Intéressés à exposer une collection d’animaux exotiques, au début du XIXe siècle, deux Français, les frères Edouard [1818-1868] et Jules Pierre [1807-1873] Verreaux, ont voyagé en Afrique du Sud. Alors, on n’avait pas inventé la photographie et l’unique façon de satisfaire la curiosité du public était, en plus des dessins et des peintures, la taxidermie [empailler et monter des animaux en leur conservant l’apparence de la vie] ou les amener vivants dans des jardins zoologiques.
Dans le musée de la famille Verreaux, les visiteurs voyaient des girafes, des éléphants, des macaques et des rhinocéros. Ils ne pouvaient toutefois pas manquer un nègre. Les deux frères ont utilisé la taxidermie pour cela et l’ont exposé, debout, dans une vitrine, à Paris. Il tenait une lance dans une de ses mains et un bouclier dans l’autre.
Lors de la faillite du musée, les Verreaux vendirent leur collection. Francesc Darder, vétérinaire catalan, premier directeur du jardin zoologique de Barcelone, a acheté la collection, y compris l’Africain. En 1916, il ouvrit son propre musée à Banyoles en Catalogne.
En 1991, le médecin haïtien Alphonse Arcelin visita le musée Darder. Le Noir reconnut le nègre. Pour la première fois, ce mort méritait la compassion. Indigné, Arcelin publia partout ce qu’il avait vu, cela à la veille des Jeux olympiques de Barcelone. Il chercha à ce que les pays africains boycottent les Jeux. Il est intervenu même auprès du Comité olympique afin que le cadavre soit enlevé du musée.
Les Jeux terminés, la population de Banyoles se réintéressa à cette question. Beaucoup insistaient sur le fait que la ville ne devait pas perdre une des pièces traditionnelles de son patrimoine culturel. Mais Arcelin mobilisa les pays africains, l’Organisation pour l’unité africaine, et jusqu’à Kofi Annan, alors secrétaire général de l’ONU. Etant dans une situation délicate, le gouvernement d’Aznar [José Maria Aznar présida le gouvernement de l’Etat espagnol de 1996 2004] décida de rendre le corps empaillé à sa terre d’origine. Le nègre fut sorti du catalogue comme une pièce de musée et finalement sa condition humaine fut reconnue. Il eut droit à une inhumation digne au Botswana.
Dans les années 1960, au Brésil, parut dans la revue Realidade un reportage qui scandalisa tout le pays et qui avait pour titre : « Le Piaui existe-t-il ? ». C’était une façon d’attirer l’attention des Brésiliens sur l’Etat le plus pauvre du Brésil, un Etat ignoré par le pouvoir et l’opinion publique.
Le tremblement de terre qui détruit Haïti nous conduit à poser la question : Haïti existe-t-il ? Aujourd’hui, oui. Mais était-ce le cas avant d’être ravagé par le tremblement de terre ? Qui s’intéressait à la misère de ce pays ? Qui se demandait pourquoi le Brésil avait envoyé des troupes à la demande de l’ONU [le Brésil est à la tête de la Minustah] ? Et aujourd’hui est-ce que la catastrophe – la plus terrible que j’aie vue au cours de ma vie – serait causée par les seuls effets de la nature ? Ou est-ce que Dieu maintient son silence face au drame de centaines de milliers de morts, de blessés, de démunis ?
Colonisé par les Espagnols et les Français, Haïti a conquis son indépendance en 1804, ce qui lui a valu un châtiment très dur. Les esclavagistes de l’Europe et des Etats-Unis l’ont soumis à un blocus commercial durant 100 ans [la France ne reconnaîtra Haïti qu’en 1825 en échange du paiement d’une rançon de 150’000 millions de francs or ; une dette qui sera payée en dernière instance par les paysans haïtiens].
Dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, Haïti a eu 20 gouvernants, parmi lesquels 16 furent renversés ou assassinés. De 1915 à 1934, les Etats-Unis ont occupé Haïti. En 1957, le médecin François Duvalier, connu comme Papa Doc, fut élu président et mit en place une cruelle dictature s’appuyant sur les Tontons Macoutes et sur les Etats-Unis. En 1964, il se proclama président à vie. A sa mort en 1971 lui succéda Jean-Claude Duvalier, Baby Doc, qui gouverna jusqu’en 1986, lorsqu’il se réfugia en France. [Le Tribunal fédéral suisse, un jour avant le tremblement de terre le 12 janvier, décidait qu’une somme de quelque 5 millions, mise dans les coffres des banques suisses par le Baby dictateur, ne devait pas être rendue au gouvernement actuel d’Haïti, car il y avait prescription. Les autorités gouvernementales, dans un contexte assez brûlant, devaient chercher une voie de sortie.]
Haïti fut envahi par la France en 1869, par l’Espagne en 1871, par l’Angleterre en 1877, par les Etats-Unis en 1914, puis à nouveau de 1915 à 1934, avant une nouvelle invasion en 1969.
Les premières élections démocratiques ont eu lieu en 1990. Le prêtre Jean-Bertrand Aristide fut élu, son gouvernement a suscité plus que des déceptions. Aristide fut déposé par les militaires en 1991 ; il se réfugia aux Etats-Unis. Il revint au pouvoir en 1994 et, en 2004, accusé de corruption et de connivence avec Washington, il dut s’exiler en Afrique du Sud.
Bien que présidé aujourd’hui par René Préval, Haïti est maintenu sous la tutelle de l’ONU et actuellement est occupé de fait par les troupes états-uniennes.
Pour l’Occident « civilisé et chrétien », Haïti a toujours été un nègre inerte dans une vitrine, abandonné à sa propre misère. Pour cette raison, les médias des Blancs montrent pour la première fois les corps déchiquetés par le tremblement de terre. Personne n’a vu ni à la télévision ni en photo une représentation similaire lorsque La Nouvelle-Orléans (Etats-Unis) a été détruite par l’ouragan Katrina ou dans l’Irak écrasé sous les bombes. Ni même après le tsunami qui ravagea l’Indonésie.
Haïti pèse maintenant lourd sur notre conscience, heurte notre sensibilité, nous arrache des larmes de compassion et défie notre impuissance, car nous savons qu’il a été réduit en ruine non pas tant par le séisme que par l’indifférence durable due à notre manque de solidarité. D’autres pays ont subi des tremblements de terre, mais leurs victimes et leurs ruines ont été moindres. A Haïti, nous envoyons des « missions de paix », des troupes d’intervention, des aides humanitaires ; mais jamais de projet de développement durable.
Lorsque les activités d’urgence seront suspendues, qui voudra reconnaître Haïti comme une nation souveraine, indépendante, avec son droit à l’autodétermination ? Qui suivra l’exemple de la doctoresse Zilda Arns [médecin pédiatre qui travailla aux côtés de la Pastorale pour enfants au Brésil ; elle est décédée lors du tremblement de terre en Haïti le 12 janvier 2010 dans le cadre d’une mission d’aide] qui enseignait au peuple à être le sujet émancipateur de sa propre histoire.
Frei Betto