« Nous avons beaucoup souffert des actes de violence perpétrés contre les intellectuels et les artistes tunisiens. Nous rejetons toute forme de violence, surtout quand celle-ci a dépassé la ligne rouge de l’agression verbale pour devenir physique. Nous allons tous nous ranger aux côtés de toute personne victime d’agression. Pour que plus personne ne se sente seule et dénuée. S’il faut qu’ils nous agressent qu’ils le fassent contre nous tous. Nous ne garderons pas le silence », dit Moncef Ben M’rad, président de l’Association des Directeurs de journaux tunisiens, lors d’une rencontre tenue hier, réunissant les directeurs des médias et plusieurs journalistes, politiciens et artistes.
Cette réunion a été décidée suite aux agressions physiques dont ont été victimes plusieurs figures connues des médias et de l’art.
Nabil Karoui, patron de Nessma TV, Sofiène Ben Hamida, journaliste chez la même chaîne, le comédien Abdelghani Ben Tara, l’universitaire Hammadi Redissi, et Zied Krichen, directeur de Rédaction du Journal « Le Maghreb », ont tous été victimes d’agressions physiques et verbales à cause de leurs prises de positions ou leurs activités.
L’affaire la plus connue de toutes est celle de Nabil Karoui, qui est aujourd’hui devant les tribunaux. Sa chaine de télévision a diffusé lors de la campagne électorale d’octobre dernier, le film « Persepolis ». Un film d’animation qui parle de la révolution iranienne, du retour de la dictature, tout en incarnant Dieu. Une diffusion qui a suscité une vive polémique. « Un groupe de protestaires s’est dirigé vers les locaux de Nessma TV et a voulu y mettre le feu », relate Nabil Karoui. Alors que d’autres individus ont investit sa maison, « l’ont pillée et ont même voulu violer la femme de ménage et ont tenté de l’égorger », dit-il. Avant d’ajouter : « Ceux qui ont fait cela n’ont eu à payer qu’une amende de 9d600 chacun et ont été relâchés. Hier ça m’est arrivé à moi, demain cela pourrait arriver à quiconque d’entre vous", indique-t-il.
Abdelghanim Ben Tara, propriétaire de l’espace de théatre Beit El Ihtifel à la Medina de Tunis, parle de son expérience « Nous avons été attaqués par des dizaines de jeunes munis de couteaux et de bâtons, qui nous ont traités de tous les noms, parce qu’ils considéraient que ce n’était pas l’art qu’ils voulaient voir. Samedi dernier encore, alors que j’assistais à la marche contre la violence, ils ont encore cassé les serrures de l’espace et sont entrés à l’intérieur pour tout saccager », dit-il.
Hamaddi Redissi qui a été agressé physiquement devant le tribunal de Tunis lors du dernier procès de Nessma TV a ajouté : « Ces personnes sont une minorité ce qui n’est pas très alarmant en soi, mais ce qui est grave c’est la position des autorités. Je fais porter à la Troïka et au ministère de l’Intérieur la responsabilité de ces actes. J’ai l’impression qu’une partie de la contre-révolution est au pouvoir », accuse-t-il sans détours.
Zied Krichen du journal le Maghreb, connu pour ses diatribes envers le gouvernement actuel en général et les islamistes en particulier, dit qu’il existe une intention de taper sur les intellectuels pour faire taire le reste du peuple : « J’ai même appris qu’il existe une intention de me tuer…je ne sais même pas si c’est vrai ou pas. Je me demande quelles sont les intentions du gouvernement en gardant ainsi le silence. Faire perpétrer la dictature, empêcher la liberté d’expression ? », s’interroge-t-il.
L’acteur Atef Ben Hassine a, pour sa part attiré l’attention sur toutes les formes de violence qui existent dans les rues tunisiennes. « Moi-même, j’ai été victime de la violence des Bourguibistes, parce que j’ai osé critiquer l’ancien leader sur les ondes de Radio Monastir. Plusieurs centaines de personnes m’attendaient à la sortie de la radio dans une colère noire ». et d’ajouter :« La question est : comment combattre la violence sous toutes ses formes. A mon avis il doit y avoir une maladie psychologique qui ronge toute la société tunisienne… ».
La comédienne Jalila Baccar fait endosser la responsabilité à tous les médias et à l’image qu’ils diffusent au citoyen. « Les médias n’éclairent pas les Tunisiens et ne leur donnent pas accès à leur mémoire nationale. Je crois que cette mémoire a été longtemps bafouée. Il faut rapprocher le peuple de son histoire, et rompre avec les préjugés", dit-elle.
Maya Jerbi, élue de la constituante et SG du PDP, était également présente au débat. Elle estime qu’il ne faut pas amplifier ces faits « mais qu’il ne faut pas non plus les minimiser. Car comme dans toute révolution, il existe des débordements. La marche de samedi dernier a démontré que les Tunisiens sont unis contre la violence. Mais le gouvernement reste responsable de ces débordements d’autant plus qu’il ne prend aucune position claire vis-à-vis de ces agressions répétitives. C’est pour quoi, je dis que l’opposition et la société civile doivent faire pression sur le gouvernement pour qu’il prenne ses responsabilités".
A l’issue du débat, Zeineb Farhat, directerice de l’espace Al Téatro, a exposé deux articles qui ont été élaborés par l’association et qui seront proposés à l’assemblée constituante dans l’espoir d’être dans la constitution. Un article garantissant la liberté d’expression et un deuxième interdisant l’incrimination de tout travail artistique ou culturel.
Chiraz Kefi
Commentaires et texte du R.A.I.S. Mai 1990. La culture, l’art et la science en sursis.
Suite à l’envoi de la vidéo relatant l’agression des deux intellectuels Tunisiens, H. Redissi et Z. Krichen, permettez-moi de vous transmettre ce que nous écrivions au Rassemblement des artistes, intellectuels, scientifiques, (R.A.I.S), il y a 22 ans,environ, sur le climat de violences et de terreur, fait d’agressions, de menaces, d’insultes au quotidien, instauré par les militants de l’islam politique et de la théocratie contre les artistes et les intellectuels Algériens, contre l’art, la culture, la science,le patrimoine national.
Trois années après la publication du document ci-joint, le bras armé du terrorisme salafiste passait à l’assassinat de l’intelligence, de l’art, de la culture.
Certes « l’histoire ne se répète pas », peut-être bégaie-t-elle, mais les processus liberticides engagés, par les fondamentalistes, ici ou là, se ressemblent, car issues de la même matrice idéologique, malgré les enfumages politiques et les boniments de leurs « états-majors ». Enfin, il faut surtout éviter, de dire et de penser « ils sont une minorité ». Tous les mouvements liberticides ont commencé avec une « minorité », au niveau du nombre, dans un premier temps. Mais le terreau idéologique n’est pas minoritaire.
Des écrivains insultés (Kateb Yacine, Tahar Ouettar, Rachid Boudjedra) [1], des cinéastes menacés ou empêchés de tourner (Laradji, Zemmouri, Mazif…), des comédiens empêchés de se produire ou menacés de mort ( Medjoubi [2], Fellag,, Troupe du 1er Mai), des spectacles de théâtre annulés : « El Aïta », à M’sila, « Faqou » à la salle Ibn Khaldoun à Alger, le chanteur petit Matoub , le groupe Ideflawen, la chanteuse Houria Aïchi [3] déclarés « fesq [4] », et prétexte à la terreur des citoyens et aux affrontements devant le cinéma Atlas à Bab-El Oued, la chanson chaâbi hors-la loi, – qu’arriverait-il aujourd’hui à Hadj M’hamed El Anka ? – les chants religieux -medh- accompagnés d’instruments à musique « la yadjouz [5] » , les romanciers qui ne font que « du vide par le vide, -Abassi Madani [6] dixit-, les journalistes insultés et empêchés d’exercer librement leur métier [7].
Faire la chasse aux artistes algériens parce qu’ils sont artistes, aux intellectuels parce qu’ils sont intellectuels, aux scientifiques [8], quelles que soient leurs opinions ; traquer des démocrates [9], des militantes d’associations [10], des femmes, des syndicalistes [11], des militants de parti [12]. Telle est la volonté de ces ennemis de la civilisation, de la culture, de la science, et de la démocratie.
Mais cette volonté s’étend à d’autres éléments et aspects de notre société, de notre histoire, de notre vie : atteintes au patrimoine archéologique -dernières en date : le site de Tipasa-, tentatives d’empêcher des « ziarate [13] » -Sidi Moussa, Sidi Ghiles-, profanation de tombes et de « qouba » de Sidi M’hamed Bou Qobrine à Alger, et à Djelfa.
A quand Sidi Abderahmane, Sidi Yahia, Sidi El Houari, Sidi Rached. Ils empêchent les familles d’enterrer leurs morts, comme l’ont fait depuis des siècles nos pères. Cet « ordre nouveau » affiche ainsi sa prétention d’exclure le peuple algérien de sa propre histoire, de sa culture, de son imaginaire, de ses coutumes ancestrales. Il veut faire table rase de notre passé, qui est aussi notre présent.
Il veut introduire dans la société l’inquisition.
Son discours haineux envahit notre vie, sème la violence dans nos familles, traumatise nos enfants. Il est un danger mortel pour l’école, l’université, pour la recherche scientifique et pour le développement économique et social déjà fortement fragilisés par des années d’incurie, de casse, de corruption, d’interdits.
En rendant licite (Yadjouz) l’agression, la terreur, l’affairisme et le parasitisme, il tente de sanctifier les valeurs de la régression et de la décadence. Cet « ordre nouveau » qui profite du désarroi social et moral de la jeunesse s’apparente au fascisme. Il est prétexte à toutes les aventures fratricides sans lendemain.
Il est la fin des libertés démocratiques et individuelles.
Face à cette situation dont la gravité ne doit échapper à personne , face à toutes ces menaces et leur cortège de répression, de torture, de censure, d’exclusion, dont octobre 1988 a sonné le glas, le R.A.I.S appelle tous les artistes, intellectuels, scientifiques, à se rassembler jeudi 10 mai à 10h du matin à la salle du Conseil Populaire de la ville d’Alger, derrière l’Assemblée populaire nationale, pour la paix, la démocratie, pour la liberté et la création, et à se joindre à la marche pour la démocratie , place du 1er Mai à 14h.
Le R.A.I.S, Alger le 3 mai 1990.