La conception maoïste du front uni
Il est temps de revenir sur la conception d’ensemble du front uni chez Mao Zedong.
Durant la guerre de défense nationale, la conception maoïste du front uni avec le Guomindang s’articule au tour de deux pôles : offrir l’union la plus large contre l’occupation impérialiste en acceptant pour ce faire de modérer considérablement le programme du parti ; gagner la direction de la résistance nationale en préservant l’indépendance et en renforçant les forces communistes, maintenant pour ce faire une action démocratique concrète (politique et sociale) suffisante pour assurer sa base de masse. L’armée révolutionnaire constitue le pivot de cette politique ; sans elle, le PCC n’aurait jamais pu gérer comme il l’a fait les aspects contradictoires de son orientation.
La politique d’alliance large n’exclut pas la lutte, au contraire elle l’intègre comme un de ses fondements. L’alliance avec le Guomindang implique dans la conception maoïste un conflit de direction, de ligne. Le mot d’ordre “Unité et Lutte” est opposé aux tenants de l’Unité ou de la Lutte seules. La politique d’alliance est évolutive. La guerre civile se résorbe un temps au sein du front uni et laisse place à un combat d’influence au sein du mouvement national ; ce combat s’aiguise jusqu’à déboucher sur une nouvelle guerre civile. Le front uni est alors retourné contre le Guomindang.
Dans sa formulation la plus générale, la politique d’alliance maoïste vise à unifier et élargir le camp sous direction révolutionnaire, à diviser et réduire le camp sous direction contre-révolutionnaire. Elle opère sur le plan politique et social. Elle poursuit conjointement des objectifs à court et long terme [2]. On peut tenter de la résumer en ces termes : assurer la direction du parti (au nom du prolétariat), consolider l’alliance de base (ouvrière et paysanne), rallier les forces intermédiaires (représentant notamment les couches moyennes), neutraliser les éléments hésitants, diviser les rangs adverses, isoler l’ennemi le plus dangereux du moment, concentrer contre lui les coups, adapter la tactique à chaque étape de la lutte de façon à éliminer une par une les forces de la contre-révolution, s’assurer ainsi de la victoire finale.
Ces objectifs ne sont pas particulièrement originaux. Mais ils sont systématisés et adaptés au cadre de la guerre prolongée chinoise. La politique de front uni de Mao va se heurter à des difficultés particulières et accuser des traits propres.
La capacité d’adaptation
La politique de front uni doit s’incarner dans la réalité locale. Or, elle tend à répondre à des exigences à la fois complémentaires et partiellement contradictoires, ce qui exige de très grandes qualités de la part de ceux qui doivent la mettre en pratique.
Il suffit, pour prendre la mesure du problème, de lire la passionnante étude de William Hinton, Fanshen, sur les heurs et malheurs du travail communiste dans un village du Nord de la Chine, durant la Troisième Guerre civile [3]. Le pays est très pauvre. Les premières mesures de réforme agraire ne suffisent pas à satisfaire les paysans les plus démunis. Radicaliser encore la politique de redistribution, pour répondre à leurs besoins réels, c’est s’attaquer aux paysans moyens et risquer de faire basculer une partie significative du village du côté de la contre-révolution. Le PC doit à la fois consolider sa base sociale et éviter de redonner, dans le village, une base politique au Guomindang. Il n’y a pas de solution universelle à un tel dilemme. La réponse ne peut qu’être concrète.
Une autre étude, d’Elizabeth Perry [4], montre le caractère fluctuant des alliances nouées entre les communistes chinois et les associations traditionnelles de paysans dans la région septentrionale d’Hua-pei, connue pour ses révoltes paysannes et pour le mouvement des Piques rouges, importante société secrète qui a soulevé l’enthousiasme d’un Li Lisan comme d’un Chen Duxiu [5].
La réalité s’avère, à l’expérience, plus complexe que l’idée que les communistes s’en faisaient. Divers mouvements de dissidence populaire existent dans la région, bandits sociaux recrutant des paysans déracinés telle la Société de l’Œuf pelé, qui peuvent s’opposer aux Piques rouges. Mouvement de défense villageois, les Piques rouges sont aussi contrôlées par les notables, la gentry. Les communistes se trouvent confrontés à la complexité des rapports villageois où le lien de clan, la protection collective contre la menace extérieure, créent des solidarités interclassistes qu’il est difficile de rompre en dehors de périodes exceptionnelles [6].
Des cadres comme Chen Yi, Lui Shaoqi, Peng De huai sont mis à contribution à l’occasion d’un intéressant débat. Finalement, la politique fluctue en fonction des périodes, l’alliance avec la Société de l’Œuf pelé laissant place, par exemple, durant la résistance antijaponaise, à une nouvelle politique de “réorganisation” des Piques rouges. Là encore, il n’y avait d’autre réponse que concrète et évolutive.
Le travail d’alliance et de front uni présente de multiples facettes et doit s’adapter à des milieux variés, des circonstances changeantes. Le rôle des cadres locaux est tout aussi important que celui de la direction centrale. La “ligne de masse” maoïste prend d’ailleurs ce problème en compte, prônant la “centralisation idéologique”, relevant de la responsabilité nationale, et la “décentralisation opérationnelle”, relevant de la responsabilité des cadres de terrain.
La base sociale de la résistance et le danger droitier
Mao note en 1948 que « l’histoire de notre parti montre que des déviations de droite risquaient de se produire lorsque notre parti formait un front uni avec le Guomindang, et que des déviations “de gauche“ risquaient d’apparaître lorsqu’il y avait rupture entre notre parti et le Guomindang » [7]. Durant la guerre sino-japonaise, ce danger de droite ne se manifeste pas seulement quant au degré et à la forme du front uni avec le Guomindang, mais aussi sur le terrain social, dans la base même du PC.
Pour préserver l’alliance offerte aux “propriétaires fonciers patriotes”, le Parti communiste suspend sa politique de distribution de la terre. Dans une résolution du 28 janvier 1942, la direction précise les mesures à prendre dans les bases situées sur les arrières japonais : la réduction du taux de location de la terre et du taux d’intérêt de l’argent d’un coté (mesure favorable aux paysans), de l’autre, la garantie du paiement de ces taux (mesure de protection à l’égard des propriétaires). Elle s’inquiète des erreurs gauchistes et, surtout, des déviations de droite. Elle résume les trois principes de l’orientation du moment : les paysans forment la « force de base » de la résistance antijaponaise, or, sans la réduction des taux, elle ne pourra être mobilisée durablement ; les droits des propriétaires patriotiques et de la gentry éclairée doivent être reconnus au nom du front uni antijaponais ; la paysannerie riche et la bourgeoisie agraire constituent une « force indispensable dans la guerre » comme pour l’économie, car « le mode de production capitaliste est la méthode la plus progressiste dans la Chine d’aujourd’hui » [8].
La suspension de la politique de distribution des terres n’a pas été sans poser de graves problèmes. Jack Belden note, dans son très intéressant reportage, La Chine ébranle le monde, que « cette guerre nationale était révolutionnaire en elle-même et agitait souvent les esprits davantage et plus rapidement que n’eut pu le faire la réforme agraire. […] Néanmoins, le programme communiste attira l’hostilité de paysans pauvres, de tenanciers [louant la terre] et d’ouvriers, D’amères expériences avaient appris au paysan à se méfier de tout intellectuel venant au village avec de belles promesses. Ce n’est que lorsqu’on lui donnait la terre que le paysan prenait la chose au sérieux. Quand les communistes renoncèrent à la confiscation de la terre et annoncèrent aux tenanciers et aux cultivateurs qu’ils devaient oublier les grands propriétaires et combattre les Japonais, ces hommes dépossédés ne virent derrière ces belles promesses que l’ancienne duperie. ‘Fang ku o pi’ (‘il souffle un vent de chien’), murmuraient-ils tout bas et passaient leur chemin ».
« Aux yeux de tous, cela assimilait les communistes au Guomindang » dont le programme défendait aussi, officiellement, la baisse du loyer de la terre. « La différence cependant, entre le fonctionnaire Guomindang et le cadre communiste était que le cadre, lui, essayait de faire respecter la loi sur la réduction des baux. Quand le paysan s’en aperçut, il s’arrêta pour écouter. Il voyait devant lui un officiel d’un type différent » [9].
Même modéré, le programme du Parti communiste porte en effet sur des questions très importantes pour le paysan comme le coût de la terre et le problème crucial de l’usure, de l’endettement. Il s’inscrit dans une politique de mobilisation socio-économique active qui vise à assurer la production de guerre et à modifier les comportements sociaux, les rapports de pouvoir au sein du village : taxation des riches ; saisie des terres des collaborateurs ; développement d’une industrie rurale, des équipes d’entraide, de coopératives, des Associations paysannes ; campagnes d’éducation ; établissement d’une administration sous contrôle communiste [10]... Le nationalisme seul n’explique pas, tant s’en faut, le soutien que la paysannerie apporte au PCC [11].
Le parti devait, durant la guerre sino-japonaise, élargir le mouvement de résistance et pour cela faire des concessions, et mobiliser les masses en répondant à leurs besoins. Il devait combiner dans une même orientation des éléments partiellement contradictoires. Le dangereux fossé existant entre ses positions “diplomatiques” (de tonalité très “unanimiste”) et sa politique réelle (renforcer sa direction propre) a dû, dans ces conditions, nourrir les pressions droitières.
La leçon de la résistance chinoise à l’occupation japonaise est néanmoins claire. Son efficacité – comme la continuité du combat révolutionnaire – a tenu à la mobilisation de masse et à la capacité du PCC de l’organiser. Sans la mise en œuvre de la réduction du loyer de la terre et de l’argent, la guerre de défense nationale n’aurait pu rester une guerre populaire. Sans la relance ultérieure de la réforme agraire, on le verra, les forces accumulées de 1937 à 1938 n’auraient pu être réinvesties dans la lutte révolutionnaire de pouvoir. Si l’armée révolutionnaire constitue le pivot de la politique de front uni avec le Guomindang, le travail de masse est le pivot de la politique d’alliance sociale.
L’alliance sociale fondamentale des classes populaires forme le socle permanent d’une politique de front uni révolutionnaire. Les alliances politiques larges jouent souvent un rôle très important, mais doivent s’inscrire dans le cadre durable des alliances stratégiques.
La conception du pouvoir dans le front uni et le danger sectaire
Malgré ce qui vient d’être étudié et à l’encontre de certaines idées reçues, je pense que le principal danger inhérent aux conceptions maoïstes du front uni n’est pas d’ordre opportuniste, mais d’ordre sectaire [12].
La conception maoïste des alliances peut se représenter graphiquement à l’aide d’une série de cercles concentriques (voir le schéma ci-dessous). Au centre, le parti communiste. Un premier cercle concentrique représente l’alliance de base ou l’alliance de classe fondamentale ; un deuxième l’alliance large (nationale ou antifasciste) conflictuelle ; un troisième, les forces ennemies que l’on cherche à isoler. Ce schéma peut à volonté se compliquer de cercles concentriques intermédiaires.
Représentation de la conception du front uni du PCC comme composante de sa théorie des contradictions.
« Le chiffre 1 indique la frontière de l’alliance fondamentale ouvrière et paysanne, dirigée par le PCC ; le 2 indique la frontière extérieure du “peuple”, c’est-à-dire la limite extérieure du front uni et la limite au sein de laquelle les contradictions sont non-antagoniques. Les flèches indiquent les pressions et influences agissant sur le groupe intermédiaire ; noter que le groupe intermédiaire peut soit rester du côté du “peuple”, soit passer à “l’ennemi”. L’identité de ceux qui composent les deux anneaux extérieurs (intermédiaire et ennemi) change selon les circonstances ; toutes les parties de cette structure sont toujours présentes ; l’ennemi ne doit pas englober plus de 10% de la population, de préférence, moins. » (Lyman P. Van Slyke, Enemies and Friends : The United Front in Chinese Communist History, Stanford, California, Stanford University Press, 1967, p.250.)
Cette démarche de base est étrangère à une conception des alliances où le PC occuperait une place subordonnée. Elle place au centre du front uni le parti, son action dirigeante, ses mécanismes de contrôle. Elle peut par contre nourrir des conceptions sectaires et manipulatoires, à caractère gauchiste.
La théorie maoïste du front uni implique un présupposé selon lequel il n’y a et il n’y aura qu’un seul parti “prolétarien” digne de ce nom, dans un pays donné. Le schéma “concentrique” ne laisse en effet aucune place à un second parti révolutionnaire. Les autres forces politiques doivent représenter des couches sociales intermédiaires (petites bourgeoises... ) ou ennemies. Elles sont placées dans un rapport de subordination ou d’antagonisme.
Cette conception est de fait partagée à l’époque par de nombreux courants communistes (et non seulement par le courant stalinien). Le pluralisme marxiste n’est alors qu’une réalité très marginale, représentée par exemple par le courant trotskyste qu’il est facile d’ignorer, de décrier ou de réprimer. Depuis, les choses ont bien changé. Le mouvement communiste international est durablement divisé. Dans la plupart des pays, plusieurs organisations révolutionnaires coexistent et l’unité entre elles, sur le plan national comme international, est devenue un problème de prime importance [13]. La conception “cercles concentriques” du front uni ne permet pas de l’aborder, car il suppose, pour être résolu, de reconnaître l’existence de plusieurs organisations qui peuvent se réclamer de la classe ouvrière, de la paysannerie pauvre, de la révolution.
La division du mouvement communiste a été aggravée par le stalinisme soviétique, mais elle exprime aussi des facteurs plus profonds : l’hétérogénéité des classes sociales et des expériences nationales, la complexité du processus de clarification politique au sein de l’avant-garde politique (confrontation entre théorie et expérience), le poids d’une histoire déjà longue du socialisme... Le pluralisme marxiste est une donnée politique majeure. Pour ne pas provoquer la fragmentation nationale et internationale des forces révolutionnaires, elle doit être consciemment intégrée à une conception contemporaine du front uni ; cela exige un dépassement de la tradition maoïste (et de bien d’autres).
Plus profondément, le schéma “concentrique” du front uni fait du parti le véritable centre de pouvoir politique et social. Le système administratif des “Trois Tiers“ [14] mis en vigueur durant la guerre sino-japonaise a permis au PCC d’associer les représentants des “organisations de salut national” à la gestion des affaires et de neutraliser des adversaires potentiels. Il n’avait pas pour fonction de partager le pouvoir de décision réel. Il y a un lien évident entre cette conception du front uni dans la société et la position que le PCC occupera dans l’Etat au lendemain de la victoire [15].
Le travail urbain
Durant la guerre sino-japonaise, le PCC déploie un important travail urbain. La direction maoïste prend progressivement le contrôle d’un secteur d’activité où l’on trouvait beaucoup de responsables appartenant à la fraction Wang Ming. Elle assigne certains de ses principaux cadres au travail en zone blanche, qu’il soit public (à Chungqing, avec Zhou Enlai) ou, plus généralement, clandestin (avec Liu Shaoqi). Ce travail se poursuit dans le cadre de la politique de front uni. Il permet au PCC de toucher l’opinion nationale urbaine, de mener et souvent de gagner la bataille de propagande contre le Guomindang. Au fil des années, le PCC renoue une alliance avec les milieux étudiants, les intellectuels, des secteurs de la petite bourgeoisie. En 1938, l’autorité du régime Tchiang était à son zénith. Dès 1939, avec l’avance des troupes japonaise, elle décline. Peu à peu, le PCC s’impose comme le parti de la résistance nationale. Son audience croit dans les universités ; des étudiants rejoignent en grand nombre Yan’an. La bataille politique engagée dans les villes porte aussi des fruits plus tardifs, mais décisifs. L’épreuve de force de 1946-1949 ne sera, en effet, pas seulement militaire et rurale. Elle sera aussi politique et urbaine : le PCC, après les années de guerre, apparaît comme une alternative quand le régime Tchiang, miné par son incurie, perd sa propre base sociale.
Le travail urbain joue un rôle plus important que ne le laisse croire le caractère militaire du conflit chinois. Le PCC l’a poursuivi dans des conditions fort difficiles et ce n’est pas le moindre de ses succès. Pourtant, la réorganisation du travail communiste dans les entreprises ne suit pas, ce qui donne au front urbain, un front “politique’, un caractère essentiellement “démocratique” : la continuité de la mobilisation de classe ne s’affirme pas de la même façon que dans les campagnes.
L’alliance avec les “forces intermédiaires” (intellectuels, étudiants, éléments démocratiques et nationalistes) se réalise dans des conditions de guerre, de répression, de clandestinité. Le secret favorise la manipulation que conforte à son tour la conception “concentrique” du front uni. C’est un rapport instrumental qui se constitue ainsi entre le parti qui dirigera demain l’Etat et ses alliés du moment. Or, le rôle de ces forces “intermédiaires” ne s’épuise pas avec la victoire. Ils ont leur place dans la reconstruction de la société. Après 1949, ce rapport instrumental, manipulatoire, nourrit une amertume, une dissidence chronique qui s’expriment brutalement en 1956, au moment de la campagne des Cent Fleurs. L’instrumentalisation des milieux intellectuels, payante à court terme, prépare, à plus long terme, une crise très difficile à surmonter.
Une négation radicale de la théorie du “bloc des quatre classes”
La tradition stalinienne a figé dans une formule rigide la politique de front que doivent suivre les partis communistes des pays dépendants durant toute la période de révolution démocratique : le “bloc des quatre classes” comprenant le prolétariat, la paysannerie, la petite bourgeoisie urbaine et la bourgeoisie nationale. Le PCC a utilisé plus d’une fois cette formule. L’expérience chinoise du front uni antijaponais dément pourtant radicalement la pertinence de cette théorie, ce que confirme l’analyse maoïste elle-même.
La période de révolution démocratique (avant la prise du pouvoir de 1949) a connu la guerre civile et non seulement une alliance avec le Guomindang. Elle n’a jamais donné naissance à un rapport harmonieux entre les deux partis, ni même à une organisation stable de front uni, tellement les tensions étaient fortes. Durant la guerre sino-japonaise, le PCC à ouvert sa politique d’alliance à des secteurs qui ne rentrent dans aucune des catégories du “bloc des 4 classes” et qui, toutes, se retrouvent au sein du Guomindang : la propriété foncière (qualifiée de féodale ou semi-féodale), la bourgeoisie compradore et “bureaucratique”. Les grandes familles qui dirigent le parti de Tchiang Kaï-chek (déjà bien différent de celui de Sun Yatsen) ne méritent en rien la dénomination de “bourgeoisie nationale”. Elles sont liées à l’impérialisme (américain ou britannique quand ce n’est pas japonais) est forment précisément ce que les maoïstes qualifient, à raison, de bourgeoisie bureaucratique ; elle utilise systématiquement son contrôle sur l’appareil d’Etat à des fins de pouvoir économique et d’enrichissement.
Il n’est pas besoin de peindre le Guomindang aux couleurs nationalistes pour justifier le front uni. L’alliance s’impose non pour des raisons structurelles, mais pour des raisons politiques (l’invasion du pays), c’est pour cela qu’elle est si instable et conflictuelle, que les contradictions de classe émergent si souvent au sein de la guerre de défense nationale, que la défaite nippone annonce la relance de la guerre civile.
Mao Zedong ne dit rien d’autre dans son entretien de 1956. « Parmi les compradors, les uns émient pro-britanniques, d’autres, pro-américain et d’autres encore, projaponais. Durant la Guerre de résistance contre le Japon nous avons précisément tiré profit des contradictions entre la Grande-Bretagne et les Etats Unis d’une part, et le Japon de l’autre, pour abattre d’abord les agresseurs japonais ainsi que le groupe de comprador qui en dépendait. Puis, nous avons engagé la lutte contre les forces d’agression américaines et britanniques et renversé les groupes compradors pro-américains et probritanniques ».
Quant à la bourgeoisie nationale, Mao note qu’elle « est pour nous un adversaire. (...) Celle-ci est en opposition aussi bien avec la classe ouvrière qu’avec l’impérialisme. (…) Nous devons nous efforcer de rallier à nous la bourgeoisie nationale pour lutter contre l’impérialisme. Cependant, intimement liée à la classe des propriétaires fonciers, elle ne s’intéresse pas à la lutte contre le féodalisme. Qui plus est, elle opprime les ouvriers. C’est pourquoi nous devons lutter contre elle. Mais pour l’amener à s’opposer avec nous à l’impérialisme, nous devons imposer à cette lutte certaines limites (...). En d’autres termes, quand nous engageons une lutte, nous devons le faire pour des raisons valables, être sûr de vaincre et user de modération après avoir remporté une certaine victoire (...) A l’égard de la bourgeoisie nationale, il convient d’appliquer une politique “et d’union et de lutte“ » [16].
Le concept même de bourgeoisie nationale me semble, surtout dans les pays dépendants d’aujourd’hui, sujet à discussion. L’interpénétration des divers secteurs économiques laisse peu de place à une telle catégorie qui suppose une indépendance structurelle à l’égard du marché impérialiste. Même dans la Chine des années trente et quarante, la bourgeoisie nationale n’apparaît pas comme une force politique définie, dynamique et indépendante. Il vaut mieux, je crois, parler de moyenne bourgeoisie qui peut avoir des liens avec le marché impérialiste comme avec la propriété foncière, mais qui, du fait de sa faiblesse économique, peut composer plus durablement avec la révolution [17] que la grande bourgeoisie, bastion contre-révolutionnaire.
L’expérience chinoise de front uni est intéressante. Elle permet de distinguer les alliances sociales fondamentales pour la lutte révolutionnaire d’ensemble, des alliances politiques temporaires et conflictuelles. Elle met en lumière la force, mais aussi les limites et les dangers de la conception maoïste. En ce domaine comme dans les autres, la mise en garde de Mao à ses interlocuteurs latino-américains ne doit pas être oubliée : « L’expérience chinoise, qui consiste à établir des bases d’appui rurales et à encercler les villes à partir de la campagne pour s’emparer finalement des villes, n’est pas forcément valable pour nombre de vos pays, mais elle peut vous servir de référence. Gardez-vous bien, je me permets de vous le conseiller, de la transplanter telle quelle. Toute expérience de l’étranger ne peut être prise que comme référence et non comme un dogme. Il faut donc unir la vérité universelle du marxisme-léninisme avec les conditions concrètes de chaque pays » [18].
Pierre Rousset
A suivre...