Dans un point de vue publié dans Le Monde du 25 février (« Mécanisme européen de stabilité : la bourde historique de la gauche ») [voir ci-dessous], des députés européens écologistes et des économistes proches d’eux s’en prennent à ceux qui, à gauche, se sont opposés au Mécanisme européen de stabilité (MES). Passons sur l’outrance rhétorique qui consiste à comparer cette opposition à celle des députés de droite sur la loi Veil instaurant le droit à l’avortement et venons-en au fait. Le MES serait « un premier pas vers une Europe fédérale avec son propre Trésor public et un budget conséquent ». Au-delà du fait qu’il faudrait discuter précisément des fondements d’une telle Europe fédérale, s’il s’agissait d’« un fonds solidaire », comme ils l’affirment, s’opposer au MES serait effectivement « une bourde historique ». Hélas, comme lors du débat sur le Traité constitutionnel européen (TCE), nos amis prennent leurs désirs pour la réalité.
Un Trésor public européen aurait pour objectif de financer des politiques publiques européennes. Rien de tel dans ce qui nous est présenté. Le MES n’a pas vocation à conduire des politiques publiques d’investissement au niveau européen, ce qui pourtant serait bien utile, ni même d’aider à la convergence des trajectoires économiques et sociales des Etats membres. Et surtout, loin de permettre à l’Union européenne de s’émanciper de la toute puissance des marchés financiers, il en consacre la domination. Il vise simplement à prêter des fonds aux Etats qui auront du mal à emprunter directement sur les marchés financiers. Comment cela se passera-t-il ? D’abord, les Etats emprunteront sur les marchés financiers pour constituer le capital du MES, plusieurs centaines de milliards d’euros. L’Allemagne empruntera à un peu moins de 3 %, la France à un peu plus, et les autres pays à beaucoup plus. Premier résultat donc, la dette publique va s’accroître.
Mais il est fort probable que ces sommes risquent d’être insuffisantes en cas d’aggravation de la crise. Si le MES devait « secourir », outre la Grèce, l’Irlande et le Portugal, mais aussi l’Espagne et l’Italie – des pays aujourd’hui sur la sellette, mais appelés eux aussi à répondre aux appels de fonds du MES –, il serait vite dépassé. D’où le fait que le MES soit autorisé à emprunter sur les marchés financiers avec pour objectif d’arriver par « effet levier » à emprunter trois à quatre fois son capital. Mais pour le faire à un taux faible, il faut qu’il soit bien noté par les agences de notation. Or, tous les pays sont plus ou moins soumis à la défiance des marchés. Le risque est donc grand que le MES subisse aussi cette défiance. Cela a d’ailleurs été le cas du Fonds européen de stabilité financière (FESF) qui a perdu son triple A suite à la dégradation de la plupart des pays européens. Comment donc « des pays ayant perdu toute crédibilité auprès des marchés internationaux », comme l’affirment nos auteurs, peuvent-ils en se coalisant retrouver cette crédibilité ? De plus, comment le MES remboursera-t-il sa dette si les pays contributeurs, qui seront aussi ses débiteurs, sont en difficulté et si les taux grimpent ?
Loin de sortir les Etats et la zone euro de l’emprise des marchés financiers, le MES la renforce encore. Les banques, qui peuvent emprunter à 1 % auprès de la Banque centrale européenne (BCE), prêteront au MES à un taux nettement supérieur. Le MES prêtera aux Etats à un taux encore supérieur et ces fonds serviront à payer la charge de la dette qui entrera dans les coffres des banques. C’est la solidarité version néolibérale, les banques solidaires avec elles-mêmes.
Mais ce n’est pas tout, car ces « aides » aux Etats se font « sous une stricte conditionnalité » qui sera définie par la Commission européenne, la BCE et le Fonds monétaire international (FMI). C’est cette troïka qui est en train de mettre le peuple grec à genoux à force de réductions de salaires, de privatisations, de remise en cause des droits des salarié-es. Pour avoir accès au MES, il faudra en passer sous les fourches caudines de l’austérité drastique. Nos auteurs sont bien conscients du problème et affirment qu’ils sont « pour une conditionnalité, mais pas celle imposée à la Grèce ». Mais ce ne sont pas eux qui définiront cette conditionnalité, mais la troïka dont on sait quelle conception elle en a.
Cerise sur le gâteau, l’octroi d’une aide financière sera, à partir du 1er mars 2013, conditionnée par la ratification du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l’Union (TSCG). Or ce traité, comme le note la Confédération européenne des syndicats – qui avait pourtant soutenu vigoureusement tous les traités antérieurs – « ne fait que stipuler la même chose : l’austérité et la discipline budgétaire ». Nos auteurs indiquent que ce couplage entre le MES et le TSCG n’a pas de valeur légale. Mais le problème n’est pas juridique mais politique. En adoptant le MES, les Etats s’engagent politiquement à adopter le TSCG.
Bref, loin d’être un mécanisme de solidarité européen, le MES va être une camisole de force pour soumettre les peuples aux exigences des marchés et le S de MES risque fort d’être celui de servitude. La crise actuelle de l’UE et de la zone euro est la résultante de l’application des traités européens antérieurs marqués du sceau du néolibéralisme. La sortie de crise implique un changement de logique. Les députés écologistes et les économistes qui leur sont proches ont de la constance à défaut de cohérence. Ils avaient soutenu le TCE qui empêchait la BCE d’être un prêteur en dernier ressort pour les Etats et ils soutiennent le MES qui ne pourra pas emprunter à la BCE et qui a été inventé pour éviter d’avoir à modifier le statut de la BCE.
Il existe pourtant une autre solution pour sortir de l’emprise des marchés : que la BCE finance, sous contrôle démocratique européen, les déficits publics des Etats. Cela est d’ailleurs possible dès aujourd’hui car l’alinéa 2 de l’article 123 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne autorise la BCE et les banques centrales nationales à prêter aux établissements publics de crédit qui pourraient donc par là-même financer les déficits publics. Sortir la dette publique de la mainmise des marchés est la condition de toute politique progressiste.
Claude Debons, syndicaliste, Jacques Généreux, économiste, Janette Habel, universitaire, Jean-Marie Harribey, économiste, Pierre Khalfa, syndicaliste, Marie-Christine Vergiat, députée européenne, et Francis Wurtz, député européen honoraire, soutiennent la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle.
Mécanisme européen de stabilité : la bourde historique de la gauche
A l’Assemblée nationale, les députés de la gauche française et des écologistes ont commis le 21 février une bourde historique : ils ont fait le choix de s’opposer ou de s’abstenir lors du vote sur la ratification du traité créant un outil de solidarité à l’égard des pays de la zone euro qui ne peuvent plus emprunter, le Mécanisme européen de stabilité (MES).
Depuis 2010, les Verts et les socialistes, au Parlement européen, se sont battus pour l’existence d’un tel mécanisme. Cette solidarité n’est pas qu’une question de générosité, mais d’intérêt bien compris. La faillite d’un Etat européen entraînerait la faillite de nos banques, qui détiennent nos économies, notre salaire, et, si les déposants sont remboursés, ce sera avec nos impôts. La création du MES est un premier pas vers une Europe fédérale avec son propre Trésor public et un budget conséquent.
La non-existence du MES est une aberration que nous avons dénoncée dès le traité de Maastricht (1992), qui empêchait la solidarité : l’Union européenne n’avait pas le droit de secourir ses membres en difficulté ! Depuis trois ans, on a donc bricolé pour venir au secours de la Grèce, de l’Irlande, du Portugal en réduisant, peu à peu, l’hostilité des « populismes de riches » de l’Europe du Nord qui n’avaient que mépris pour ces pays « incapables de gérer leur budget ». Nous avons certes dénoncé les fautes des classes dirigeantes de ces pays. Mais nous n’avons jamais ignoré que les responsabilités étaient partagées par toute l’Europe.
Après trois ans de négociations avec les gouvernements les plus « égoïstes », nous avons un mécanisme, certes imparfait puisque fruit de compromis, mais qui se tient : un fonds solidaire, empruntant à la place des pays ayant perdu tout crédit auprès des marchés internationaux, avec la garantie de l’ensemble de l’Europe. Mais, au moment du vote, les démagogues refusent la création du MES, mobilisant l’émotion créée par les plans d’austérité démentiels imposés à la Grèce en l’absence du MES. « Oui, disent-ils, nous sommes solidaires des Grecs, nous voulons un MES, mais pas celui-là. » Donc, comme ce MES réel est le résultat du compromis : pas de MES du tout, et que chaque pays se débrouille...
Que reproche-t-on au MES ? Il y aurait une bonne raison, son couplage avec un autre traité, à venir : le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l’Union (TSCG), qui instituerait la « règle d’or » dictée par la chancelière allemande, Angela Merkel. Ce couplage a été « convenu » par la déclaration des gouvernements du 9 décembre 2011 et n’a pas plus de valeur légale. Nous sommes contre le TSCG, nous l’avons combattu et, d’ici qu’il soit ratifié, de l’eau coulera sous les ponts. Mais ce couplage ne figure pas dans les articles du traité MES : la déclaration du 9 décembre 2011 est seulement évoquée dans ses « considérants » ! Une fois le MES ratifié, une fois le TSCG rejeté, le MES existera et il faudra renégocier le TSCG. On ne peut rejeter le MES que s’il est lui-même un mauvais mécanisme de solidarité.
Obligation de solidarité
Certains critiquent le MES comme une nouvelle technocratie, irresponsable devant les instances politiques. Eh bien non, pas cette fois ! Les gouverneurs du MES seront les ministres des finances des pays membres, les administrateurs seront nommés par eux et « révocables à tout moment » et sa direction est politique. D’autres s’en prennent à la pondération des décisions et des obligations : proportionnelle à la part d’un pays dans le PIB de la zone euro. Ils auraient sans doute préféré proportionnel à la population ? Il est légitime que les fonds structurels transférés chaque année à l’un de ses membres soient votés par le Parlement. Mais ici nous parlons d’autre chose : les garanties que l’Europe peut apporter à un prêteur au profit d’un des leurs. Et la solidarité exigée doit bien être proportionnée à la capacité de chacun à se porter au secours du voisin.
D’autres critiquent l’obligation de solidarité : pour bénéficier du MES, il faut s’engager à apporter sa part à la tontine et la rallonger « sous sept jours » s’il faut augmenter la mise au profit du voisin. Encore heureux ! C’est le principe même de la mutuelle.
Des critiques s’élèvent enfin contre l’article 12 : pour bénéficier du prêt mutualisé, il faut accepter une conditionnalité qui sera négociée au cas par cas. Et c’est là que se lève l’image tragique de la Grèce. Mais soyons lucides : le problème n’est pas que, lorsque vous empruntez à la place de votre voisin, vous lui demandiez de prendre des dispositions afin de pouvoir vous rembourser. Car, si vous ne le faites pas, c’est vous-même qui ne pourrez pas emprunter ! Le vrai problème est le type de « plan d’assainissement » proposé. Et ça, ce n’est pas dans le traité, c’est un objet de lutte... Comme la majorité du peuple grec, qui tient à la solidarité de la zone euro, mais qui est hostile au plan monstrueux que lui impose la « troïka », nous sommes pour une conditionnalité, mais pas celle imposée à la Grèce, et qui n’est pas dans le traité MES.
Bien sûr, le MES ne réglera pas les problèmes de fond d’une Europe trop peu solidaire, ni des pays où la fraude fiscale est le sport préféré des riches. Il intimidera du moins la spéculation, et évitera à la Grèce ou à l’Irlande l’horreur économique subie par l’Argentine de 2002 à 2005. Le sort du MES se trouve entre les mains des progressistes français, majoritaires au Sénat où le texte sera soumis au vote le 28 février. Laisseront-ils à la droite l’honneur de l’adopter, en se réfugiant à la buvette ? Ou suivront-ils l’exemple de leurs anciens de 1975 qui, en dépit de la droite majoritaire, votèrent la loi Veil et le droit à l’avortement ?
Jean-Paul Besset, député européen EELV ;
Daniel Cohn-Bendit, coprésident du groupe des Verts au Parlement européen ;
Alain Lipietz, économiste ;
Yann Moulier Boutang, économiste ;
Shahin Vallée, économiste.
Le Mécanisme européen de stabilité doit servir à protéger la zone euro d’une nouvelle crise de la dette souveraine. En juillet, il prendra le relais du Fonds européen de solidarité financière.
* Article paru dans le Monde, édition du 25.02.12. Point de vue | | 24.02.12 | 13h39 • Mis à jour le 24.02.12 | 13h55.