En février 2011, le Président du Sri Lanka, Mahinda Rajapaksa, a célébré le 63e anniversaire de l’indépendance de l’île. Dans son discours, il a mis en avant la nécessité de « protéger la nation reconstruite », « l’une des plus anciennes démocraties d’Asie », son unité et son caractère unitaire.
Ce discours intervient près de deux ans après la fin de la guerre, le 19 mai 2009, qui a opposé l’État aux « Tigres de libération de l’Eelam tamoule » (LTTE). L’état-major des LTTE a été décimé dans les deux derniers mois d’une guerre sans merci qui a fait des dizaines de milliers de morts depuis le début des années 1980.
Quelque trente années de guerre civile ont transformé le paysage politique sri-lankais. Une île qui, jadis, affichait une politique sociale développée et des indicateurs de développement élevés, le Sri Lanka est aujourd’hui ravagé par la violence d’État, la militarisation de la société et un État autoritaire.
La fin de la guerre n’a en rien ouvert une période de paix et encore moins réglé la question nationale tamoule. Le gouvernement sri-lankais, dont les pouvoirs sont concentrés dans les mains de Mahinda Rajapaksa et ses frères, n’a pas cherché à remédier aux causes structurelles qui ont conduit à la guerre civile. L’État reste nationaliste cinghalais et raciste dans son essence et se refuse à toute dévolution des pouvoirs qui permettrait aux différentes communautés d’envisager l’avenir ensemble.
Le Président est en guerre contre sa population. La violence d’État s’exerce aussi contre les Cinghalais, journalistes et militants politiques qui s’opposent à lui mais aussi contre les travailleurs dans leur ensemble. Malgré la fin de la guerre, le gouvernement a maintenu la loi de prévention du terrorisme (Prevention of Terrorism Act) qui lui permet de museler ses opposants. Toutes les communautés souffrent de l’effondrement de l’État de droit.
Aucune paix ne peut durer si elle ne repose sur une volonté politique de régler les différends.
L’histoire du Sri Lanka est riche d’enseignements. Elle permet d’illustrer à quel point les attaques contre des minorités sont les prémisses d’attaques plus générales contre les travailleurs quelle que soit leur ethnie. Elles conduisent inévitablement à un affaiblissement, si ce n’est à un effondrement de la démocratie. Il est important et nécessaire de revenir sur les racines historiques qui sont à la base de la formation de cet État particulier ayant conduit à l’émergence de deux nationalismes antagoniques : le nationalisme cinghalais bouddhiste et, sa réaction, le nationalisme tamoul.
Les germes des dissensions intercommunautaires
Le Sri Lanka (Ceylan jusqu’en 1972) a été profondément marqué par plusieurs siècles de colonisation. La position stratégique de l’île dans l’océan Indien explique sa conquête successive par les Portugais, les Hollandais puis les Anglais.
Les principales communautés de l’île, les Cinghalais et les Tamouls, trouvent leur origine dans des migrations successives d’Inde. La première eut lieu au VIe siècle avant JC par des indiens venus du Nord ouest et de confession bouddhiste [1]. Ils fusionnèrent progressivement avec d’autres groupes de migrants venus du sud de l’Inde jusqu’à former la communauté Cingalaise. [2] Cela fut suivie environ 300 ans plus tard par une migration de moindre importance de Tamouls indiens du sud et de confession hindouiste. La migration tamoule se poursuivit dans le nord de l’île sur plusieurs centaines d’années et, à la fin du XIIe siècle, la péninsule de Jaffna constituait un État séparé avec une culture et une langue différente des Cinghalais.
Ni les Cinghalais ni les Tamouls ne peuvent revendiquer être les premiers à avoir peuplé l’île dans la mesure où, lorsqu’ils arrivèrent, Ceylan était déjà occupée par un peuple de chasseurs cueilleurs, les Veddah ou Wanniyaletto qui sont aujourd’hui presque complètement assimilés aux différentes communautés.
Les différentes formations sociales qui émergèrent sur l’île n’étaient cependant pas cloisonnées. Dans le royaume de Kandy [3], par exemple, la dynastie Nayakka découlait de l’empire Vijayanagar d’Inde du Sud. Bien que la dynastie ait pu être tamoule et à l’origine hindouiste, elle se convertit au bouddhisme et en fut un fervent promoteur.
Sous la colonisation portugaise puis hollandaise, les régions côtières de l’île furent intégrées au commerce mondial des produits agricoles dès le début du XVIe siècle, facilitant l’essor d’un capitalisme marchand. La population du littoral était majoritairement cinghalaise et bouddhiste mais les échanges commerciaux en ont fait un lieu de brassage où se côtoyaient Arabes, Cinghalais, Tamouls et Burghers [4].
Dans la péninsule du Nord, plus pauvre, seuls les missionnaires s’étaient aventurés, christianisant une minorité de la population auparavant majoritairement de confession hindouiste. Les relations sociales archaïques, en particulier un système de castes rigide, perduraient.
À leur arrivée, à la fin du XVIIe siècle, les Anglais étendirent la domination étrangère à l’intérieur de l’île dans le royaume de Kandy. Ils y développèrent de grandes plantations imposant un nouveau mode de production, le capitalisme de plantation. Ils accaparèrent les terres communales autrefois dévolues au pâturage des troupeaux et les forêts où les paysans pratiquaient la culture sur brûlis, les qualifiant de « terres à l’abandon » pour mieux les revendre à un prix dérisoire à des colons britanniques. Ils développèrent des infrastructures qui permettaient d’acheminer les produits des plantations sur le marché mondial.
Même s’il ne détruisit que partiellement les modes de production précapitalistes, le capitalisme de plantation s’imposa rapidement jusqu’à dominer l’économie de l’île dès le début du XXe siècle.
Les classes dominantes des formations préexistantes en devinrent, presque naturellement, la bourgeoisie compradore [5]. Qu’elles soient d’origine cinghalaise, burgher, musulmane [6] ou tamoule, elles se trouvèrent des intérêts communs avec la bourgeoisie naissante des planteurs. Imprégnées par la culture coloniale, elles envoyèrent leurs enfants étudier à Oxford et Cambridge, afin de leurs assurer une place au côté de l’aristocratie coloniale.
Nombre de bourgeois ceylanais possédaient leur propre plantation de noix de coco, de café ou de caoutchouc. Ainsi, contrairement à l’Inde voisine, Ceylan ne vit pas émerger une bourgeoisie nationale luttant pour son indépendance. Celle-ci ne joua pas un rôle moteur dans les mouvements d’agitation contre le pouvoir colonial à la fin du XIXe siècle. La contestation prit d’abord la forme de mouvements religieux hindous, bouddhistes et musulmans qui luttaient contre les privilèges de la minorité chrétienne (formée à la fois de cinghalais et de tamouls) et contre la culture occidentale.
Le pouvoir colonial britannique, qui redoutait une jonction des intérêts des bourgeoisies tamoule et cinghalaise, joua à fond le registre de la division. Les intérêts particuliers et communautaires prirent vite le dessus. Les élites tamoules réclamèrent un traitement de faveur en échange de leurs loyaux services auprès de l’administration coloniale. De leur côté, les Cinghalais construisirent des réseaux d’associations communales, les Mahajana Sabha, reposant sur les élites cinghalaises rurales — médecins ayurvédiques, moines bouddhistes, maîtres d’école…
Le mouvement ouvrier ceylanais émergea en même temps que le capitalisme de plantation. Les ouvriers ceylanais étaient principalement des paysans cinghalais du sud chassés des terres collectives ancestrales par le pouvoir colonial pour aller travailler à la construction des routes, dans les chemins de fer et dans les docks. Ils gardaient cependant un pied dans le monde rural. Parallèlement, pour assurer les travaux dans leurs plantations et à la ville, les colons britanniques avaient fait appel à des travailleurs tamouls indiens du Tamil Nadu qu’ils maintinrent à distance des travailleurs locaux. Le mouvement ouvrier fut ainsi divisé dès sa naissance.
Bien qu’il y ait eu au début du XXe siècle plusieurs luttes ouvrières regroupant des travailleurs de toutes origines et de toutes confessions, les discours nationalistes et xénophobes des dirigeants nationalistes cinghalais eurent un impact profond sur la classe ouvrière d’origine cinghalaise.
Dans les années 1920, de nouvelles luttes ouvrières permirent le développement d’une classe ouvrière urbaine plus unifiée, défendant ses propres intérêts de classe au-delà des castes qui avaient survécu et de l’appartenance communautaire. Une confédération syndicale et un parti politique sur le modèle britannique du Labour Party virent le jour sous la direction de Goonesinha. Le contrôle politique qu’il exerçait, à la fois sur le parti et le syndicat, fut cependant fatal au mouvement ouvrier. Durant la grande dépression des années 1930, A.E.Goonesinha n’hésita pas à rendre les travailleurs tamouls des plantations responsables du chômage élevé et à accuser les marchands indiens de déposséder les petits propriétaires terriens ceylanais. L’utilisation du chauvinisme cinghalais fut un moyen facile et rapide de se constituer une base électorale qui lui permit de remporter les élections législatives dans la circonscription cinghalaise de Colombo centre. Ce fut un coup fatal porté au suffrage universel — qui venait tout juste d’être accordé en 1931 — par un politicien peu scrupuleux qui le dévoyait à des fins électoralistes.
La constitution d’un nationalisme cinghalais
Les ressorts nationalistes et racistes furent, par la suite, régulièrement utilisés par les politiciens au pouvoir soit à des fins électorales soit pour mettre en œuvre une politique de classe.
Ainsi, la première loi adoptée par le premier gouvernement ceylanais indépendant [7], le Citizenship Act, rendit apatrides les ouvriers tamouls « indiens » installés depuis trois ou quatre générations dans l’île, sous prétexte qu’ils ne pouvaient prouver qu’ils étaient Ceylanais par filiation ou par naturalisation. La deuxième loi leur retira le droit de vote sous prétexte qu’ils n’étaient pas Ceylanais !
Ces lois privèrent de vote la totalité des ouvriers des plantations du centre et du sud, soit un dixième du corps électoral. Cela permit à l’UNP au pouvoir d’éliminer un million de voix qui se tournaient plus naturellement vers les parties de gauches et en particulier le Lanka Sama Samaja Party [8], le principal parti ouvrier ceylanais. Ce parti avait été créé dans les années 1930 par de jeunes intellectuels qui avaient été conquis aux idées communistes durant leurs études en Angleterre et aux États-Unis.
Les travailleurs tamouls des plantations ne trouvèrent pas beaucoup d’aide parmi les élus tamouls au parlement. La plupart d’entre eux votèrent ces lois rétrogrades. Un groupe dissident conduit par S.J.V.Chelvanayakam fonda le Parti Fédéral [9]. Cependant, son programme ne s’adressait pas aux travailleurs tamouls des plantations qui luttaient pour leurs droits politiques mais aux tamouls lankais — originaires du nord et de l’est de l’île.
Ce fut un coup fatal porté au mouvement ouvrier sri-lankais qui se trouva divisé selon des lignes ethniques. Cette défaite politique majeure en annonçait de futures. L’utilisation des ressorts nationalistes contre une partie de la population, considérée à tort comme étrangère, fut bientôt appliquée à d’autres minorités ethniques et en particulier contre les tamouls lankais du nord et de l’est de l’île. À partir de 1949, le gouvernement UNP de DS. Senanayake mit en place une politique d’attribution de terres aux paysans cinghalais qui en étaient dépourvus. Cette politique fut appliquée dans l’est de l’île, dans une zone à majorité tamoule. L’arrivée de ces paysans permit de modifier substantiellement la composition démographique et électorale des circonscriptions concernées et ainsi de donner un fief à des politiciens cinghalais qui en étaient dépourvus.
En 1951, Solomon Bandaranaike [10], poussé par son ambition personnelle, quitta l’UNP pour fonder le Parti Sri-Lankais de la Liberté (SLFP). Il s’appuya sur les Maha Sabha [11], dont l’un des objectifs principaux était de promouvoir la culture cinghalaise-bouddhiste à travers l’île. Le SLFP se constitua à partir de la petite bourgeoisie nationale cinghalaise, lui donnant un appui dans les masses rurales négligées à la fois par la bourgeoisie compradore de l’UNP et par le LSSP plutôt implanté parmi les ouvriers (même s’il représentait aussi les paysans dans certaines circonscriptions).
1956 constitua un premier tournant politique majeur de l’île. Année des élections présidentielles, 1956 représentait aussi pour les bouddhistes cinghalais le 2 500e anniversaire de la mort de Bouddha ainsi que la date anniversaire du « peuplement de Ceylan » et des origines du peuple cinghalais. La campagne électorale fut l’occasion d’une surenchère chauvine cinghalaise.
Bandaranaike fit campagne derrière le slogan « Sinhala Only » (le cinghalais seulement) et proposa que le cinghalais remplace l’anglais comme seule langue officielle de l’île. Dans les 24 heures qui suivirent son investiture, la mesure était décrétée. Cette loi était d’autant plus injustifiée qu’avant l’indépendance en 1944, le conseil législatif avait voté à une très large majorité une loi adoptant le cinghalais et le tamoul comme langues officielles pour l’éducation, les examens et les débats législatifs, reconnaissant par là même l’importance de l’égalité des langues.
La communauté cinghalaise n’était pas pour autant homogène. Elle était elle-même divisée par des lignes de castes, de classes et des différences régionales. L’État s’identifiait au nationalisme cinghalais mais pas avec la communauté cinghalaise dans son ensemble. Ce sont les classes moyennes et le clergé bouddhiste, à travers les Maha Sabha, qui contribuèrent à la dissémination de l’idéologie nationaliste cinghalaise. Cette petite bourgeoisie était convaincue que cette politique chauvine lui apporterait des emplois en réduisant les opportunités de la minorité tamoule.
Les renoncements des partis de gauche
Fondé en 1935, le Lanka Sama Samaja Party (LSSP), section ceylanaise de la IVe Internationale à partir de 1940, fut le premier parti à revendiquer l’indépendance du pays contre l’impérialisme britannique. Dès sa fondation, il développa un important travail dans les mouvements de masse et les syndicats. Deuxième parti de l’île par son ampleur, le LSSP était le principal parti ouvrier et aussi le principal parti d’opposition au parlement jusqu’à l’émergence du SLFP.
Parti politique multiethnique et multiculturel, il comptait parmi ses membres des militants de langues, religions, genres et castes différents. Ses militants combattaient les attaques contre les travailleurs quels qu’ils soient et les divisions intercommunautaires de la classe ouvrière. Ainsi, lorsque, après l’indépendance, le premier gouvernement UNP fit voter le Citizenship Act (décret rendant apatrides les tamouls des plantations), le LSSP fut l’un des deux seuls partis à s’y opposer. Le parti dénonça un décret raciste, dirigé contre la classe ouvrière et portant atteinte à la démocratie.
Cependant, en 1956, la situation interne du parti avait qualitativement évolué. Des luttes internes et une première scission en 1945 avaient affaibli le parti. Les divergences portaient principalement sur la question de la construction du parti : branche d’un parti sud-asiatique ou parti dans le cadre national. En 1950, après plusieurs années de conflits politiques alimentés par des rivalités personnelles et des divergences générationnelles, Philip Gunawardena, principal fondateur du LSSP, quitta le parti et en fonda un nouveau, le Viplavakari-LSSP (LSSP-Révolutionnaire). Un tiers du parti rejoignit le VLSSP à la suite du revers politique subi par le LSSP lors des élections générales de 1952. Lors de la présidentielle de 1956, le VLSSP s’allia au SLFP de Bandaranaike pour former une coalition, le People’s United Front (MEP), qui remporta haut la main les élections. Le VLSSP trahit ouvertement les travailleurs en votant le « Sinhala Only Act » avec l’ensemble des partis majoritaires. Seuls les partis minoritaires tamouls et le LSSP s’y opposèrent au parlement. Le dirigeant du LSSP, Colvin R. de Silva, observa avec préscience que cette loi, qui faisait des Tamouls des citoyens de seconde classe, reposait sur la logique désastreuse « deux langues, une nation ; une langue, deux nations ».
Le vote du « Sinhala Only Act » en 1956 fut suivi de fortes protestations du Parti Fédéral. En 1957, le SLFP au gouvernement et le PF signèrent les accords Bandaranaike-Chelvanayakam promettant une autonomie régionale aux provinces du Nord et de l’Est. Le tamoul, en particulier, devenait la langue officielle de l’administration de ces deux régions. Mais les forces chauvines cinghalaises organisées par les moines bouddhistes, sur lesquelles Bandaranaike s’était appuyé pour conquérir le pouvoir, entamèrent une campagne virulente contre cet accord. Le 9 avril 1958, le Front Uni des Moines (Eksath Bhikku Peramuna-EBP), une organisation de moines bouddhistes réactionnaires et racistes, assiégea la résidence du premier ministre. L’après-midi même, un an après l’avoir signé, Bandaranaike reniait le pacte. Les manifestations des Tamouls de Jaffna qui suivirent furent sévèrement réprimées par la police. Les nationalistes cinghalais déclenchèrent dans Colombo et dans d’autres régions de l’île des pogroms contre les Tamouls, provoquant des incendies criminels et des meurtres organisés en toute impunité par des voyous et des truands cinghalais. La violence déclenchée échappa bientôt à tout contrôle mais Bandaranaike refusa d’intervenir de peur de se mettre à dos les nationalistes cinghalais. En vain. En 1959, il fut assassiné par un membre de l’EBP.
Le moine bouddhiste faisant vœux d’abstinence et de pauvreté fit place à un moine, bien moins spirituel, qui utilisait sa position traditionnelle pour exercer le pouvoir. Bandaranaike avait fait sien le nationalisme cinghalais pour arriver au pouvoir mais il fut incapable de s’en détacher une fois arrivé à ses fins. La boîte de Pandore ouverte, il était impossible d’y faire rentrer les forces nationalistes racistes cinghalaises libérées.
Le LSSP aurait pu contribuer à contrer cette dérive nationaliste et raciste. Sa force résidait dans sa capacité à organiser les masses à la base. Il en avait fait la démonstration lors de l’organisation d’un immense hartal [12] contre le gouvernement UNP en 1953 qui paralysa le pays. Acculé, le gouvernement s’était réfugié sur un bateau. Mais, alors qu’il était en position de force, le LSSP renonça à pousser la lutte à son avantage [13].
Ce positionnement préfigurait des renoncements à venir. La base ouvrière du parti se rétrécissait sous la pression des conflits intercommunautaires et les succès électoraux du SLFP déstabilisèrent la direction du LSSP. L’échec des élections de 1960 finit de désorienter le parti.
N. M. Perera, le principal dirigeant du travail de masse du LSSP, proposa de former une coalition gouvernementale avec le SLFP ; cela fut repoussé par la majorité du parti mais le groupe parlementaire du LSSP soutint le vote de confiance au gouvernement nouvellement élu [14]. En 1964, Perera engagea la majorité du parti dans une coalition gouvernementale avec le SLFP et le Parti communiste de Ceylan [15], conduite par Sirimavo Bandaranaike, la veuve du Premier ministre assassiné sept ans plus tôt. Les revendications politiques portées plutôt par les deux partis de gauche en faveur de droits égaux pour les Tamouls des plantations et de la parité de statut entre les langues cinghalaise et tamoules furent mises de côté. Cette même année, le LSSP fut expulsé de la IVe Internationale pour qui l’entrée dans le gouvernement SLFP constituait une trahison politique.
Un groupe minoritaire autour de Bala Tampoe et Edmund Samarakkody continua à défendre les positions traditionnelles du LSSP. Mais le seul parti politique de masse qui avait défendu les travailleurs au-delà de leur origine ethnique avait trahi, laissant un vide politique dans la classe ouvrière et renforçant le nationalisme cinghalais [16].
En 1968, le SLFP, le LSSP et le PCC formèrent le Front Uni (FU) qui remporta les élections de 1970. Le LSSP et le PCC, définitivement converti au parlementarisme, justifièrent cette alliance par la volonté de s’opposer à l’UNP, « parti des intérêts capitalistes ceylanais et étrangers », alors que le Front Uni menait campagne pour une politique d’industrialisation par substitution d’importations, le développement de la protection sociale et la nationalisation de la banque de Ceylan, des transports et des plantations de thé…
La politique de ce gouvernement fut cependant moins progressiste qu’il n’y paraît. C’est Sirimavo Bandaranaike qui poussa le plus loin la logique politique de discrimination envers les Tamouls du nord est ou des plantations pour satisfaire sa clientèle électorale. Cela eut des répercussions importantes sur la politique économique poursuivie. Dans une conjoncture économique difficile due à la première récession mondiale généralisée en 1974-75, une montée du chômage sans précédent, le gouvernement du FU accentua les politiques discriminatoires déjà en place et en inventa de nouvelles : le « Sinhala Only Act » fut utilisé pour exclure les Tamouls de la police, de l’armée, des tribunaux et des services gouvernementaux en général ; la politique de colonisation de zones tamoules fut accentuée ; les Tamouls des plantations furent rapatriés de gré ou de force au Tamil Nadu. Des normes d’accès à l’université (standardisation), particulièrement préjudiciables à une partie de la communauté tamoule, furent imposées. Cette politique raciste fut le fait de partis qui se réclamaient du mouvement ouvrier. Comment les générations à venir de jeunes Tamouls pouvaient-elles encore faire confiance aux partis de gauche ?
Toutes ses politiques discriminatoires avaient pour but de transférer les ressources aux Cinghalais au détriment des Tamouls. Le gouvernement dut pourtant faire face en 1971 à une très importante insurrection du Janatha Vimukthi Peramuna (JVP), un groupe constitué de jeunes Cinghalais vivant dans le sud du pays, principalement des ruraux et des membres de la petite bourgeoisie. Un tel soulèvement de jeunes, censés être les premiers bénéficiaires des mesures politiques prises, montrent combien la discrimination des Tamouls ne profitait pas à la majorité des Cinghalais et ne permettait pas de résorber la pauvreté et le chômage.
La coalition gouvernementale répondit par une répression terrible. Plusieurs milliers de jeunes furent tués par l’armée et la police et plus d’une dizaine de milliers furent emprisonnés [17].
L’émergence de la question nationale tamoule
Au début des années 1970, la crise avec la minorité tamoule sembla s’approfondir encore plus. En 1972, Colvin R. De Silva, ancien dirigeant historique du LSSP et alors ministre des affaires constitutionnelles, élabora une nouvelle Constitution qui, entre autres, accordait au cinghalais le statut d’unique langue officielle, érigeait le bouddhisme en quasi-religion d’État. Il retira la section 29 de la constitution de 1947 qui contenait certaines clauses de protection pour les minorités ethniques et religieuses. La constitution introduisait un nouveau chapitre sur les droits qui s’appliquait aux Tamouls du nord-est mais pas aux Tamouls des plantations parce que ces droits étaient accordés aux seuls citoyens sri lankais.
Au plan économique, la politique du gouvernement était profondément discriminatoire à l’égard de la communauté tamoule. La nationalisation des plantations fut accompagnée d’une redistribution des terres en faveur de la majorité cinghalaise. La politique linguistique du gouvernement privait les jeunes Tamouls d’emplois après leurs études. Les nouvelles normes d’accès à l’université furent perçues par ces jeunes des classes moyennes comme une mesure discriminatoire de plus, de trop, à l’égard de leur communauté. Cette mesure touchait principalement les jeunes Tamouls de Jaffna, plus éduqués. Elle ne concernait pas les jeunes de l’Est, de Vanni et des plantations du centre qui pour la plupart n’accédaient pas à l’université. Elle fut pourtant le déclencheur de mobilisations fortes et de l’entrée en politique d’une nouvelle génération de jeunes Tamouls.
Le Parti Fédéral et le Front Uni des Tamouls [18] commencèrent à distiller une rhétorique nationaliste qui proclamait l’unité de tous les Tamouls au-delà des inégalités de classe et de caste. À cette époque, la notion d’identité tamoule était réelle mais elle n’était pas la substance de la communauté tamoule. Dans la vie quotidienne, l’appartenance de caste et à un village constituaient les principaux vecteurs de l’identité et dominait les relations sociales.
Les batailles du PF et du TUF ne sortirent pas du parlement, laissant un vide occupé par ces jeunes militants tamouls de Jaffna. Depuis l’indépendance, les tentatives de négociations politiques avec les différents partis parlementaires (SLFP et UNP) et les campagnes de satyagraha [19] du Parti Fédéral n’avaient apporté aucune solution à la cause tamoule. Le refus de l’État d’accorder un minimum d’autonomie et de dévolution conduisit ces jeunes militants à rejeter la politique menée par les partis politiques traditionnels tamouls.
Les jeunes générations tamoules ne croyaient plus en la possibilité de faire évoluer leurs droits par des moyens démocratiques. Seul un État séparé leur semblait pouvoir garantir leurs droits linguistiques, religieux et culturels. Ainsi la question d’un État tamoul séparé émergea comme la seule alternative et le moyen d’y parvenir ne pouvait reposer ni sur des batailles parlementaires ni sur des campagnes d’agitation traditionnelles.
Un événement majeur marqua le début d’un cycle de violence [20]. En janvier 1974, une rencontre littéraire pour célébrer la culture et la langue tamoules fut organisée à Jaffna. Elle était soutenue par le TUF. Le gouvernement de coalition conduit par Sirimavo Bandaranaike n’en voulait pas mais il n’osa pas s’y opposer directement. Alors qu’un meeting final rassemblait près de 50 000 participants, la police anti-émeute assaillit la foule et lui demanda de se retirer. La répression se solda par la mort de sept personnes. Il n’est en rien prouvé que le maire de la ville, Alfred Duraiappah, un tamoul élu sur des bases indépendantes mais qui soutenait le SLFP, se chargea de la répression. Mais à la suite de cet événement, le TUF et le PF accentuèrent une campagne contre le maire de Jaffna, lancée dès 1972, l’accusant d’être un « traître ». Ces attaques vicieuses se conclurent par son assassinat le 27 juillet 1975 par un membre d’une organisation formée en 1974, les Tamils New Tigers. Cette nouvelle organisation changea son nom en Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE) en 1976.
Pas moins d’une trentaine de groupes s’engagèrent dans des actions violentes dont l’assassinat du maire de Jaffna fut le début symbolique. Parmi ces groupes, certains comme l’Organisation de libération du peuple de l’Eelam tamoul (PLOTE) et le Front populaire révolutionnaire de libération de l’Eelam (EPRLF) étaient des organisations de gauches. Les LTTE, quant à eux, se situaient sur un terrain nationaliste et pragmatique. Ils étaient surtout façonnés par l’origine des membres fondateurs : de jeunes étudiants éduqués de la classe moyenne de Jaffna et de castes plutôt élevées.
Les tensions ethniques s’aggravèrent tout au long des années 1970 mais les groupes armés tamouls restèrent marginaux jusqu’au début des années 1980. En juillet 1983, une deuxième rupture majeure s’opéra. Suite à une embuscade dans laquelle 13 policiers furent tués par des « Tigres » tamouls, des nationalistes cinghalais déclenchèrent un pogrom dans Colombo et ses environs. Plusieurs milliers de Tamouls furent tués, des maisons brûlées, des magasins saccagés. Cela provoqua une importante vague d’immigration de Tamouls vers le nord de l’île et à l’étranger.
À la suite de cet événement tragique des milliers de jeunes Tamouls rejoignirent les rangs de la lutte armée et la guérilla se transforma en guerre civile.
Aucune organisation progressiste ne fut en mesure d’offrir une alternative politique. La démocratie sri lankaise était profondément minée depuis trop longtemps. En 1977, Junius Richard Jayawardene, élu Premier ministre à la suite de la victoire de l’UNP contre le Front Uni, avait à nouveau changé la constitution, concentrant les pouvoirs dans les mains d’un super Président. Il avait créé l’Union nationale des travailleurs (Jathika Sevaka Sangamaya, JSS), en fait une organisation de voyous utilisés pour intimider, voire tuer ses opposants, briser les grèves ouvrières, agresser les Tamouls. La classe ouvrière sri-lankaise était plus que jamais divisée selon des lignes de force ethniques. Les principaux partis de gauche, le LSSP et le PC, en avaient été des artisans, ayant renié depuis longtemps leurs convictions et principes politiques en échange de postes ministériels. Tout était en place pour une guerre civile qui allait entraîner de nouveaux massacres et précipiter la défaite de l’ensemble des travailleurs.
Les années 1980 et la domination des LTTE
De l’autre côté du détroit de Palk, l’Inde ne restait pas indifférente à la pression exercée par les 50 millions de Tamouls vivant dans le Tamil Nadu et sympathisant avec la cause tamoule lankaise. Durant les années 1980, certains groupes tamouls furent entraînés militairement, armés et soutenus financièrement par les services de renseignements indiens (Centre de recherche et d’analyse, RAW).
À la suite des accords indo-lankais de 1987, l’Inde intervint directement dans le nord de l’île. Elle déploya une force de « maintien de la paix ». Les accords, signés en juillet 1987 par le Premier ministre indien Rajiv Gandhi et par le Président sri-lankais J. R. Jayawardene, visaient à établir une certaine autonomie au Nord et à l’Est à majorité tamoule, la fusion de ses deux provinces (fusion qui devait être validée par un référendum) et la reconnaissance d’un statut égal entre les langues tamoule et cinghalaise.
Mais, malgré une référence commune à la déclaration de Thimphu [21] dont l’objectif était de présenter une base commune et unifiée aux nombreux groupes tamouls, les divisions politiques et les antagonismes personnels perdurèrent. Parmi eux, les LTTE émergèrent comme le groupe dominant. Dès le début des années 1980, les « Tigres » organisèrent avec brutalité l’assassinat des principaux dirigeants des autres groupes armés tamouls, en particulier des organisations tamoules de gauche et ayant une base politique de masse.
Des militants tamouls modérés, des militants pro-indiens, des démocrates ne soutenant pas l’objectif d’un État tamoul séparé furent contraints à l’exil ou tués. Le TULF fut très affaibli politiquement par l’assassinat par les LTTE de ses principaux dirigeants A. Amirthalingham et Yogeswaran.
En éliminant ou forçant à l’exil les principaux dirigeants des autres organisations de lutte, les LTTE hypothéquèrent toute démocratie au sein du mouvement de libération nationale tamoule. Ils ne cherchèrent pas à unifier les différentes communautés tamoulophones du Sri Lanka. Au contraire, en 1990, ils se rendirent coupables de nettoyage ethnique, notamment par l’expulsion de presque 100 000 musulmans tamoulophones du district de Jaffna en l’espace de 48 heures. D’une certaine manière, les LTTE partageaient avec le gouvernement de Colombo qu’ils combattaient la même conception criminelle d’une société ethniquement pure, débarrassée de toute minorité.
Au début des années 1990, les Tigres n’avaient plus de réelle opposition. Ils pouvaient dès lors se présenter comme les « seuls représentants légitimes du peuple tamoul » et chercher des appuis politiques extérieurs en se gardant bien de populariser leurs méthodes politiques internes ou en les justifiant comme découlant des nécessités de la lutte armée.
Leur objectif d’un État tamoul séparé devint le seul objectif affiché, le séparant de la question des droits revendiqués par les Tamouls et hypothéquant toute résolution démocratique de la guerre civile.
Quelques enseignements de l’histoire d’une oppression
Ce rappel historique de la question tamoule au Sri Lanka permet de tirer des enseignements politiques valables pour d’autres continents et pour d’autres luttes et qui lui donnent une portée universelle.
Tout d’abord, les organisations du mouvement ouvrier ne doivent jamais abandonner une partie des leurs. On ne peut prétendre émanciper les travailleurs de l’exploitation tout en laissant une minorité d’entre eux désignés à la vindicte raciste, voire pire en participant directement à leur oppression. Les discriminations et les violences exercées contre une minorité ethnique se retournent toujours plus tard contre l’ensemble des travailleurs et des organisations qui se réclament d’eux. Le Sri Lanka en est la triste illustration. Les travailleurs cinghalais n’ont rien gagné de l’oppression des Tamouls et le LSSP et le PCC, en les laissant tomber, ont précipité leur dégénérescence.
En ce qui concerne les « Tigres Tamouls », la militarisation à outrance et le jusqu’au-boutisme se sont alimentés de la négation des droits démocratiques des Tamouls eux-mêmes et ainsi de la possibilité d’auto-organiser les luttes. Aucune société socialiste et démocratique ne peut être créée par des organisations qui justifient le meurtre au nom des nécessités de la lutte armée.
Dans tous les combats contre l’oppression nationale, ou contre l’oppression que subissent certaines ethnies, il est important de reconnaître le droit à l’autodétermination. La seule solution progressiste est la défense de l’égalité entre citoyens quelque soit leur origine, sexe ou religion. Aujourd’hui, les conditions matérielles et politiques de l’exercice du droit à l’autodétermination ne sont pas réunies. Le Sri Lanka étant un État multiethnique et multi religieux, il est indispensable que les minorités se voient accorder des droits spécifiques, en particulier dans les domaines politiques, culturels et linguistiques, de façon à contrer leur oppression et discriminations historiques.
Aujourd’hui, justice et réparation doivent être accordés aux Tamouls et aux Musulmans qui ont été déplacés et dépossédés pendant la guerre ainsi qu’aux Tamouls des plantations qui restent marginalisés économiquement. Au contraire, le gouvernement actuel profite de la « victoire » militaire remportée contre les « Tigres Tamouls » en 2009 pour restreindre toujours plus les libertés démocratiques, empêcher toute opposition et sur cette base s’attaquer à l’ensemble des travailleurs quelle que soit leur origine ethnique. Les nouvelles orientations économiques accentuent les inégalités de développement et la pauvreté pour la majorité de la population. En conséquence, il n’y aura pas d’avancées sociales si les solutions mises en avant pour satisfaire les revendications des minorités opprimées ne sont pas liées à la lutte de classe de tous les travailleurs sri lankais pour la justice sociale et la redistribution des richesses. Dans cette perspective, la dévolution des pouvoirs pourrait être décisive dans la mesure où elle retirerait du pouvoir à l’État autoritaire et centralisé actuel pour le donner aux communautés locales et aux minorités.