Au cours d’une semaine de violences urbaines et nocturnes, une frange de la jeunesse réunionnaise a crié son mal-être, faisant écho à un malaise social global et profond. Nos recherches sociologiques récentes montrent que l’ampleur du phénomène était déjà connue et que l’explosion de violence était prévisible.
Le conflit actuel a démarré il y a trois semaines par des blocages routiers sur les grandes artères de l’île de la Réunion. Le syndicat des transporteurs réclamait une baisse des prix du gazole pour les professionnels. Par le biais des médias et notamment d’une radio très populaire, le leader des transporteurs a fait appel à la population. Des dizaines de Réunionnais se sont alors montrés solidaires de ce mouvement, rejoignant les transporteurs sur le site du blocage, au Port. Après une journée passée à attendre sur le bitume, par une chaleur de plus de 30 degrés, ce sont des familles entières qui se sont vues congédiées en début de soirée ; les transporteurs leur annonçant la levée des barrages parce que des négociations avec la préfecture avaient été entamées. Un sentiment de trahison était alors formulé par l’assistance ; quelques heures plus tard les premières violences éclataient au Port et dans le quartier du Chaudron à Saint-Denis. Dans ce même quartier, des mouvements citoyens manifestaient depuis quelques jours contre la vie chère. Au cours de la semaine suivante, les incidents se sont étendus à une dizaine de villes.
En étant sur le terrain, au plus près de ces jeunes manifestants, nous pouvons dresser le portrait de cette jeunesse en colère, même si ceux qui étaient dans la rue restent bien évidemment minoritaires. Les Réunionnais de moins de trente ans constituent la moitié de la population. A la nuit tombée, ils étaient plusieurs centaines de jeunes à descendre dans les rues des quartiers populaires ou des centre-ville pour commettre des actes de violence (jets de galets et cocktail molotov, dégradations, incendie, etc .). Ces manifestants étaient âgés d’une dizaine d’années, pour les plus jeunes d’entre eux à une cinquantaine d’années, mais la majorité d’entre eux se situent dans la catégorie « jeune », avec une grande prédominance d’hommes même si la présence de jeunes femmes est à noter. Ces jeunes sont ceux qui sont privés de la réussite scolaire et de la réussite matérielle, issus de familles défavorisées, ils ont grandi avec un sentiment de frustration et d’exclusion. Ce qui se passe en ce moment est l’expression même du malaise social qui existe au sein des familles déshéritées. Ce mouvement traduit un appel au secours, face au déficit de reconnaissance dont souffre cette catégorie sociale. Beaucoup de ces jeunes vivent des situations de stigmatisation, d’échec à l’école et de souffrance en famille.
Le visage couvert, en short ou survêtement et baskets, ces jeunes gens s’en sont pris tout d’abord aux grandes surfaces (mais sans succès car celles-ci étaient particulièrement bien protégées par la police), puis aux petits commerces et enfin aux locaux d’institutions (centres sociaux, bibliothèques, etc.). La symbolique des supermarchés est évidente : dans ce mouvement qui part d’une dénonciation de la vie chère, les jeunes s’attaquent aux temples de la consommation et effectuent au passage quelques pillages, prenant ce à quoi ils n’ont pas accès. Ces magasins sont les symboles de l’avènement de la société de consommation et de la consécration de ses valeurs que sont la réussite matérielle, la compétition et l’ambition. L’intégration sociale implique inévitablement la richesse matérielle. Leur condition socio-économique ne permet pas d’accéder aux biens de consommation convoités alors qu’ils se sont appropriés les valeurs de la société de consommation que sont l’ostentation, l’accumulation de biens, la valeur accordée aux marques, etc. À la Réunion, dans les années 1960 et 1970, les familles ne faisaient pas de dépenses inutiles dans un contexte où l’offre de produits n’était pas très diversifiée. Avec l’arrivée des aides sociales, la publicité et la modernisation de la société, on assiste au développement d’un système qui encourage les foyers à consommer. Les foyers ayant de faibles revenus se retrouvent dans une situation de grande frustration car ils ne peuvent accéder à tout ce que le marché leur propose. La montée en puissance des inégalités sociales, qui est à l’œuvre depuis une trentaine d’années à La Réunion, se traduit par des frustrations croissantes, voire des ressentiments qui se focalisent sur des communautés identifiées comme détentrice de pouvoir et de richesse. Dans le mouvement actuel, il est intéressant de souligner que les jeunes interrogés pendant les scènes d’affrontements et de casse évoquent souvent la souffrance des familles : « quand on voit sa mère ou son père qui pleure, c’est dur ! », confiait une fille pour évoquer les difficultés du quotidien. Si les jeunes sont en premier ligne, il faut souligner que les familles de ces quartiers populaires assistaient à ces violences, au balcon des immeubles et sur les trottoirs. Et si certains parents ont tout fait pour garder leurs jeunes à la maison, d’autres les laissaient descendre dans la rue. Il ressort que la population semblait comprendre voire soutenir ces mouvements de jeunes, tout en regrettant les actes de violence tournés vers leur propre quartier.
De nos études menées sur les jeunes en déviance, il ressort que beaucoup de jeunes souffrent d’une carence identitaire et narcissique. Dans les divers espaces de socialisation : famille, école, quartier, ils expriment un fort besoin de reconnaissance. Ils placent ainsi le respect au centre des valeurs de la bande. Un autre facteur à considérer est la consommation de produits psychotropes chez certains jeunes de ces milieux sociaux les plus défavorisés, ce qui traduit encore le mal-être. Ces jeunes ont souvent des tendances dépressives voire suicidaires qui s’expriment dans la polytoxicomanie. Ils cherchent également à fuir un environnement social dégradé souvent marqué par le souvenir d’une douleur ou d’un abandon. Ajoutons à ce stade, que nous avons observé dans nos études de terrain que si l’on note une souffrance identitaire individuelle, celle-ci peut, dans une certaine mesure, être reliée à la souffrance collective réunionnaise héritée des périodes de l’esclavage et à l’engagisme. Cette analyse ne traduit pas un déterminisme socio-ethnique mais, au contraire, veut comprendre, sans tabou, les causes de cette problématique des milieux sociaux les plus précarisés.
Au-delà du malaise social, nous constatons la faiblesse de l’identité culturelle et politique. Culturelle parce que l’on a beaucoup nié et dévalorisé cette identité durant les années 60 à 80 avec l’imposition d’une culture et une identité française sans construire une « Réunionnité », c’est-à-dire une identité culturelle alternative et légitime. La Réunion a connu des années de braise de la recherche identitaire dans un contexte d’oppression et de dénigrement face à cette identité réunionnaise. On a appris aux Réunionnais tout ce qui venait de l’extérieur, de la « métropole » avant de leur apprendre qui ils étaient, de l’intérieur et en profondeur. La future cohésion sociale de l’île passera également par une cohésion culturelle réunionnaise. Il existe également une carence au niveau de l’identité politique réunionnaise, c’est-à-dire un manque de représentation de soi dans l’espace public et politique. L’identité politique réunionnaise n’a pas pu se construire à travers le langage, des slogans emblématiques et rassembleurs, des textes ou des événements. La difficulté à se « penser » en tant que Réunionnais dans l’espace public est aujourd’hui criante quand on voit que la population n’a aucun porte-parole acceptable ou accepté, car elle ne parvient pas à dépasser ses clivages syndicaux ou politiques.
Autres cibles privilégiées des violences urbaines : les bâtiments publics et les forces de l’ordre. Les jeunes en grande souffrance pour toutes les raisons évoquées plus haut expriment actuellement leur sentiment de ne pas être entendu. Que ce soit les institutions ou les élus, personne ne semble à même de pouvoir dialoguer avec les jeunes qui ont perdu toute confiance envers les autorités. Sur le terrain, on constate une volonté afficher d’affronter les forces de l’ordre. Le fossé auquel on assiste aujourd’hui repose sur la fin du dialogue entre les jeunes et la police, lié entre autre à la disparition de la police de proximité. Les jeunes manifestants sont globalement issus des quartiers populaires, d’où l’intérêt de se pencher sur leur description succincte. Dans le cadre de nos recherches sociologiques portant sur les jeunes délinquants, nous avons été amené à étudier la sociologie d’une trentaine de quartiers dont sont issus ces jeunes. Ces quartiers sont aussi ceux qui sont identifiés comme « zone urbaine sensible » ou « quartiers prioritaires » par la politique de la ville. Nous nous sommes intéressés à l’histoire de ces quartiers, en reconstituant les grands mouvements de population internes qui ont créé les villes depuis le début du 18e siècle, ce qui permet d’identifier les populations qui les composent sur des critères sociaux.
C’est à la période du post-engagisme que l’on voit apparaître le concept de quartier, auquel est associée une identité propre, puisque les habitants qui s’y installent à cette époque vont y rester pendant plusieurs générations. Aujourd’hui, situés en périphérie des villes, ces quartiers concentrent un grand nombre de difficultés sociales. On y trouve des logements sociaux construits dans les années 60, une population déshéritée, abandonnée, venue vivre pour quitter les hauts, les campagnes ou les bidonvilles. Les indicateurs sociaux y sont très inquiétants : le taux de chômage des jeunes, estimé à 60% pour les 15-25 ans en moyenne, y atteint 80 voire 90%, selon nos propres recherches réalisées en partenariat avec l’INSEE grâce aux outils statistiques mesurant le chômage par îlot d’habitation (IRIS). Ainsi, c’est toute une génération qui se retrouve sans perspective d’emploi et donc sans aucune vision d’avenir. Le quart le plus pauvre de la population n’a parfois quasiment aucun revenu en dehors des transferts sociaux, qui sont calculés sur des critères métropolitains alors que le niveau de vie est beaucoup plus élevé ici. Les familles développent alors des stratégies de survie du quotidien. D’autant plus que l’INSEE a établi que le niveau des prix à la Réunion est supérieur de 12% à celui de la métropole en moyenne mais ce chiffre atteint 37% dans le domaine alimentaire ; or le premier poste de dépenses des ménages défavorisés est précisément celui de la nourriture. Ces quartiers sont ainsi marqués par le chômage de masse, les logements surpeuplés (conditions de vie difficile en particulier pour les jeunes en recherche d’autonomie et de vie privée), mais aussi des situations de tensions sociales extrêmes (conflits de voisinage et violences intrafamiliales). Dans cette situation globalement tendue, les jeunes sont les premiers à être « sur les nerfs ».
Ces quartiers que l’INSEE désignent comme « déshérités » ou « urbains ouvriers » sont très denses au plan de l’habitat et concentrent tous les handicaps sociaux, économiques et culturels. Les habitants y sont plus touchés par le chômage : ils sont soit inactifs, chômeurs, chômeurs n’ayant jamais travaillé, touchant le RSA et ceux qui travaillent exercent des métiers classés au bas de l’échelle sociale. Les mauvaises conditions de vie des milieux défavorisés se traduisent par des difficultés éducatives, liée à la situation fréquente de surpopulation dans un espace d’habitation très réduit, produisant un sentiment de frustration chez les jeunes, qui sont par ailleurs stigmatisés par le reste de la société, et qui gardent comme seul échappatoire le groupe de pairs.
Si l’on considère l’ensemble de la société réunionnaise, on constate que la population a connu des évolutions rapides et mal digérées. Symptôme d’une société aux structures économiques dépassées, la Réunion est passée ces dernières décennies d’une économie rurale à une société de surconsommation, créant ainsi beaucoup de désespoir. L’évolution d’une société encore largement dominée par le secteur primaire dans les années 70 à une société tournée vers le tertiaire a été brutale. Le secteur secondaire n’a jamais occupé une part importante car le coût de la main d’œuvre a empêché le développement d’un secteur industriel compétitif. Les années 80 constituent un tournant où l’on assiste d’une part à une diminution de l’emploi dans le secteur de la production cannière et une tertiarisation à outrance et subventionnée qui exclut une très grande partie de la population du processus de production et conduit à la mise en place d’une société d’« assistanat ». Ainsi, un tiers de la population touche des minimas sociaux.
Par ailleurs, le travail non-déclaré a permis de compléter le manque à gagner pour survivre. Les revenus générés par ce travail non-déclaré permettent aux ménages de joindre les deux bouts et joue ainsi le rôle d’une soupape de sécurité, qui contenait l’explosion sociale. Le renforcement des contrôles assidus des autorités ces dernières années s’est traduit une forme de tension sociale. D’autant plus que les Réunionnais ne sont pas préparés à cette mutation rapide et n’ont pas forcément les compétences requises pour occuper les nouveaux emplois du tertiaire ; ce qui attire de nombreux employés métropolitains sur le marché du travail local. Enfin, la crise de l’emploi engendre la crise sociale. Cette crise sociale profonde et ancienne se révèle aujourd’hui de manière fracassante car la violence des jeunes attire l’attention des médias et donc des décideurs, a fortiori dans un contexte électoral.
Nous aimerions souligner, enfin, que les premières conséquences de ce mouvement de colère des jeunes sont de deux ordres : des mesures concrètes de lutte contre la vie chère ont été prononcées et des dizaines de jeunes ont été condamnés parfois très lourdement. Comme le remarquait une mère de famille du Chaudron : « Ce sont eux qui payent pour que les choses avancent ». Certains n’avaient pas de casier judiciaire. Victimes du chômage, de la pauvreté, du décrochage scolaire, ils vont désormais connaître la prison ; une expérience qui risque de faire basculer leur vie du mauvais côté. Triste ironie de cet épisode de violences : les premières victimes de ce malaise sociale connaîtront ainsi une « double peine » avec un séjour en prison où l’on ne fait pas que de bonnes rencontres. Ces jeunes seront ainsi ceux qui auront réussi à faire entendre le malaise réunionnais. Au prix de leur avenir…
L’apport du sociologue n’est pas de proposer des solutions toutes faites mais plutôt un éclairage scientifique. En l’absence d’évolutions profondes, nous sommes amenés à penser que les mêmes causes continueront de produire les mêmes effets, comme nous l’évoquions dans notre étude en 2007. Au-delà des réponses répressives rapides et spectaculaires, il apparaît urgent d’apporter des réponses préventives et structurelles à même de s’attaquer aux problèmes en profondeur. Les objectifs à atteindre étant la réussite scolaire, une perspective d’emploi durable et un logement décent. Pour cela, il s’agirait, dans un premier temps, de développer l’analyse sociale de ces phénomènes à un niveau local, pour pouvoir adapter les politiques publiques en fonction des résultats scientifiques. Il est urgent de pouvoir travailler à la réintégration du jeune. Force est de constater l’échec d’un grand nombre de politiques publiques dans ces quartiers populaires et difficiles. Quelles sont les bonnes politiques sociales à mettre en place maintenant ? Pourquoi n’y a-t-il toujours pas de volonté de créer une faculté de Sciences Sociales à l’Université de la Réunion ? Les événements des semaines qui viennent de s’écouler ne sont-ils pas une preuve flagrante de ce besoin urgent ? Quelle est la crédibilité et quel est le rôle de l’Université dans la société réunionnaise en 2012 ? Pourquoi ne dispose-t-on toujours pas d’Observatoire de Développement Social ?
Enfin, je souhaite attirer l’attention sur le fait que les jeunes que l’on entend en ce moment après cette semaine de violences urbaines sont les plus désabusés. Mais beaucoup d’autres, jeunes diplômés sans emploi, ou sous-employés, ou peu payés ne se sont pas exprimés...
Laurent Médéa