Les récents propos de Marine Le Pen sur la viande halal, la volonté affichée du président de la République de déminer la polémique naissante, le silence de nombre de responsables politiques sur le sujet ont montré la sensibilité et la complexité de ce dossier. Si Marine Le Pen n’a pas eu tort de pointer la présence de viande halal (mais aussi casher) dans les circuits de distribution de la viande conventionnelle - une réalité connue et reconnue par les acteurs de ce marché depuis plusieurs années - et de demander davantage de transparence dans ce domaine, elle a en revanche été démentie sur les chiffres qu’elle avançait. Plus frappant, son message implicite sur l’« islamisation » de la France n’a pas été franchement suivi, contrairement à l’emballement qui avait fait suite à sa dénonciation des prières musulmanes dans la rue en 2010.
Lassitude face à l’instrumentalisation de l’islam par l’extrême droite, sous couvert, cette fois, de la défense des animaux ? Difficulté à parler clair sur un dossier plus technique et économique que politique ou ethnico-religieux ? Ampleur des enjeux, qui dépassent la seule communauté musulmane et touchent aussi les juifs, sans parler des professionnels de la viande ? Crainte de mettre en lumière des failles dans les procédures de traçabilité et d’information aux consommateurs ? Les raisons ne manquent pas pour faire de ce dossier un piège à double ou triple détente, finalement assez peu rentable politiquement. Eléments de compréhension.
Théoriquement, une viande halal (licite selon la loi islamique) est issue d’un animal abattu rituellement : égorgé vivant, sans étourdissement préalable, la tête tournée vers La Mecque, par un sacrificateur musulman qui prononce une bénédiction. Dans la pratique et faute d’un label unanimement reconnu, le marché de la certification halal souffre d’un manque de transparence entretenu par les acteurs, musulmans et non musulmans, de ce marché en forte croissance.
L’élaboration d’une norme unique bute sur la diversité des conceptions du halal, liées à des lectures plus ou moins strictes des avis islamiques rendus à travers le monde. Certains acceptent l’étourdissement avant ou après la saignée. D’autres pas. Certains admettent l’abattage mécanique. D’autres non. Résultat : sont estampillées halal des viandes qui aux yeux de certains musulmans ne le sont pas. Dans ce contexte, les contentieux entre associations musulmanes, contemptrices du « faux halal », et industriels, désireux de profiter de ce marché évalué à 5 milliards d’euros, se multiplient.
Le flou est accentué par l’absence de règles de contrôle : quelques organismes indépendants salarient des contrôleurs rémunérés par le surcoût du kilo de viande payé par les consommateurs (de 2 à 10 centimes selon les cas), d’autres se contentent de fournir les contrôleurs rémunérés par l’entreprise qu’ils sont chargés d’inspecter. Quant à savoir si la surtaxe s’applique aux kilos de viande (halal ou casher) écoulés dans le circuit classique, les opérateurs assurent que non. L’affirmation est confirmée par certains spécialistes mais laissent sceptiques d’autres experts..
Source de « fantasmes » selon les observateurs, l’abattage rituel est prévu par la loi depuis les années 1960 grâce à une dérogation à l’abattage avec étourdissement préalable des bêtes. Mais, face aux abus observés ces dernières années dans l’usage de ces dérogations, le gouvernement a publié en décembre un décret qui doit entrer en vigueur le 1er juillet ; il vise à davantage de « transparence » en faisant correspondre les autorisations dérogatoires aux commandes réelles pour le marché halal ou casher.
Aujourd’hui, pour des raisons d’économie, certains industriels renoncent à une double chaîne d’abattage et mettent sur le marché des volumes de viande issue de l’abattage rituel supérieurs aux besoins (14 % du tonnage d’animaux de boucherie selon le ministère de l’agriculture, pour une population juive et musulmane évaluée à moins de 10 %). Le ministère de l’agriculture estime même à « 50 % la proportion d’ovins et à 12 % la part de bovins abattus rituellement ». Mais, le ministère assure aussi qu’entre les importations (60 % des agneaux) et les exportations (environ 2 % du boeuf halal est vendu au Maghreb et en Turquie) ces pourcentages ne correspondent pas à la part de viande consommée en France. Mais il reste pour l’instant impossible de connaître la part du halal ou du casher dans le circuit classique.
En dépit de ces dysfonctionnements, et contrairement à plusieurs pays européens, la France, qui abrite les communautés juive et musulmane les plus importantes d’Europe, n’entend pas revenir sur l’abattage rituel, au nom de la « liberté de culte ». Les responsables politiques français rassurent régulièrement les représentants religieux sur ce point. De même, craignant une stigmatisation des communautés concernées, la France ne souhaite pas mettre en place un étiquetage précisant si l’animal a été abattu rituellement. Au nom de la transparence, des députés UMP avaient en 2010 tenté d’imposer cette précision, avant d’y renoncer. De leur côté, les responsables juifs, désormais rejoints par les musulmans, oeuvrent depuis des années pour maintenir ces spécificités françaises. Ils craignent que l’étiquette « casher » suscite des campagnes de boycottage.
Mais, sous la pression de l’Europe ou des consommateurs, avec ou sans Marine Le Pen, il n’est pas sûr que la France échappe à un débat sur ces questions.
Stéphanie Le Bars, Service Société du Monde