Nicolas Truong – Que pense l’anthropologue que vous êtes des propos du ministre de l’intérieur Claude Guéant, qui a affirmé que « toutes les cultures ne se valent pas » et qu’« il y a des civilisations que nous préférons » ?
Françoise Héritier – Je ne sais pas s’il faut y voir une marque d’opportunisme politique en toute connaissance de cause ou s’il s’agit de l’expression de l’ignorance : calcul ou méconnaissance ordinaire de divers savoirs ou même du sens des mots ? Ce qu’il convient de dire en premier, c’est que ces certitudes, fondées sur des émotions, ce « bon sens » partagé pour affirmer que les autres ne sont pas comme nous et, dans la foulée, nous sont inférieurs, proviennent d’un réflexe psycho-social partagé par toute l’humanité. Ce réflexe peut jouer sur de bien courtes distances : une femme d’une commune du sud de la Bretagne me parlait ainsi souvent des habitants de la commune d’à-côté comme de ces « sauvages qui ne mangent pas comme nous ». Et le démographe Jean Sutter a montré en son temps que, dans les campagnes françaises, on répugnait même à se marier dans un voisinage proche, quitte parfois à préférer des étrangers vraiment très éloignés. Ceux qui sont considérés comme autres selon divers critères (ici, la nourriture, ailleurs, les intonations, le vêtement...) sont déjà des barbares dont les usages ne valent pas les nôtres.
Cette séparation entre la culture et la barbarie est-elle universellement partagée ?
Ethnologues, géographes, linguistes, historiens savent que, en règle générale, le nom sous lequel se désigne une population définie par une culture, signifie « Nous, les humains ». Les autres, autour, au loin, sont des « barbares » (littéralement « ceux qui ne parlent pas comme nous ») ou des « sauvages », lorsqu’ils sont encore plus éloignés. Rappelons-nous Hérodote et les cercles concentriques de populations où les caractéristiques humaines disparaissent progressivement par rapport au centre. Les autres, ces étrangers, ces barbares, sont assimilés au monde animal sous son aspect le plus informe ou le plus repoussant : poux, rats, insectes, vermine. Chaque société éduque ses enfants dans un rapport de confiance envers les proches (c’est-à-dire essentiellement les consanguins) doublé de méfiance envers les autres, les non-consanguins. Seule la raison analytique permet de comprendre, canaliser, maîtriser ces émotions primaires lesquelles sont fondées sur la prééminence du « même », du familier, du coutumier, par rapport au « différent », à l’inconnu, à l’inopiné... L’expérience enfantine de chacun en ce domaine est relayée ensuite par un apprentissage social qui règle étroitement ouverture ou fermeture aux autres, aux non-apparentés ou à ceux qui ne partagent pas le même territoire. Cela dit, dès l’origine de l’humanité pensante, le salut, c’est-à-dire la création d’une société paisible et inventive n’a pu se faire que par le rapprochement entre des groupes consanguins auparavant hostiles les uns aux autres et se menaçant réciproquement. La réflexion de Claude Lévi-Strauss a porté sur ce point : la nécessité pour les humains de se marier entre groupes distincts de consanguinité (diversement définie) d’où l’instauration de la prohibition de l’inceste, qui transforme les ennemis d’hier en alliés coopératifs aujourd’hui et en consanguins demain. Quand un mariage scelle l’alliance entre deux groupes, les enfants issus de cette union considèrent les membres de ces groupes comme la famille de leurs grands-parents.
La confusion sémantique règne aujourd’hui. Que faut-il entendre exactement par « culture » et par « civilisation » ?
Le terme « civilisation » est un fourre-tout très vaste. Ce sont de grands ensembles à longue portée historique où se reconnaissent au long cours des schèmes de pensée et des manières d’être, d’agir, de se représenter le monde identifiables selon de nombreux critères : grands groupes linguistiques, vêtements, habitats, dans leurs grandes lignes, mais aussi religions et cultes, systèmes politiques, systèmes artistiques. On a pu ainsi identifier de grandes civilisations, préhistoriques ou historiques : chinoise, hindoue, grecque, méso-américaine, judéo-chrétienne, bantoue, etc... De grands traits caractéristiques peuvent être catalogués et, à partir de connaissances sommaires, il est difficile par exemple de confondre un objet d’origine maya et un objet d’origine chinoise ou africaine.
Le terme « culture », qui est aussi un terme-valise difficilement définissable, renvoie également à un ensemble de traits associés selon des combinaisons variées et qui définissent des groupes sociaux de plus petite taille relativement autonomes, vivant dans une même aire, parlant une langue ou des dialectes mutuellement compréhensibles, adoptant de mêmes usages politiques et comportementaux, partageant un fonds symbolique commun (c’est-à-dire une grille ou un moule intellectuel qui condense la totalité de leurs expériences et les rend transmissibles. Une « culture » définissant une société est comme l’ensemble constitué par un jet de bâtonnets du mikado : toutes les configurations sont différentes les unes des autres (même si on peut observer des regroupements : les civilisations) mais les éléments qui les composent (qui ressortissent des grands ordres de la parenté et de l’alliance, de l’organisation territoriale, politique, sociale, de la production économique, des croyances religieuses, etc.) sont toujours de même nature mais avec des points de contact et des intensités différentes. Ainsi, les sociétés samo, mossi et dogon sur lesquelles j’ai travaillé appartiennent, chacune avec ses inflexions propres, à la civilisation commune de l’Afrique ouest-occidentale, fondée sur l’agriculture du millet et du sorgho, dont elles sont à chaque fois un visage ou une déclinaison.
Monsieur Guéant confond les deux termes et je ne sais trop s’il entend parler de « civilisations » ou de « cultures », ou même simplement d’usages particuliers ou de singularités comportementales. Mais ce ne sont pas tant cette ignorance et cette méprise qui choquent que la méconnaissance totale de ce que les sciences sociales ont apporté depuis une centaine d’années, à commencer par des descriptions, des définitions, des méthodes d’observation, un langage commun. Le ministre pense que son bon sens d’être humain et de Français ordinaire sont suffisants pour porter un jugement définitif dans des domaines de connaissance qui lui échappent. Ici, le « ressenti », pour utiliser un terme qui devient à la mode, serait suffisant pour juger, de même que le fait de faire partie soi-même de l’objet d’étude. Sur des questions qui relèvent de la connaissance de la terre et de l’univers, il ne se le permettrait pas. Or il ne suffit pas d’être soi-même un homme pour comprendre ipso facto tout ce qui relève de l’humain.
Mais les jugements de valeurs doivent-ils être scientifiquement fondés ? Après tout, c’est bien Claude Lévi-Strauss qui, dès Tristes Tropiques (1951), reconnaissait lui-même n’avoir pas « accroché » avec l’islam ?
Non. Les jugements de valeur, puisqu’ils sont justement « de valeur » ne sont jamais scientifiquement fondés. Il faut donc faire la distinction entre la réalité descriptible et la façon émotionnelle avec laquelle nous appréhendons le monde extérieur, comme je l’ai dit plus haut. Et être capable, surtout dans des positions élevées qui orientent l’opinion publique, de faire la différence entre le côté affectif de nos préférences, - lesquelles ne dépendent pas de la nature des choses mais de notre éducation dans un milieu et ne témoignent pas d’une hiérarchie de type évolutionniste dont nous serions l’aboutissement-, et ce que nous enseignent la connaissance et la raison critique. Lévi-Strauss disait en effet, que personne n’est obligé d’aimer tout le monde. Encore heureux ! C’est vrai pour les individus que l’on côtoie, ce peut être vrai pour des cultures dans leur ensemble où l’on se sent plus ou moins à l’aise, par manque de familiarité et d’observation. Encore faut-il ne pas user de ces émotions pour justifier la mise à l’écart, le mépris et la disqualification des autres.
« Contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas » , a déclaré le ministre de l’intérieur. Qu’est-ce que le relativisme ?
En fait, aussi curieux qu’il y paraisse, Monsieur Guéant est relativiste. Le relativisme ne consiste pas à croire que tout se vaut ni à s’abriter derrière l’argument culturaliste du respect de la différence des coutumes (comme l’ont fait systématiquement les instances internationales pour ce qui est du droit des femmes...), mais à poser en pétition de principe que toutes les cultures sont des blocs autonomes, irréductibles les uns aux autres, si radicalement différents qu’ils ne peuvent pas être comparés entre eux, d’autant qu’une hiérarchie implicite affirme que le bloc auquel on appartient est supérieur en tous points aux autres. C’est ce qu’il fait.
Est-il illégitime de préférer des cultures, ou plus exactement l’état momentané ou l’instant « T » de certaines cultures qui accordent plus de droits aux femmes que d’autres ?
Non, bien sûr. Mais on oublie, en parant notre « civilisation/culture » de toutes les vertus que la domination masculine qui découle de ce que j’ai appelé la valence différentielle des sexes, est universellement partagée. Forgée au cours de la préhistoire, l’idée que les femmes doivent faire des enfants, et surtout des fils pour perpétuer l’espèce, persiste. Les femmes sont cantonnées à leur fonction reproductrice et domestique. La hiérarchie entre les sexes est au fondement de toute hiérarchie. Et ce n’est pas un hasard si parmi les premières mesures que les islamistes ont prises après leurs victoires issues du printemps arabe concernaient la restriction des droits des femmes. Mais on ne devrait pas oublier que l’inégalité homme-femme est si structurante et qu’elle encore tenace en Occident. Elle ne revêt pas les mêmes oripeaux. Elle est moins visible, moins brutale. On notera avec intérêt que Monsieur Guéant parle de « la » femme, c’est-à-dire d’une essence idéalisée, et non pas des femmes, qui sont des individus concrets, à part entière. Nous sommes seulement sur la voie de l’égalité et nous l’empruntons de manière hésitante. Sortir de l’engrenage de la valence différentielle des sexes n’a pas été jusqu’ici une priorité politique, encore moins « la » priorité absolue qu’elle devrait être. La quasi-impossibilité masculine d’accepter de partager le pouvoir sous toutes ses formes, la virulence ou la condescendance des comportements et attitudes envers les femmes, leur cantonnement dans les travaux les plus faiblement rétribués et les moins appréciés, j’en passe, sont la norme non seulement des autres sociétés, mais bien de la nôtre. Or il me semble que, devant cet ordre universel, qui est le modèle de tous les systèmes historiques de domination, qui commence à céder du terrain depuis un demi-siècle seulement en Occident, nous devons postuler que ce chemin difficilement parcouru sera progressivement emprunté par les autres sociétés (cultures) à leur tour. Monsieur Guéant a voulu prendre cet exemple pour susciter une approbation générale. Il ne se doutait pas néanmoins qu’il lui aurait été extrêmement difficile de trouver un autre exemple de portée aussi universelle que celui-là, parce que c’est celui sur lequel ont été fondées les sociétés c’est-à-dire par l’échange et le contrôle des femmes. Il a pris en quelque sorte à rebours appui sur le seul trait universel (avec la prohibition de l’inceste) de toute l’humanité pour rejeter un relativisme de pensée, dont lui-même fait preuve.
Comment comprendre le point de vue du philosophe Luc Ferry selon lequel « le Don Giovanni de Mozart, c’est supérieur aux tambourins Nambikwaras » ?
Le relativisme esthétique est-il le même que celui des valeurs ? Premièrement, les Nambikwara n’ont pas de tambourins. Deuxièmement, il s’agit là d’un procédé rhétorique démontable. Il s’agit d’associer les Nambikwara (emblématiques des expériences de terrain de Claude Lévi-Strauss) aux formes instrumentales les plus simples : grelots, sonnailles, hochets..., contre toute vérité, pour dévaluer le point de vue ethnologique qui défend des brimborions. Mais si on s’en tient à l’analyse musicologique par exemple, il y a un chromatisme extrêmement savant et compliqué dans des choeurs pygmées sans aucun instrument. Et par ailleurs, nous avons des tambours, tambourins, triangles et clochettes dans nos orchestres symphoniques. Nos oreilles sont plus habituées à Mozart qu’à Oum Khalsoum. Je n’en disconviens pas. Notre musique classique a ses genres et ses lois. Les autres aussi, auxquelles nous ne sommes pas accoutumés. Mais il aurait fallu comparer Mozart avec la musique de cour chinoise par exemple. Comparer une écriture musicale correspondant à des genres, écoles et lois d’harmonie, nécessitant un orchestre, à l’usage populaire d’un simple instrument de percussion est illégitime et peut-être malhonnête. Oserions-nous comparer Mozart au pipeau des pâtres, antiques ou non, en Europe ?
Du Discours de Dakar tenu par Nicolas Sarkozy le 26 juillet 2007, selon lequel l’homme africain ne serait « pas assez entré dans l’histoire » jusqu’aux propos de Claude Guéant sur la hiérarchisation des civilisations, y a-t-il une cohérence du sarkozysme ?
Hélas oui. Dire que l’homme africain n’est pas entré dans l’histoire, c’est essentialiser quelque chose qui n’existe que dans la diversité des cultures. Il n’y a pas « l’homme africain », mais des hommes africains. Les sociétés africaines ont un passé comme un avenir ! Les figer, comme si, de toute éternité, elles devaient vivre dans un présent absolu, est stupide et fallacieux. De même, la volonté de hiérarchiser les « civilisations » ou « cultures », la nôtre étant considérée comme le point d’aboutissement absolu, est une idée non seulement déplacée mais dangereuse. Cela me peine de le dire, mais j’aurais préféré que des hommes politiques français de ce rang ne profèrent pas de telles énormités, qui entretiennent le racisme.
Vous venez de publier Le sel de la vie (Odile Jacob, 92 pages, 6,90 E). Le sel de la vie, c’est aussi le goût des autres ? Et comment le susciter aujourd’hui ?
C’est assurément le goût des autres oui, qui ne m’a jamais quitté. Pour le transmettre, je crois qu’une éducation à la différence à l’école, au collège et au lycée s’avère nécessaire. Car les sciences humaines n’y sont guère enseignées. Alors que mondialisation provoque un brassage des cultures inédit qui engendre parfois des incompréhensions, il est urgent d’enseigner l’anthropologie dans les établissements scolaires.
Propos recueillis par Nicolas Truong