la fois conditionnant et conditionné ; (…) qu’il ne faut donc pas se donner un fait premier et massif de domination (une structure binaire avec d’un côté les « dominants » et de l’autre les « dominés »), mais plutôt une production multiforme de rapports de domination qui sont partiellement intégrables à des stratégies d’ensemble » [7]
L’objectif d’une société soumise à la dynamique concurrentielle prédomine. Les néolibéraux portent la conception d’un Etat fort, intervenant et s’opposant à des intérêts collectifs qui mettraient en péril le fonctionnement libre du marché.
« Cette pratique gouvernementale (…) est consommatrice de liberté. Elle ne peut fonctionner que s’il y a effectivement un certain nombre de libertés : liberté du marché, liberté du vendeur et de l’acheteur, libre exercice du droit de propriété, liberté de discussion, éventuellement liberté d’expression, etc (…). Le nouvel art gouvernemental va donc se présenter comme gestionnaire de liberté » (MF p 65)
Cette approche du libéralisme s’oppose à l’idée de l’Etat représentant de l’intérêt général : l’intérêt général est ici porté par l’esprit d’entreprise, qui impose sa norme à toutes les dimensions de la société, à tous les rapports sociaux.
La disqualification du politique
Troisième idée mise en avant par Michel Foucault, le néolibéralisme aboutit à la négation de l’action politique. Le gouvernement reçoit pour seule injonction de suivre les consignes des économistes qui eux-mêmes mettent en lumière les mécanismes de la concurrence définissant le « juste choix » : « La théorie de la main invisible me parait avoir essentiellement pour fonction, pour rôle la disqualification du souverain politique » (MF p 287).
Il s’agit donc, pour redécouvrir les voies du politique, d’acquérir une meilleure compréhension du nouveau rôle dévolu à l’Etat par le néolibéralisme. Car tout notre questionnement, et contrairement en cela à Michel Foucault, va reposer sur la possibilité de remettre à un pouvoir coercitif, un pouvoir politique, la possibilité d’agir sur les évènements dans un sens différent du libéralisme.
2/ Nouvelles figures de l’Etat
Ce nouveau rôle de l’Etat néolibéral se transcrit dans ses différentes dimensions. Il ne s’agit ici de regarder que quelques aspects de cette transformation de l’Etat, notamment certains de ceux auxquels nous sommes confrontés dans le débat stratégique de la gauche radicale, et la construction d’une alternative.
2-1. L’Etat garant et organisateur du marché
La première grande figure de l’Etat est celle de l’Etat organisateur du marché.
L’Etat intervient ici au moins à un double niveau :
• Il est garant de la monnaie comme équivalent général. La forme de l’Etat nation est évidemment interrogée par un montage comme celui de l’euro.
• Il intervient sans cesse pour rétablir les règles de concurrence, dans un contexte social qui ne cesse, par l’intervention de groupes sociaux (ou de mécanismes de concurrence…) de (re)construire frontières et droits limitant cette concurrence.
On aurait tort de ne voir dans ces formes d’intérêts corporatistes, appelées « précapitalistes », que des formes antérieures de subsistant des anciens rapports sociaux malgré deux siècles de capitalisme, et que le capitalisme s’efforcerait d’incorporer dans son fonctionnement dynamique. Le fonctionnement courant du capitalisme incite à la résurgence permanente de formes de relations sociales extérieures et opposées au marché. Ne serait-ce que parce que le marché ne peut assurer les conditions de sa reproduction, à partir de ses propres règles de fonctionnement. Mais à cette contradiction, s’ajoute l’intervention permanente des groupes dominés pour contrer les effets de la concurrence.
Le fonctionnement de l’OMC est ce titre significatif. L’AGCS (Accord général des commerces et services) impose l’ouverture à la concurrence de secteurs toujours plus larges, relayée par la transcription d’une partie de la Directive Services (ex-Bolkestein). L’Etat néolibéral n’est donc pas un Etat qui se met en retrait, mais un Etat interventionniste. Il se crée un outil à cette fin, l’Europe.
L’Europe néolibérale
L’Etat néolibéral a construit sa propre autonomie à travers une construction tout ce qu’il y a d’antidémocratique, l’Europe. Celle-ci s’est d’emblée soumise aux règles du marché, se construisant d’ailleurs plus comme un « marché unique » qui se dote peu à peu de règles démocratiques (ou du moins de leur apparence) que comme une Europe-Nation se substituant aux Etats-Nation. Elle est le prolongement des Etats-Nation, leur émanation, mais ne s’y substitue pas, restant à un stade de « proto-Etat ».
Elle représente finalement l’archétype de l’Etat néolibéral : construite autour du marché unique, soumise à celui-ci, sans contrainte démocratique, structurée autour d’une approche néolibérale de l’économie. Elle fournit les paradigmes de la pensée néolibérale, tels que la formation tout au long de la vie ou la sécurisation des parcours professionnels, les services d’intérêt général contre le service public. Elle intervient comme instance suprême, pour surmonter les résistances exprimées dans le cadre national.
L’Europe libérale est d’abord celle des capitaux. Elle s’est construite par des décisions successives, que l’on a coutume d’égrainer, au fil des Traités, Circulaires, etc. Ces décisions font système. Suffit-il, pour en venir à bout, d’égrainer les décrets et mesures à annuler, dans une approche antilibérale symétrique à la construction libérale ? Ce sera une des questions à aborder dans un questionnement stratégique.
2.2. L’Etat soutien de l’entreprise.
On a l’habitude de traduire la relation de l’Etat avec les entreprises comme « politique économique ». Mais l’Etat fait plus que ça, il est le garant de la propriété.
Nouvelle légitimité pour la propriété privée
L’entreprise capitaliste s’est construite sur la délimitation de l’espace et du temps de l’exploitation du salarié. Elle est marquée par « un même processus d’enfermement disciplinaire et de rupture franche entre un ordre de plus en plus radicalement privé et un ordre social et public rejeté à l’extérieur » [8]. Le règlement intérieur rend concret cette subordination, au nom de laquelle le salarié doit mettre à disposition de l’employeur toutes ses capacités. L’employeur est maître chez lui, il est libre de décider de l’affectation des ressources, en termes d’emploi, de choix de production ou d’organisation du travail. C’est la propriété des moyens de production. La montée de la légitimité néolibérale accompagne, durant les années 1980, l’émergence de ce nouveau sujet politique, l’entreprise, qui devient source de renouvellement de la société et nouveau sujet moral.
Mais une seconde dimension de la propriété privée va se construire, comme nouvelle légitimité pour l’employeur : c’est le bon usage, voire le meilleur usage de cette propriété que défend cet employeur propriétaire. L’employeur représente la rationalité du marché : le meilleur choix pour l’entreprise, en tant qu’institution. Il peut même être conduit à réduire les emplois, afin de sauver l’entreprise face au marché. Cette approche met davantage en valeur l’usage que la propriété elle-même. La légitimité de la propriété repose alors sur la finalité de l’entreprise, lue comme une relation de pouvoir qui doit trouver sa justification. On approche là une question une question centrale : comment aborder les choix de gestion des employeurs ? Existe-t-il une seule « rationalité » concernant les choix économiques ou d’organisation du travail de l’entreprise ?
Ce pouvoir trouve-t-il sa seule source dans la propriété privée des moyens de production ? Max Weber nous rappelle que l’Etat représente la seule source légitime de la violence. L’Etat rend légitime la violence patronale dont l’expression la plus violente est le licenciement. Mais s’il a ce droit, il doit posséder aussi sa contrepartie, le droit de refuser ce droit aux employeurs. Ceci nous ramène à l’Etat : s’arrête-t-il à la porte de l’entreprise ? Ou bien intervient-il comme représentant de l’intérêt général, y compris contre les entreprises ? Mais comment resituer l’intervention de l’Etat dans le domaine de l’emploi, lorsque c’est à l’entreprise qu’est confiée l’interprétation de l’intérêt général via sa connaissance du marché ?
Rappelons juste à ce propos que la « société civile » s’est fondée sur la généralisation des rapports contractuels, face à un Etat censé représenter rationnellement un intérêt général non contractuel [9]. Le droit de propriété, vecteur du droit contractuel, apparaît comme antagonique au droit de vivre des plus faibles… L’inversion néolibérale s’impose comme la négation des droits des plus faibles.
Déréglementer l’emploi, réglementer le travail
Les processus d’individualisation constituent un phénomène permanent et structurant de l’approche néolibérale. Ils sont visibles bien sûr à travers la montée du paradigme du « parcours professionnel », à l‘aune duquel on considère maintenant toute politique de l’emploi. Pour ne prendre qu’un exemple, les Contrats de transition professionnelle (CTP) représentent une expérimentation menée depuis plusieurs années, pour permettre au niveau d’un bassin d’emploi la reconversion des salariés de petites entreprises (inférieures à 50 salariés), confrontés à un licenciement. De fait, le retour à l’emploi de ces salariés n’est absolument pas probant. Le gouvernement propose aujourd’hui de renommer ces CTP « Contrats de sécurisation des parcours »…
Au niveau même de l’activité de travail, on ne considérerait plus le collectif de travail porteur de la connaissance collective, garant de l’intégration des jeunes, vecteur de la résistance [10], mais un ensemble de salariés « en parcours », une coïncidence de parcours professionnels dont l’entreprise garde la maîtrise de la compétence collective, ou du moins le tente. Traditionnellement, ce sont ces collectifs de salariés qui sont porteurs des « règles de l’art » et garants du résultat du travail. L’autonomie du salarié s’intégrait dans une dynamique collective. Les entreprises ont bâti un système de normes de travail visant à encadrer cette autonomie, normes ISO, labels qui se substituent à la qualification collective. Ces normes constituent une captation de l’intelligence collective, un stade suprême de la taylorisation de l’individu au travail. Ces formes de néo taylorisme se combinent simultanément et contradictoirement, avec une exigence de l’engagement de la personne même du salarié, autour des notions d’efficacité et de rentabilité de chaque acte productif, relevant d’une logique post-taylorienne. Cette mise en tension paradoxale de l’individu est au cœur de la réalité néolibérale du travail. L’individualisation de ces processus est accélérée par la remise en cause des formes de stabilités d’emploi, amenée par la fragmentation des entreprises, l’augmentation des emplois précaires, les restructurations permanentes des entreprises.
L’Etat intervient ici pour lever peu à peu les barrières à la précarisation de l’emploi. Plus encore, en lassant se pérenniser des situations illégales d’emplois précaires (entreprises utilisant 30 % d’intérimaires, bien au-delà d’une simple surcharge temporaire, ou par la succession de l’emploi d’un intérimaire sur un même poste), il déréglemente l’emploi par la non application des lois dont il est pourtant le garant [11]. La qualité, exigée par la production marchande, doit trouver de nouveaux supports. Porteur auparavant d’une qualification garantie par un diplôme et des expériences professionnelles, le salarié devient responsable de sa qualification. Mais ceci ne suffit pas au néolibéralisme. Un ensemble de réglementations va se construire peu à peu autour d’une somme d’exigences réglementaires portant sur le travail individuel et sur le salarié lui-même. Les normes réglementaires de travail s’imposent non plus comme des repères librement acceptés, comme c’était le cas des normes professionnelles, mais comme des exigences.
Le salarié devient responsable, titulaire de droits et devoirs comme le dit un nouveau titre du Code du Travail. L’Etat organise cette individualisation du travail. Il se crée une « présence – absence » de l’Etat dans la relation de travail. A travers l’extension de cette réglementation, l’Etat joue son rôle de normalisation de l’activité, « niant partiellement (les rapports marchands capitalistes) pour pouvoir les préserver » [12]. Cette forme de rationalisation participe à l’émiettement du travail en singularisant l’effort de rationalité, et en substituant aux relations de concurrence « des relations de hiérarchisation et de compétition qui fragmentent les réactions et les pratiques du plus grand nombre » (idem p 120).
L’Etat garant des droits
L’Etat configure la relation de travail. Il intervient par le droit, sans cesse, pour la redéfinir. Il fixe la norme du contrat de travail, notamment en ouvrant dans les années 1980 les possibilités, multiples aujourd’hui, de dérogation au contrat de travail à durée indéterminée. Il est aussi, et parallèlement, garant des droits contractuels.
L’idée que l’extension de la norme contractuelle pourrait constituer une digue face au néolibéralisme est évidemment une question à interroger sérieusement. La promotion néolibérale du dialogue social par le gouvernement rencontre un écho auprès de secteurs du salariat et d’organisations syndicales. Dans cette approche contractuelle figurent deux mécanismes : l’idée d’un intérêt particulier, représenté par le contractant ; et la volonté de ne faire exister ce droit privé que par son inscription dans une reconnaissance mutuelle. Cet ensemble de droits, qu’ils soient d’origine légale ou contractuelle, définit un statut collectif : « L’individu est protégé en fonction de ses appartenances (… qui sont) des collectifs construits par des réglementations et qui ont en général un statut juridique » [13]. L’Etat est garant de ces droits, quelque soit leur origine (réglementaire ou contractuelle), vis-à-vis des salariés.
Les syndicalistes et le mouvement social, dans leur lutte permanente pour construire les droits collectifs, s’adressent à l’Etat. C’est en effet à la puissance publique d’assurer les droits fondamentaux. Or le néolibéralisme supporte mal tous ces droits qui structurent le rapport salarial, qu’il rapporte à des entraves à la libre concurrence placée comme le paradigme suprême. Une des réponses en est sans doute l’invalidation même de ce droit par son non-respect. Le manque d’inspecteurs du travail en est un exemple (la France est en dessous du nombre d’inspecteurs fixés par l’OIT) [14]. Mais la montée de la dimension contractuelle des relations du travail traduit aussi une remise en cause de ces droits. Droits s’imposant à tous, ou relevant de négociations, donc de la logique du contrat : l’article L2253-3 du Code du travail prévoit, depuis 2008, qu’une convention collective d’entreprise peut être inférieure à la convention supérieure, sauf si cette dernière l’interdit expressément…
La démarche d’individualisation du néolibéralisme se confronte à ces droits. « Il n’est de droits que collectifs », disait Alain Supiot [15]. On peut s’interroger si ce n’est pas cette dimension collective des droits, s’imposant à tout rapport contractuel, qui importune le plus le néolibéralisme, qui nie ainsi la dimension collective de la relation de travail.
2.3. L’Etat social
La figure de l’Etat social est ancienne dans le mode de représentation du politique. Elle concerne pourtant plusieurs questions qu’il convient de différencier afin de comprendre les évolutions dans ce domaine.
L’Etat social, durant la période des trente glorieuses, couvre les risques de la population par une socialisation de la couverture de ces risques. « La fonction essentielle de l’Etat dans la société salariale, et sa plus grande réussite, a sans doute été de parvenir à juguler l’insécurité sociale » [16]. L’Etat social n’opère pas de redistribution : les redistributions effectuées par l’Etat n’affectent que peu les inégalités sociales, même si le mode de recette, par l’impôt progressif sur le revenu, opère une redistribution partielle. Cet Etat social n’a pas non plus pour but de généraliser les revenus de solidarité. Pour certains, cette dimension devrait même tendre à disparaître dans une société salariale apportant l’assurance dans un contexte de plein emploi et de croissance : l’assistance « avilit intellectuellement et moralement en déshabituant l’assisté de l’effort », disait Pierre Laroque [17], maître d’œuvre de la sécurité sociale.
Cet Etat social s’appuie en fait sur l’inscription des individus dans des statuts collectifs qui ouvrent ces droits sociaux. Il construit en quelque sorte une « citoyenneté sociale ». « Cet Etat-Nation est aussi un Etat-social qui donne une dimension sociale (régulation du rapport salarial) à la citoyenneté » [18].
On peut donc décomposer cet « Etat social » en trois dimensions, complémentaires, la protection sociale, les services publics, la solidarité.
L’Etat protecteur social
En intégrant la protection sociale à l’Etat social, on opère sans doute un abus. La protection sociale est générée par le salaire socialisé, alimenté par des cotisations sociales qui représentent aujourd’hui 50 % de la masse salariale. La moitié des dépenses courantes du salariat relèvent donc de ce mécanisme qui s’oppose à la concurrence. Le mouvement s’était construit au début à travers ses caisses de secours, qu’il a fallu détacher du patronat (qui cogérait les premières), ou de la bienfaisance patronale. C’est un des actes structurants du salariat comme classe sociale aujourd’hui [19], ce qui explique sans doute que les grands affrontements avec les gouvernements se sont produits sur ces questions, en 1995, 2003, 2010.
La retraite, la maladie, les accidents du travail, le chômage, voire le logement social ou les transports, sont couverts par une partie de la valeur créée par le travail. Ce produit du travail appartient donc aux salariés. Il est par conséquent abusif de l’intégrer dans cet Etat social, même si son extension a correspondu à l’intégration dans le salariat de couches supplémentaires de la population (anciens paysans, cadres), L’intégration de la Sécurité sociale dans le budget de l’Etat, après la défaite de 1995, a abouti à réduire cette autonomie de la protection sociale. Elle était certes limitée, la sécurité sociale étant cogérée de fait avec l’Etat depuis longtemps, mais il fut un temps où l’annonce d’une augmentation du délai de carence provoquait une série de protestations pour immixtion dans un domaine réservé. La progression de l’assurance privée répond à la baisse de la prise en charge sociale du risque.
Notons donc le paradoxe : c’est au moment où la protection sociale est intégrée dans le budget de l’Etat, qu’elle est le moins bien défendue. L’image de l’Etat protecteur est mise à mal !
Le service public
A coté de ces droits obtenus à partir d’un statut lié au travail, figurent des droits liés à la citoyenneté. Le service public s’est construit comme la réponse collective aux besoins, dimension structurante de cet Etat-nation-social. « Les services publics constituent une part importante de la propriété sociale : que des services non marchandises soient accessibles à tous est un facteur essentiel de cohésion entre les différents segments d’une société moderne » [20].
La notion de droit collectif, que porte le service public, est au centre de l’attaque néolibérale. La relation au service public s’individualise, s’inscrivant dans un rapport de clientèle. La responsabilisation, par exemple dans le domaine de la santé, se traduit par le transfert des dépenses de santé de la sécurité sociale vers les particuliers, opérant le tri entre des malades et des activités rentables, et des malades et des activités non rentables [21].
Existe-t-il encore un espace pour que la notion de démocratisation des services publics ait un sens : école, justice, aménagement du territoire ?
Le statut des fonctionnaires est une dimension structurante du service public. Il fait, à ce titre, l’objet d’offensives régulières, de la part du gouvernement. Rappelons que le statut est la jonction de deux principes : des fonctionnaires se voient confier la mission de défendre « l’intérêt général », en contrepartie d’une garantie de l’emploi et d’une distance par rapport à leur employeur (le gouvernement en place). L’autonomie de jugement est évidemment au centre de cette construction sociale. Elle s’oppose directement à l’évaluation qui vise à l’intégration des normes néolibérales dans leur action quotidienne par les agents de la fonction publique.
Le délitement du service public s’opère parallèlement par la baisse de fonctionnaires statutaires. Deux exemples parmi les plus connus montrent combien la réduction des emplois de fonctionnaires engage indirectement une redéfinition du service public. Les emplois de vacataires à l’université représentent 25 % des personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche [22]. 24 % des effectifs de la Fonction publique territoriale (sans compter les assistantes maternelles) sont non titulaires [23].
Le statut de fonctionnaire et le service public sont intimement liés.
Le secteur associatif
Mais un élément plus contradictoire doit être pris en compte : une grande partie de ces fonctions du service public sont prises en charge par le secteur associatif qui se construit de plus en plus aux marges du service public. Ce secteur représente 1.9 millions de salariés en France, équivalant à 1 millions d’emplois à temps plein (équivalent temps plein - ETP) [24]. Leur répartition est significative : 512 0000 salariés (ETP) dans l’action sociale et la santé ; 180 900 (ETP) dans l’éducation, la formation, l’insertion ; 80 000 (ETP) dans la culture ; 72 000 (ETP) dans le sport, etc…
Ce secteur associe sens de l’engagement et objectif non commercial. Il est porteur des traditions de l’éducation populaire, de l’engagement social. Il a pu aussi, aux marges des politiques d’Etat, porter de l’innovation sociale. Il est pourtant de plus en plus pris dans l’engrenage du service commercial, voire du marché. Le système de conventionnement assurait l’indépendance de l’association dans le cadre d’un accord global autour d’une mission. Il a été remplacé par l’appel d’offre, qui oblige les collectivités locales comme l’ensemble de l’appareil d’Etat à mettre en concurrence différentes associations pour remplir une tâche spécifique. C’est même de plus en plus par l’appel au marché que les collectivités peuvent remplir ce qu’elles ne peuvent (ou ne veulent) assumer directement.
L’intervention publique se dissout dans un vaste ensemble d’associations soumises dorénavant à la loi du marché. Entre confier le ramassage des déchets à Veolia et garder les enfants pendant l’étude, la délégation de service public ne fait pas de différence, et la dimension d’éducation populaire intégrée auparavant dans ces activités péri-éducatives par de nombreuses associations disparaît au profit d’actions de soutien scolaire. Contre leur volonté, « les associations sont entraînées dans la spirale du dumping social et fiscal. » Pourtant, « le monde associatif, avec beaucoup de nuances peut-être, demeure un espace d’invention sociale, intellectuelle et culturelle, de résistance, de contestation, tout en restant fidèle à l’esprit public. Mais il a de plus en plus souvent besoin de produire des biens et des services pour atteindre ses objectifs et assurer sa survie. » [25]
La demande publique réinscrit la démarche associative dans une nouvelle problématique, dans son effort de redéfinition des rapports sociaux. Le marché trouve insupportable La concurrence du bénévolat associatif. Pour le gouvernement, les associations doivent se plier aux règles de la concurrence, et ne peuvent recevoir d’aides publiques qui affecteraient les règles de la concurrence : « Cette notion ‘d’activité économique’ recouvre, quel que soit le secteur d’activité, toute offre de biens ou de services sur un marché donné : le fait que l’activité puisse être de nature ‘sociale’ n’est pas en soi suffisant pour faire exception » [26].
Les associations réclament au contraire à « traiter les associations comme de véritables partenaires capables de co-construire des projets d’utilité sociale en liaison avec les pouvoirs publics » (appel du Collectif des Associations Citoyennes) [27].
Rappelons enfin que ce secteur est dépendant (pour 25 %) des financements des collectivités territoriales, financements qui risquent fort d’être remis en cause dans les années de crise qui adviennent.
L’Etat solidaire
La démarche du RSA est sans doute une des plus représentatives du bouleversement apporté peu à peu par le néolibéralisme à une politique de solidarité. Le RMI se donnait pour objectif l’insertion, tout en répondant à une urgence sociale. De fait, la dimension d’insertion, reléguée aux départements, a peu à peu été délaissée. L’injonction d’insertion pour les chômeurs, portée par le RMI, ne pouvait être mise en œuvre. La démarche actuelle du RSA repose sur deux logiques : d’une part, une logique de différenciation, en différenciant au sein des chômeurs ceux qui sont les plus proches de l’emploi, et qu’on oriente vers l’insertion ; d’autre part, une logique de responsabilisation, s’appliquant à tous.
Mais les frontières ne sont pas nettes, c’est l’ensemble de la population « assistée » qui devient peu à peu responsable de sa situation. L’intervention sociale de l’Etat devient « contrôle social », se traduisant par une injonction permanente à s’insérer dans ce cadre de pensée, et la criminalisation de ceux qui ne le feraient pas. Les droits des chômeurs, acquis peu à peu au fil des années 1990 et 2000 dans un mode de mobilisation les rapprochant du mouvement ouvrier, constituent une forme de statut bute au libéralisme. Un rapport de Mme Demarescaux [28], énumérant tous ces droits connexes à la situation de chômeurs ou de bénéficiaire du RMI / RSA, propose de les soumettre au revenu, allant jusqu’à proposer une carte individuelle « de niveau de revenu ».
La dimension du contrat, déjà intégrée dans le PARE puis dans le RMI, prend une dimension prépondérante, les bénéficiaires du RSA pouvant même être exclus de ce droit s‘ils ne répondent pas à l’injonction d’insertion.
Bilan de « l’Etat social »
C’est dans ce domaine du social que l’Etat opère une réelle distribution sociale. Les prestations sociales représentent jusqu’à 30 % des revenus des personnes les plus pauvres. La décentralisation est donc une question centrale pour l’avenir de ces budgets.
Si on fait le bilan de cet « Etat social », on voit que cet espace non marchand subit une pression très forte non pour le réduire, mais pour qu’il s’inscrive avec armes et bagages dans le projet libéral.
• Les mutuelles couvrent les risques suivant les capacités contributives de chacun ;
• Les services publics sont démantelés et remplacés par des entreprises privées ;
• Les fonctionnaires voient leurs marges d’interprétation des règles se réduire, et leurs missions redéfinies dans le sens de la responsabilisation et de la concurrence ;
• Le chômeur voit ses droits soumis au paradigme du « contrat » néolibéral, inscrit dans un ensemble de droits et devoirs ;
• Le secteur non marchand doit s’inscrire dans la logique marchande.
Il y a donc une « privatisation » de l’Etat social, qui devient vecteur du marché et de ses valeurs, de ses injonctions et du contrôle qui lui est lié.
2.4. L’Etat espace de démocratie
Dernier point que nous proposons de soulever ici, la question démocratique. « Les marchés contre la démocratie », titrait Libération le 15 novembre 2011. Les mesures d’austérité ne peuvent s’envisager que dans un déni permanent de la volonté populaire. On a d’ailleurs constaté combien l’annonce d’un référendum en Grèce avait provoqué une manique boursière. Ce déni de démocratie repose sur l’idée que les peuples ne sauraient choisir les éléments correspondant à l’intérêt général. Le choix (irrationnel ?) des citoyens devant les urnes différerait du choix rationnel des individus sur le marché.
On l’a vu, face aux banques comme pour la BCE, la volonté de contrôle démocratique du champ économique, mais pas seulement, est essentielle. Comment aborder cette exigence de démocratie ? L’Etat offre-t-il encore cet espace de démocratie permettant de poser collectivement les choix de société, d’imposer ensuite ces choix comme « intérêt général » ?
Nous proposons de l’aborder ici à travers deux aspects, la citoyenneté et le territoire.
Le citoyen néolibéral
« L’individu humain ne peut dire ’je’ qu’à la condition de pouvoir aussi dire ‘nous’ (…). La seule idée du ‘je’ suppose l’existence d’un groupe, d’une société » [29]. Le modèle proposé par la Révolution française, et notamment à travers la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen recouvre une dynamique qui a vocation à s’étendre à tous les aspects de la société. Marx soulignait la différence entre l’homme et le citoyen, l’homme inscrit dans des rapports de classe, le citoyen comme une expression de l’Etat.
Le néolibéralisme amplifie cette diffusion de l’individu comme seule référence, individu sujet politique, sujet de droit défini par la propriété privée (de soit, de sa force de travail), père de famille (retransmission de la norme, du patrimoine), opérant sur le marché des choix rationnels, un individu digne de confiance [30]. Le citoyen néolibéral s’envisage donc d’abord comme un prolongement de la propriété. Le traité de Maastricht (1991) est caractéristique de cette double construction, du marché et de la citoyenneté, associant au marché européen une nouvelle « citoyenneté européenne ».
Ce citoyen est libre mais sous contrôle. Je ne m’étendrai pas sur cette dimension devenue essentielle de « l’Etat sarkozien ». La frénésie sécuritaire du parlement a conduit à l’élaboration de 21 lois depuis 10 ans, qui chacune renforce les pouvoirs policiers. La société de surveillance s’étend, avec l’extension des fichiers divers et leur mise en connexion. La psychiatrie est mise en service du nouvel ordre économique [31]. « En réponse au chômage de masse, l’Etat sécuritaire a remplacé l’Etat social », comme le résume la Note de la Fondation Copernic [32].
Où est alors le pouvoir ? Nous avons souligné la caractéristique du néolibéralisme : le renversement du politique depuis l’Etat vers le marché. Le citoyen sujet politique devient principalement ici « sujet de marché ».
Le territoire
Le capitalisme s’est toujours construit sur un territoire et à partir de celui-ci, conçu comme lieu de développement et de reproduction de sa domination. La Nation, cadre caractéristique de ce développement, correspondait à la fois à la reprise des structures antérieures [33], et à la création des Etats modernes. Le libéralisme, dans sa phase actuelle, à la fois inscrit ce territoire dans un cadre plus large, l’Europe, et plus étroit, les régions, départements et autres « nouveaux territoires ».
Le territoire est le lieu d’une double construction, celle de la solidarité de classe et celle de la citoyenneté. Mais il est aussi et parallèlement, instrument de fusion entre ces deux dimensions, et vecteur du contrôle démocratique. Le suffrage universel, expression de cette citoyenneté abstraite hors de toute référence sociale, présuppose simultanément « la construction d’un territoire spécifique, un territoire civique » [34]. « L’invention du territoire comme lieu d’exercice de la citoyenneté » [35].
Cette question du territoire est constitutive du syndicalisme français quand les Bourses du travail rassemblaient les petits artisans des villes à la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, les structures départementales (UD), locales (UL) sont des structures difficiles à faire vivre, y compris démocratiquement. Le syndicalisme vient fondamentalement du rapport de travail, donc en prise avec le lieu de travail. Le choix de construire ces structures territoriales est donc moins facile qu’au XIXe siècle. Mais ces structures portent un paradoxe. Elles sont plus éloignées de l’affrontement de classe que représente spontanément le lieu de l’entreprise, où se confrontent employeurs et salariés. Pourtant ce sont elles qui portent les grands mouvements sociaux, 1995, 2003, 2005, qui forgent l’identité du salariat. Mouvements politisés s’il en est par leur affrontement avec le gouvernement. Les conséquences du néolibéralisme pour redéfinit les tâches de ces structures syndicales : recevoir et organiser un salariat de plus en plus éclaté, s’adresser au monde des chômeurs… Les nouvelles tâches du syndicalisme sont aussi là, comme la grève des sans papiers l’a montré.
Le territoire est aussi évidemment structuré par les communes. Ces communes sont aussi bien lieux de vie sociale que de production. On voit bien combien cette entité parait subversive aux yeux du néolibéralisme, puisqu’elles sont attaquées de toutes parts : par l’intercommunalité d’un coté, qui éloigne le lieu de décision du contrôle démocratique ; par la notion de bassins (d’emplois, de formation, de production…) qui structure l’espace autour des pôles de production et de reproduction ; par les mégapoles comme lieu de concurrence spatiale capitaliste.
La clause de compétence générale permet aux régions et départements de prendre des décisions dans des domaines qui ne relèvent pas de leur compétence [36]. L’annonce par Sarkozy (le 20 octobre 2009) d’une réforme des collectivités territoriales, remet en cause un des principes qui fondait la solidarité territoriale. Les institutions deviennent ainsi de plus en plus le bras des décisions gouvernementales, des appendices de l’Etat. La restriction des finances des collectivités aboutit simultanément à conduire les collectivités locales à faire peser le poids de leurs finances sur les contribuables, mettant en place des villes de riches et des villes de pauvres. Ceci vise à « asphyxier les politiques publiques qu’elles mènent » [37].
La commune est le premier lieu de la construction de la solidarité. La meilleure expression en est sans doute ce principe de subsidiarité, dévolu aux collectivités locales, qui leur donne le pouvoir de se substituer à d’autres instances pour répondre à un besoin qu’elles estiment essentiel pour la population. L’abandon du principe de subsidiarité conduit les collectivités territoriales à ne prendre en charge que les éléments pour lesquels elles ont directement la responsabilité remise par l’Etat. Mais surtout, il change le sens de la construction sociale du territoire.
Les communes ont reçu ces derniers temps une nouvelle responsabilité sociale après des années de crise économiques aux effets cumulatifs sur la population, l’Etat leur déléguant le premier niveau de solidarité. Lieu de structuration d’une identité citoyenne, à l’intersection entre une représentation politique et la mise en place d’une solidarité, la commune exprime cette tension entre communauté et société.
Conclusion
Nous n’avons repris que quelques aspects de cette offensive néolibérale. On pourrait y rajouter l’asphyxie de la petite paysannerie en concentrant les aides vers les secteurs agro-exportateurs ; la soumission des activités de services à une logique de « rendement » chiffrable et d’efficacité marchande ; la redéfinition des rôles de l’école et de son fonctionnement [38]…
L’Etat intervient très activement pour reconfigurer la politique et le politique en même temps qu’il le « disqualifie ». C’est donc simultanément un Etat stratège, entrepreneur et rééducateur des subjectivités virtuellement résistantes ou rebelles... Ce libéralisme est un mouvement permanent de déconstruction et reconstruction. Il ne se traduit pas par une disparition de l’Etat, mais par l’immixtion de l’Etat dans tous les aspects de la vie sociale pour y porter ses « valeurs ».
L’enjeu actuel est donc de remettre en cause une certaine « inertie dans l’analyse » [39] et de saisir ces modifications substantielles de l’Etat, en ce qu’elles transforment notre conception de l’intervention politique.
3/ L’alternative, la requalification du politique
Deux grands débats traversent, à mon sens, notre réponse politique.
o D’une part, la place du contrat par rapport au statut. J’étais récemment à une journée de travail sur les risques psychosociaux, cette mise en évidence de la souffrance au travail. Le gouvernement a mis en place une obligation de négocier pour les entreprises de plus de 1 000 salariés. Ces accords ont-ils plus de poids que l’obligation de résultat, en matière de santé physique et mental, de l’employeur ? Ne relèvent-ils pas de la généralisation d’une contractualisation des rapports sociaux ?
o D’autre part, la dimension à donner aux droits individuels par rapport aux droits collectifs. La CGT met par exemple en avant le statut du travail salarié comme un ensemble de droits attachés à la personne et permettant de répondre à l’émiettement des collectifs de travail et des parcours professionnels. Mais quel rapport de force existe pour refonder un tel niveau de sécurité pour les salariés ?
Cette dimension du contrat relève traditionnellement, rappelons-le, de la société civile, lieu des intérêts particuliers, par opposition à l’intérêt général, aux droits universels qui relève de l’Etat. Dès lors que le contrat envahit l’Etat, celui-ci perd de sa fonction de garant de l’intérêt général. L’Etat n’a certes jamais été éloigné de la société civile, ce n’est pas une « superstructure » extérieure à une réalité des rapports marchands. L’Etat structure les rapports sociaux de production, on l’a vu en matière de droit du travail, de reproduction des rapports sociaux de production, comme dans de nombreux autres aspects. Mais cette absence de distance de l’Etat vis-à-vis de la société civile, caractéristique du néolibéralisme, exprime combien la bourgeoisie se retrouve à assumer directement sa domination, supprimant ainsi cette distance qui créait l’espace démocratique où se construit le mouvement ouvrier.
Le fil conducteur de ces premiers éléments de réflexion, la transformation de l’Etat sous les coups du néolibéralisme, conduit à cette question centrale : comment recréer un espace politique, alors même que la politique subit un processus de disqualification. Nous voulons reprendre ici cette réflexion à partir de la sphère sociale, qui représente, faisons cette hypothèse, le levier pour recréer cet espace politique, cette capacité politique à agir sur la réalité. Voici donc sept propositions soumises au débat [40].
3.1. Combattre la mise en concurrence
La mise en concurrence individuelle des salariés entre eux constitue le fil conducteur de la compréhension du néolibéralisme. Le capitalisme opère sans cesse ce travail de division et d’opposition des salariés entre eux, par la précarisation de certains statuts, la fragmentation de l’emploi, la division du travail, la dévalorisation du travail suivant des statuts particuliers octroyés aux femmes, aux immigrés, aux sans-papiers. Les processus de reconnaissance du travail, que le salariat met sans cesse en avant comme axe de construction de sa force, sont paradoxalement porteurs d’évictions de ceux dont le travail serait moins à même d’être reconnu. Le salariat porte donc en lui ces contradictions, où reconnaissance et égalité ne vont pas toujours de paire…
L’unification du salariat constitue un axe stratégique, rassemblant– autour de campagnes comme celle sur les retraites -, les salariés en activité mais aussi tous « les exclus » et marginaux qui deviennent une composante importante de ce salariat. Un axe de convergence doit être l’éradication de la pauvreté et de la précarité, donc l’exigence de revenus dignes, de droits universels. Il faut de même intégrer la remise en cause de toutes les discriminations et de luttes contre les oppressions croisées et tous les racismes qui pénètrent le monde ouvrier et même le « mouvement ouvrier »...
A cette division sociale se conjugue une division politique. Nul lien automatique entre les deux. Mais ces deux mécanismes de divisions, sociales et politiques, reçoivent une réponse commune, l’unification par les mobilisations portant un projet commun et égalitaire. Les associations, le syndicalisme représentent des intérêts particuliers ou des luttes contre des formes d’oppression, et aident à structurer ces groupes sociaux (porteurs des identités multiples) qui portent ces intérêts et ces luttes. C’est sans doute un des rôles centraux du syndicalisme, qui génère sans cesse de la part des salariés une exigence essentielle, l’unité syndicale [41].
3.2. Pour des droits sociaux
Obtenir des droits sociaux est évidemment un enjeu central dans la lutte féroce contre la classe ouvrière que signifie le néolibéralisme. Les résistances se traduisent par cette exigence de droits.
Les formes d’oppression liées à la ségrégation sociale dans les quartiers, à l’accès au système scolaire, à la santé définissent autant de champs où l’auto-organisation des luttes complète une expérience sociale collective de la classe ouvrière. L’oppression de la classe ouvrière s’articule avec d’autres formes d’oppressions, racistes, sexistes, etc. Notre lutte collective doit intégrer les diverses formes de résistances. Ces droits, que nous réclamons, expriment l’exigence de l’intervention du politique. Ils donnent un contenu social à la citoyenneté. Le territoire est un lien à se réapproprier politiquement. Sa construction politique est le vecteur de ces droits collectifs dans une communauté reconstituée, que ce soit au niveau le plus local comme au niveau national.
L’unification du salariat intègre la lutte contre les oppressions qui traversent et divisent celui-ci. Mais d’un point de vue stratégique, les différents mouvements sociaux sont d’un apport beaucoup plus important : ils permettent de définir de nouveaux rapports sociaux, ces mêmes rapports sociaux redéfinis par le néolibéralisme. Les formes d’auto-organisation, qui constituent cette intervention essentielle de la population organisée dans un projet d’émancipation, expriment ces luttes diverses contre les oppressions. Par leur dynamique, leur pratique sociale, ils peuvent (et doivent) s’inscrire dans une perspective de changement de la société, en enrichissant même le projet collectif de leurs réflexions et propositions. Ils créent du politique.
Notre perspective stratégique doit donc intégrer les multiples associations, ces liens collectifs qui reposent sur l’engagement de nombreux militants. Le projet stratégique porte cette « émancipation intégrale » [42] et l’intègre dans son mouvement.
3.3 Mettre l’économie sous contrôle social
Réhabiliter le politique, c’est lui donner le droit d’intervenir au cœur de cette « société civile » structuré par le politique, mais qui n’y aurait pas droit de cité, c’est soumettre le droit de propriété, élément structurel de cette société civile, au politique, à l’intérêt général.
Le territoire est la base de ce contrôle social, un territoire qui comprend autant la classe ouvrière organisée que la citoyenneté élargie. La contestation du rapport salarial capitaliste doit se faire dès maintenant, par la remise en cause de ce droit de licencier. L’Etat ni le société ne peuvent s’arrêter à la porte de l’entreprise.
Ce contrôle social doit aussi porter sur les choix de production, dans une perspective écologique [43]. Le contrôle ressort aussi d’une démarche territoriale ouvrant les mobilisations sociales internes à l’entreprise aux mobilisations sociales autour de l’entreprise – et entre entreprises d’une même branche, ou articulées entre elles, à différentes échelles territoriales. Il pourrait même ne pas être contradictoire avec des subventions, dès lors que celles-ci deviennent une exigence de contrôle dont la dynamique est l’expropriation du propriétaire privée qui ne permet pas ou ne respecte pas ce contrôle : autrement dit, il ne peut être question d’une « socialisation des pertes » laissant intacts les profits et la propriété du capital.
Ce contrôle social passe donc à la fois par l’Etat et par des formes de mobilisation, territoriales et dans l’entreprise.
3.4. Construire des espaces d’utopie concrètes dans la société
Services publics, sécurité sociale : c’est aujourd’hui la moitié des dépenses quotidiennes du monde du travail qui relèvent d’un fonctionnement lié au besoin et non au profit. Un tel espace non marchand dans la société résulte de rapports de force antérieurs et aujourd’hui fragilisés. Le statut de fonctionnaire ou la sécurité sociale, et toutes les tendances vers une mutualisation des risques, sont frontalement remis en cause. Les expériences d’ ’économie solidaire » ou d’échange libre de travail, peuvent à la fois être des bouées de secours, des illustrations d’autres possibles, et des enlisements... Mais il faut, alors que le capitalisme devient de plus en plus intolérant aux résistances collectives et non marchandes, valoriser au contraire et appuyer tout ce qui ouvre la perspective d’une société fonctionnant différemment…
Nous ne pourrons réfléchir à une forme de contrôle et de propriété par l’Etat qui passerait par un schéma de nationalisation des années 1945, voire des années 1982. C’est à une autre forme d’appropriation sociale qu’il faut réfléchir [44].
On pourrait voir aussi comment le mouvement ouvrier utilise le système institutionnel pour créer des espaces alternatifs. De même que le syndicalisme relève d’un espace d’autonomie au sein de la relation de travail, de même il s’empare des institutions pour créer des espaces qui échappent (non sans combat) à la marchandisation, comme la sécurité sociale. La formation professionnelle continue pourrait relever de tels espaces [45].
Ces éléments participent de la conquête de cette « hégémonie émancipatrice » [46].
3.5. Subvertir les institutions représentatives
Le néolibéralisme intègre dans son fonctionnement tous les espaces démocratiques antérieurs. Le Parlement, en se pliant à la « règle d’or », serait contraint d’envisager toute son action dans le cadre néolibéral. Pourtant, la présence institutionnelle relève pour le mouvement ouvrier d’une exigence d’existence. Suivant la « dialectique du maître et de l’esclave », c’est dans la confrontation avec le capitalisme que se construit le mouvement ouvrier. Les institutions représentatives, malgré la forme et les objectifs redéfinis sans cesse par le capitalisme, demeurent ce lieu incontournable de confrontation et donc de construction d’une identité ouvrière. C’est le lieu du politique, avec son autonomie propre.
Les institutions représentatives existantes (assemblées communales, départementales, régionales, parlementaires) sont donc à contester en ce qu’elles consolident au contraire un pouvoir profondément inégalitaire et « censitaire », et souvent de plus en plus éloigné de tout contrôle démocratique. « Les institutions étatiques, dans leurs pratiques, réaffirment à tout moment qu’il y a un ordre des choses qu’il faut reconnaître » [47]. L’invention d’une nouvelle démocratie suppose au contraire de soumettre au choix pluraliste et politique tous les grands enjeux économiques, écologiques et sociaux. Dans les institutions mises au service de l’extension de la concurrence par le néo-libéralisme, il nous faut « modifier le fonctionnement de ces institutions du capitalisme néolibéral en sorte que les pratiques de coopération, d’échange, de solidarités prennent le dessus. » [48]
Les institutions démocratiques nées dans les luttes dans/contre le système, et la participation aux institutions existantes liées au suffrage universel, doivent aller conjointement dans le sens de la construction de rapports de force, de l’émergence d‘un sujet collectif portant les différentes luttes, représentant « l’intérêt général » - et soulignant l’écart entre la démocratie que nous voulons et celle qui existe. La « subversion » des institutions représentatives actuelles vise à leur faire jouer ce rôle, contraire à la fonction de maintien de l’ordre social et de construction d’une « subjectivité libérale » que leur affecte le néolibéralisme.
3.6. Soutenir les luttes démocratiques
Le principe de citoyenneté, de représentation de chaque individu (hommes et femmes) avec une voix égale à celle des autres, et des droits égaux, est un principe fondamental qui structure notre projet d’émancipation. Il est un des principaux vecteurs de l’émancipation des femmes. Citoyenneté et droits sociaux se mêlent encore ici, la tension entre égalité formelle et inégalité réelle étant un moteur des mobilisations sociales. A la base de notre travail de délégitimation du système doit se déployer l’analyse concrète des mécanismes qui produisent de gigantesques écarts entre ces droits « républicains » reconnus et la réalité (rapports de classe, de genre, oppressions croisées, discriminations selon les origines, les religions, inégalités culturelles – et analyse critique des institutions et de leur fonctionnement). Il faut intégrer dans notre vision stratégique la volonté démocratique : l’idée que les groupes particuliers doivent être reconnus, que toute idée doit être débattue, que les mouvements représentant des idées ont le droit fondamental de les défendre et de se structurer autour.
Les formes démocratiques sont à débattre et à redéfinir en permanence en fonction de l’aspiration et du droit à décider là où on vit, milite ou travaille – mais aussi du droit de chacun-e à discuter et contrôler ce qui affecte toutes ses conditions d’existence (droit à la formation tout au long du cycle de vie, droit au logement, à la santé, aux transports...).
3.7. Bâtir un outil politique pour ces objectifs
La stratégie de résistance et de remise en cause d’un tel système doit être repensée, plus que jamais, à l’échelle où les décisions se prennent – du local au planétaire, en passant par les échelons politiques nationaux et européens... Elle doit mêler, dans un mouvement réciproque et permanent, élaboration dans la dynamique des luttes sociale de propositions programmatiques, expression sur le terrain politique de ces exigences.
Pour contrer ce libéralisme, faire émerger un « intellectuel collectif » organiquement lié à toutes les résistances et les « mutualisant », mener le combat sur tous ces fronts, au niveau individuel, collectif, reconstruire une perspective opposée à ce néolibéralisme si destructeur de toute alternative, reste à bâtir un nouvel outil politique.
En guise de conclusion
Marx avait salué la création de l’Etat moderne comme un moyen pour la classe ouvrière – disons ici le salariat – de se construire comme sujet politique. Pour reprendre les termes de Gramsci, est-ce que la coercition devient déterminante par rapport au consentement, redéfinissant ainsi la forme de domination de la bourgeoisie – et notre propre stratégie ?
Cette tension entre Etat et démocratie est au centre de notre interrogation.
• Face à la crise, le besoin de droits augmente.
• Face à la crise, progresse aussi l’idée de la nécessité d’un Etat intervenant dans l’économie. Pas seulement dans l’économie internationale, pour le contrôle des banques. Mais aussi intervenant dans les domaines de l’emploi, pas seulement comme incitateur ou vérificateur des lois, mais
• Face à la crise, et le rouleau compresseur du libéralisme sur les libertés et droits démocratiques, s’impose l’exigence d’un Etat démocratique, qui organise le débat autour des choix fondamentaux tout en respectant les paroles différentes.
• Face à la crise, on a donc besoin d’Etat. Mais cet Etat intervenant, c’est d’abord le politique qui le fournit. Il faut redonner du sens, de la légitimité, de l’effet à la politique.
Le social (ou autrement dit la société civile) n’est pas en mesure de répondre seule à ce recul de l’Etat. La redéfinition du politique, de ses moyens et objectifs d’intervention, dans une acception large, est la condition de la « requalification » du politique et de sa prééminence sur toute la société.
Louis-Marie Barnier