« La population ne croit plus ce que lui raconte le gouvernement.
Ils mesurent les niveaux de radioactivité par eux-mêmes, cherchent des sources d’information indépendantes et prennent leurs propres précautions. Le gouvernement a abandonné ces gens à leur sort. »
Quelle est la situation à la centrale de Fukushima aujourd’hui ?
Satoko : La centrale est maintenant dans un état d’arrêt « à froid » ce qui veut soi-disant dire qu’il n’y aurait plus de risque de fusion. Un flux constant d’eau froide vise à assurer que la température des quatre réacteurs endommagés par le Tsunami du 11 mars 2011 reste en-dessous de 100 degrés. Si une nouvelle surchauffe pouvant conduire à des explosions et à une fusion des cœurs des réacteurs concernés a pu être évitée, il semble que des fissures dans les fondations continuent à entraîner des fuites de quantités limitées d’eau contaminée et la question se pose des conséquences de celles-ci sur l’environnement et en particulier sur le biotope marin. De plus, un nombre important de gens travaillent encore quotidiennement sur le site. C’est très dangereux, mais quelqu’un doit faire ce travail. Ils y risquent leur vie d’une manière ou l’autre du fait du niveau de radioactivité. C’est le dilemme d’une catastrophe nucléaire : on est condamné à sacrifier des vies pour empêcher le pire.
Comment le désastre affecte-t-il les habitant·e·s de Fukushima ?
Il est effrayant de voir comment un tel désastre nucléaire divise la population et monte les gens les uns contre les autres. La province de Fukushima a la taille de la Flandre avec environ deux millions d’habitant·e·s. Un grand nombre de personnes y dépendent de l’agriculture pour vivre. Naturellement, les paysans aimeraient pouvoir recommencer à travailler pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Mais il est clair aussi que leur production est radioactivement contaminée et la commercialisation d’une bonne partie de ce qu’ils récoltent est donc interdite. Durant l’année écoulée, beaucoup de mères ont quitté Fukushima avec leurs enfants, cherchant à se loger dans l’une des grandes villes comme Tokyo ou Osaka. Les pères restent en général sur place. Ils gardent les maisons et veulent recommencer à travailler du fait que les compensations qu’ils touchent sont trop maigres pour couvrir leurs pertes. La catastrophe nucléaire enfonce un coin dans les familles, réduit mères et enfants à la pauvreté et oppose les paysans les uns aux autres. Les tensions croissantes entre les consommateurs des villes et les paysans de Fukushima ne font qu’aggraver cette situation. Peut-on sans danger manger des produits agricoles en provenance de Fukushima ? Il n’est pas aisé de trouver des infos fiables à ce sujet… Certains experts prétendent que ce n’est pas néfaste pour les adultes. Les enfants et assurément les bébés, mais aussi les femmes qui allaitent, sont exposés à un risque plus élevé. C’est en lien avec la division cellulaire. L’impact est plus important lorsqu’on est en période de croissance.
C’est une cause supplémentaire de discorde. Beaucoup de Japonais·es tiennent à faire preuve de solidarité avec les paysans de Fukushima en continuant à acheter leurs produits, et c’est tant mieux, car autrement toute l’économie de Fukushima s’arrêterait de tourner. Mais jusqu’à quel point peut-on aller en mangeant des aliments contaminés ?
Comment le gouvernement japonais a-t-il réagi à la catastrophe ?
Juste après celle-ci, une « zone dangereuse » officielle a été instituée dans un rayon de 20 km autour de la centrale. Un mois plus tard ce rayon a été étendu à 30 km. Tous les habitant·e·s de cette zone, soit 170 000 personnes, ont été évacués avec un soutien financier du gouvernement. Mais il est clair que la zone ainsi désignée est bien trop réduite. En effet, nombre de gens ont été assez prudents pour mesurer eux-mêmes les niveaux de radioactivité chez eux, même en dehors du périmètre des 20 ou 30 km. Beaucoup ont ainsi constaté de hauts niveaux de radioactivité et ont décidé d’évacuer leur domicile, même sans pouvoir bénéficier d’un soutien financier du gouvernement. Les paysans juste au bord de la zone officiellement désignée comme dangereuse ont reçu une sorte de compensation économique, mais bien insuffisante. Fukushima aujourd’hui est une communauté complètement disloquée et ni le gouvernement ni la TEPCO (Tokyo Electric Power Company) exploitant de la centrale ne veulent payer la facture. Ils ont abandonné la population de Fukushima à son triste sort.
Comment Fukushima influence-t-il le débat sur le nucléaire au Japon ?
C’est très intéressant. Le Japon a 54 centrales atomiques. Or aujourd’hui, il n’y en a que trois en activité. Au Japon, les centrales doivent subir des arrêts pour des contrôles de sécurité périodiques, une procédure normale, même en l’absence de problèmes avérés. Mais aujourd’hui les autorités locales s’opposent systématiquement au redémarrage des installations nucléaires dans leurs zones. Ceci démontre notamment que les gens n’ont plus confiance dans les mesures de sûreté appliquées. C’est cette absence de confiance qui conduit les pouvoirs locaux à empêcher le redémarrage des installations. Aujourd’hui il n’y a donc que trois centrales qui tournent encore, mais leurs arrêts pour contrôle de sureté sont imminents. Le gouvernement craint donc que tous les réacteurs du Japon soient arrêtés à fin avril, ce qu’ils veulent éviter à tous prix. Avec l’été qui vient et les températures qui vont monter, l’usage des installations de climatisation va causer un pic de consommation électrique. Quand on sait que le Japon dépend pour plus de 30 % de l’énergie nucléaire (avec le reste d’origine essentiellement fossile) on comprend que le gouvernement craint la pénurie d’énergie et cherche à mettre au pas les autorités locales. Ceci a entraîné un grand débat public au Japon, bien que je craigne que certains pouvoirs locaux cèdent sous peu. Quoi qu’il en soit, tant l’opinion publique que les médias sont maintenant fortement hostiles à l’énergie nucléaire… Il ne sera donc pas facile de faire redémarrer les centrales.
Qu’en est-il des campagnes et manifestations contre le nucléaire ?
Depuis Fukushima, une série de grandes manifs ont eu lieu au Japon. La plus récente avec environ 12 000 personnes descendues dans la rue contre le nucléaire a eu lieu à Tokyo le 12 février. Datsu-Genpatsu, ce qui signifie « Adieu aux centrales nucléaires », en est le mot d’ordre central. Les manifestant·e·s exigent aussi systématiquement un monde libéré du nucléaire. Une large campagne antinucléaire a été mise en place à l’échelle nationale. Une figure de proue de celle-ci est l’écrivain et Prix Nobel Kenzaburo Ooe, intellectuel connu à l’échelle internationale qui, malgré ses 77 ans, joue un rôle courageux en rassemblant un large groupe d’intellectuels et en lui faisant joue un rôle d’avant-garde dans le combat antinucléaire. C’est dans le cadre de cette campagne que de nombreux évènements ont eu lieu dans diverses villes de tout le pays, pas seulement dans les métropoles, aussi dans la province de Fukushima. Dans celle-ci, un mouvement de protestation antinucléaire à la base est en train de se renforcer. C’est très important à la lumière des nombreux problèmes que rencontre la population.
Et ce 11 mars que se passera-t-il au Japon ?
C’est un jour qui sera remarqué au Japon. De nouvelles manifestations auront lieu, notamment à Osaka. Mais à Fukushima aussi toutes sortes d’activités auront lieu, avec notamment un espèce de forum populaire. Le mouvement antinucléaire japonais a appelé à une journée mondiale d’opposition au nucléaire le 11 mars. Il y a toujours un très fort mécontentement au Japon envers le gouvernement. Depuis la catastrophe à ce jour le gouvernement n’a en effet jamais été vraiment honnête. Ils ont systématiquement occulté plus d’informations qu’ils n’en ont rendues publiques. Dès le début, ils ont cherché à minimiser la catastrophe en déclarant que tout était sous contrôle. Les gens ne les croient tout simplement plus du tout. Ils cherchent leurs propres canaux d’information et essaient eux-mêmes de tout faire pour protéger leur santé et celle de leur famille. La plus importante leçon que nous enseigne Fukushima est qu’après une catastrophe nucléaire on se trouve sur un terrain inconnu, sans être jamais sûr de la réalité, avec des dangers innombrables qu’on présente comme bénins. Les dégâts sont énormes. Prévenir vaut donc mieux que guérir.