Dans cette annexe-ci, nous reproduisons l’essentiel des parties concernant la « question militaire » dans l’histoire du PCC : l’expérience de la Seconde Révolution chinoise, les rapports de forces et les « possibles » ; l’émergence d’une double pouvoir de forme territoriale et les origines de l’Armée rouge ; la portée du « débat militaire » au sein du parti et les rapports avec Moscou ; la conception de la guerre révolutionnaire prolongée ou « guerre du peuple » ; la place des négociations de paix dans la guerre civile...
Afin de replacer ces questions dans leur contexte historique, nous commençons par revenir sur l’héritage de la Seconde Révolution chinoise.
La Deuxième révolution chinoise mise en perspective
Je ne prétends pas posséder suffisamment la matière historique concrète pour définir les alternatives réelles dans la Chine des années vingt. Mais je crois que l’on peut mettre en valeur les données suivantes :
• Il semble bien improbable que le mouvement communiste ait pu l’emporter, à l’échelle nationale, en 1927.
Roland Lew note pour sa part que « la défaite ouvrière de 1927, si elle doit beaucoup à la stratégie des hommes et avant tout aux erreurs du Parti communiste conseillé et même dirigé par son mentor soviétique, découle aussi des limites plus objectives du potentiel ouvrier (...) d’une maturation trop lente en regard des périls qui menacent la Chine. » [3].
Quel est donc l’état des forces sociales dans la Chine des années vingt : « Une bourgeoisie timorée, trop dépendante de l’impérialisme, un prolétariat prometteur, mais encore en cours de formation, une paysannerie en ébullition, mais aux regards tournés vers le ’bon vieux temps’ ; un pays menacé de l’extérieur par les appétits impérialistes, et à l’intérieur gangrené par les ambitions de multiples ’seigneurs de la guerre’ ; sans oublier les restes de la vieille bureaucratie et les nombreux propriétaires fonciers bien décidés à ne pas lâcher la moindre once de leurs avantages : voilà le sombre tableau de la Chine des années vingt. Dans ce contexte, il est plus aisé de comprendre les raisons objectives de l’échec de la Deuxième révolution de 1925-27 » [4].
Pourtant — et Roland Lew ne le nie pas — une révolution a bel et bien eu lieu en 1925-1927. C’est une preuve par le fait, un fait massif : la situation objective était suffisamment mûre pour cela. Cette révolution a ses limites, mais elle n’en représente pas moins un moment crucial dans l’évolution de la Chine contemporaine. Ses limites objectives ne lui font en rien perdre son importance historique.
La Troisième Révolution chinoise — qui débute dans le cadre de la résistance antijaponaise et débouche sur la victoire de 1949 — est un autre fait majeur qui montre que la Chine était grosse d’une révolution dans les années quarante. Or, les forces et les faiblesses de cette nouvelle révolution reflètent pour une bonne part l’héritage des années vingt.
Voilà deux premières bornes placées : il y avait potentiel révolutionnaire puisqu’il y a eu révolution. Mais cette révolution, à caractère à la fois national, agraire et prolétarien, pouvait difficilement (ou ne pouvait pas encore) donner naissance à un pouvoir d’Etat stable, à caractère de classe nouveau.
• Autre donnée clef, l’écrasement de 1927-1934 n’avait rien de fatal. Il est le produit d’une politique aveugle à l’égard du Guomindang et d’une succession d’orientations opportunistes et gauchistes.
Entre la victoire d’une révolution prolétarienne à l’échelle nationale et ce qui s’est produit, il y avait place pour d’autres alternatives. Le « facteur subjectif, » la ligne suivie par les forces révolutionnaires durant ces années cruciales, a ici joué un rôle déterminant.
La ligne du PCC était définie à Moscou, d’où l’importance et l’intérêt des critiques portées par l’Opposition à la politique stalinienne. L’Opposition ne pouvait, d’URSS, avancer une orientation stratégique concrète pour la Chine ! Certains trotskystes ont pu commettre l’erreur de croire le contraire. Mais, quelles que soient les hypothèses stratégiques, en 1926-1927, le mouvement révolutionnaire chinois devait se préparer à l’affrontement imminent avec la direction du Guomindang.
L’Opposition en URSS a perçu l’importance vitale de cette question. Ses mises en garde se sont malheureusement révélées prémonitoires. Staline, par contre, a nié l’évidence jusqu’à la 25e heure. Pire encore, il a répété par deux fois la même erreur opportuniste (avec Tchiang puis avec Wang), avant de basculer vers l’ultragauche une fois la défaite consommée.
On ne peut rejeter dos à dos Trotski et Staline. Dans le cadre du débat mené en URSS et dans l’IC, le point de vue politique de l’Opposition s’est révélé essentiellement valide. En outre, la fraction stalinienne avait le pouvoir et l’autorité, elle porte donc largement la responsabilité de la défaite.
• Si la victoire complète de la révolution était alors difficile ou impossible, mais si l’écrasement n’avait rien d’inévitable, sur quoi pouvait déboucher la Deuxième Révolution chinoise ?
Avec une autre politique, note Mao Zedong dans ses entretiens avec Edgar Snow en 1936-1937, la contre-révolution n’aurait pas pu être battue, mais « les soviets auraient pu avoir un immense essor dans le Sud et y posséder une base où, ensuite, ils n’auraient jamais été détruits... » [5].
On touche là à une question très importante : dans le contexte chinois de l’époque, la guerre civile ouverte en avril 1927 par Tchiang Kai-chek devait déboucher sur une confrontation révolutionnaire prolongée. Il y avait place pour la stabilisation d’une situation de double pouvoir territorial. Ce n’est pas une hypo¬thèse spéculative, mais une donnée historique. Malgré l’ampleur de la défaite subie et malgré les erreurs de ligne, une telle situation est apparue. Le « pouvoir rouge » est apparu dans plusieurs régions, s’est maintenu sept années durant dans la Chine méridionale et a finalement survécu à Yanan.
• Ce débat sur les « alternatives historiques possibles » ne concerne pas seulement le cours de la Deuxième révolution chinoise. Le résultat des luttes de 1925-1934 a en effet profondément conditionné les événements ultérieurs.
Les conséquences de la défaite subie par le mouvement révolutionnaire ne doivent pas être sous-estimées. Après 1927 et le repli de 1935, le mouvement commu¬niste n’est plus que l’ombre de ce qu’il était dans les centres urbains et ruraux où il est né. Par contre, et pour la première fois, le Guomindang de Tchiang Kai-chek peut effectivement s’imposer comme le nouveau gouvernement national de la Chine, adversaire formidable des communistes.
Avec une autre politique en 1926-1927, le mouvement révolutionnaire chinois aurait pu s’assurer une position géographique, sociale, politique et organisationnelle bien meilleure, dans la période de double pouvoir. Avec une autre politique en 1928-1934, il aurait pu consolider ses positions. Le Guomindang n’aurait pas pu s’imposer à l’échelle nationale. Le Parti communiste chinois se serait alors trouvé dans une situation qualitativement plus favorable au moment de l’invasion japonaise et au début de la guerre de résistance nationale.
La continuité entre les luttes révolutionnaires des années vingt et celles des années trente-quarante aurait été beaucoup plus directe. Sans trop spéculer, on peut percevoir à quel point le cours de la Troisième Révolution chinoise aurait été différent de ce qu’il fut. La guerre rurale serait restée l’un de ses traits dominants, mais on peut penser que les grandes métropoles de la Chine du Sud, du Centre ou de l’Est, et le prolétariat urbain auraient joué un rôle plus important que ce ne fut le cas. Cela aurait pu avoir des conséquences à très long terme sur l’évolution du PCC et du maoïsme, sur l’assise urbaine du régime une fois la victoire acquise.
Tout n’était pas possible en 1927. Mais l’histoire restait néanmoins « ouverte ». Le type de défaite subie par le mouvement ouvrier, paysan, et populaire, par le mouvement national et le Parti communiste a fermé un certain nombre de voies de développement à la lutte révolutionnaire. Le maoïsme s’est cristallisé à un moment où le champ des « possibles » s’était considérablement réduit. Ce champ des « possibles » s’est réduit encore plus avec l’invasion japonaise. C’est dans ce cadre que la guerre du peuple rurale a acquis des traits particulièrement accusés.
• Il ne faut donc pas aborder l’étude de la Deuxième Révolution chinoise avec pour alternative « tout ou rien ». Il faut repenser les problèmes qu’elle soulève en les mettant en perspective. La politique communiste doit être réfléchie dans la durée.
C’est notamment ce qui fait la force et l’intérêt des orientations avancées par Mao Zedong. L’une des principales caractéristiques du maoïsme est en effet de penser le projet révolutionnaire dans le long terme. Mao n’en avait probablement pas encore conscience en 1926-1927, quand il affirme son originalité. En fait, il semble bien que Mao espérait encore en une victoire rapide en 1930, quand il écrivit sa lettre devenue fameuse, « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine », où il défendait contre le scepticisme du Parti, démoralisé, la perspective d’une conquête du Jiangxi [6]. Mais les éléments d’analyse qu’il présente alors vont être réinvestis dans sa démarche ultérieure. Et, dès 1928, c’est bel et bien à cette question qu’il s’attaque, quand il étudie les conditions de survie du « pouvoir rouge » dans le sud de la Chine.
Extraits du chapitre 2 (ESSF article 24451), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 2 – Les « possibles » des années 1920 et la genèse du maoïsme.
1928 : « Pourquoi le pouvoir rouge peut-il exister en Chine ? » ou le double pouvoir territorial
[...]
L’écrasement de la Commune de Canton clôt l’année 1927. Depuis l’échec du soulèvement de la Moisson d’automne Mao s’est replié dans les monts Jinggangshan. Il n’est de fait qu’un cadre régional. Mais il a la responsabilité de forces rescapées de la débâcle. Il présente, le 5 octobre 1928, une résolution à une conférence du Parti dans la région frontière du Hunan-Jiangxi [7]. Des extraits de cette résolution sont connus sous le titre de « Pourquoi le pouvoir rouge peut-il exister en Chine ».
Un premier bilan de la défaite est présenté dans cette résolution : « La Chine a absolument besoin de la révolution démocratique bourgeoise, et celle-ci ne peut-être réalisée que sous la direction du prolétariat. Le prolétariat n’ayant pas manifesté suffisamment de décision dans la réalisation de son hégémonie, la direction de la révolution qui s’est étendue, dans les années 1926-1927, du Guangdong au bassin du Yangzi, est passée aux compradores , aux tuhao et aux lieshen. Le résultat a été que la révolution a changé de caractère, et que la révolution démocratique bourgeoise a subi une défaite historique. En gros, cette défaite est semblable à celle de la révolution russe en 1905... » [8].
Le résultat ? Une situation sans précédent : « L’existence prolongée, dans un pays, d’une ou de plusieurs petites régions où règne le pouvoir rouge, encerclé de toutes parts par des territoires où règne le pouvoir blanc, constitue un phénomène qui n’a encore jamais été vu dans aucun pays du monde ».
Les causes ? « Pour qu’un phénomène aussi extraordinaire ait pu se produire, il a fallu des raisons particulières... Premièrement, il ne peut se produire ni dans un pays impérialiste, ni dans une colonie se trouvant sous la domination directe de telle ou telle puissance impérialiste, mais uniquement dans la Chine arriérée et semi-coloniale et qui se trouve sous la domination indirecte de l’impérialisme. Car ce phénomène extraordinaire apparaît nécessairement en conjonction avec un autre phénomène extraordinaire, à savoir la guerre au sein du régime blanc. »
« La caractéristique la plus saillante de la Chine semi-coloniale est en effet que, depuis la première année même de la République, les diverses cliques nouvelles et anciennes de militaristes, soutenues par les classes des compradores et des propriétaires fonciers, ont mené entre elles des guerres incessantes... »
L’originalité chinoise s’explique par « deux raisons : l’émiettement du pays en régions isolées ayant leur propre économie agricole (il n’existe pas d’économie capitaliste unifiée pour tout le pays) ; et la politique impérialiste de division et d’exploitation de la Chine par son partage en zones d’influence. Les divisions et les guerres prolongées au sein du régime blanc ont permis à une ou plusieurs petites régions où règne le pouvoir rouge de se constituer au milieu de l’encerclement par le pouvoir blanc. » [9].
Les thèses présentées par Mao en 1928 sont systématisées dans les années qui suivent.
Peng Dehuai explique à Edgar Snow, en 1936-1937, que « la cause première de la guerre des partisans en Chine est la banqueroute économique et en particulier la banqueroute rurale (...). En second lieu, la guerre de partisans s’est développée à cause de l’état arriéré de l’hinterland. Le manque de communications, de routes, de chemins de fer et de ponts donne aux gens la possibilité de s’armer et de s’organiser. »
« Troisièmement, quoique les impérialistes dominent plus ou moins les centres stratégiques de la Chine, cette autorité est inégale et manque d’unité. Il y a de larges brèches entre les sphères d’influence impérialistes, et dans ces brèches, la guerre de partisans peut prendre un rapide essor. »
« Quatrièmement, la Grande Révolution de 1925-1927 a implanté des idées révolutionnaires dans l’esprit de beaucoup de gens, et même après la contre-révolution de 1927 et les tueries dans les villes, de nombreux révolutionnaires ont refusé de se soumettre et se sont mis à la recherche d’une méthode d’opposition (...). Aussi les militants ouvriers, intellectuels et paysans ont-ils gagné en foule les districts ruraux pour y diriger les insurrections de paysans. Une situation sociale et économique intolérable avait créé le besoin de révolution. Il fallait seulement donner à ce mouvement de masse rural une direction, une forme et ses buts. » [10]
Malgré un rapport de force global très défavorable, les éléments d’un double pouvoir territorial peuvent être préservés, puis consolidés. C’est le point de départ de la conception maoïste de la guerre du peuple. L’expérience du Vietnam et d’autres pays montre que les conditions énumérées par Mao sont trop restrictives, pour autant que l’on parle de la possibilité générale d’une guerre révolutionnaire prolongée. Un pays de taille moyenne, sous domination coloniale directe et unique, a été le théâtre d’une guerre populaire de résistance par bien des aspects incomparable. Mais il est vrai que nulle part ailleurs, le phénomène des zones libérées n’atteindra l’extension et le développement qui fut le sien en Chine. Ce sera l’un des traits particuliers de la Troisième Révolution chinoise.
Extraits du chapitre 2 (ESSF article 24451), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 2 – Les « possibles » des années 1920 et la genèse du maoïsme.
L’Armée rouge et l’origine de la Ligne de masse
Autre trait particulier : le rapport étroit entre le parti et l’armée révolutionnaire. Ce rapport s’explique d’abord par le fait qu’ils se fondent partiellement, à la fin des années vingt, dans le creuset d’une histoire commune. Ni le Parti communiste, ni l’Armée rouge chinoise ne se constituent progressivement à partir de petits noyaux de guérilla. Le PC est devenu un parti de masse avant d’engager la lutte armée. Un parti prolétarien dans sa composition, aussi : il compte 54% d’ouvriers dans ses rangs en 1927. Mais ce parti ne survit, après l’épreuve de 1927-1935, que grâce à sa nouvelle base d’appui : l’Armée rouge.
L’Armée rouge, quant à elle, est née des insurrections rurales ou urbaines et des soulèvements militaires de 1927-1928 : Mao note en 1936, au nombre des quatre particularités de la guerre révolutionnaire en Chine, que c’est un pays « qui a connu la grande révolution de 1924-1927 » ce qui explique que « la guerre révolutionnaire a la possibilité de se développer ». Plus loin, il précise que « la Chine est passée par une grande révolution, qui a préparé la semence de l’Armée rouge, qui a préparé l’élément dirigeant de l’Armée rouge, le Parti communiste, qui a préparé enfin les masses populaires qui ont participé à la révolution. » [11]
Il est symptomatique que les forces de l’Armée rouge ne se soient jamais concentrées durablement dans des zones de jungle inextricable (la couverture forestière de la Chine est particulièrement réduite). Les régions montagneuses n’ont servi que de refuge temporaire. Le mouvement communiste s’est toujours appuyé sur des régions habitées. La conception maoïste de la guerre de guérilla, de la guerre de partisans, comme guerre du peuple trouve ici son origine, sa racine. Elle est profondément différente d’autres conceptions qui ont fait du « soldat de jungle » le prototype du guérillero.
Le maoïsme — parti et armée — prend forme au sein d’un mouvement communiste de masse, après une expérience révolutionnaire majeure. Il s’affirme d’emblée comme un courant organisé et implanté. Il se constitue simultanément de haut en bas et la nouvelle équipe de direction doit répondre, dans le cours même de ce processus, à de complexes problèmes d’orientation politique, tactique et stratégique. Le maoïsme est né avec une histoire longue et de profondes racines dans la réalité du pays.
Dès sa naissance aussi, le mouvement maoïste est physiquement déraciné par les défaites et les retraites successives qui le forcent à abandonner ses zones d’implantation originelles. L’Armée rouge est constituée de réfugiés. Elle devient très tôt une armée itinérante où se rencontre éléments ouvriers, paysans et soldats rescapés des soulèvements de 1927-1928 (qui en constituent l’armature politique), prisonniers et déserteurs des armées blanches, bandits et lumpen réhabilités [12], nouvelles recrues locales, généralement paysannes, parfois ouvrières — beaucoup d’enfants aussi, les « diablotins » [13]. L’Armée rouge sera, dès l’origine, un grand corps militaro-politique mobile, en symbiose avec l’appareil du parti, engagé dans une longue transhumance.
A chaque étape de cette transhumance, qui amènera les divers corps de l’Armée rouge à parcourir la Chine entière, l’appareil central et les forces armées renoueront avec le milieu social ; grâce aux organisations militantes locales et à une grande capacité d’adaptation. Le mouvement maoïste, c’est aussi un parti nationalement implanté ; un ensemble de guérillas, produit des mobilisations locales, les milices villageoises, les cellules communistes, une pyramide de comités directionnels.
La direction maoïste réussira, dans la lutte révolutionnaire, à assurer une unité d’ensemble entre l’appareil central du parti et l’Armée rouge d’un côté, les unités locales et les guérillas de l’autre ; sans oublier l’importance des structures régionales et de l’administration des zones libérées, Mais il existera une tension permanente entre ces pôles, une tension interne qui s’affirme dès les premières années. Les méthodes de fonctionnement maoïstes auront notamment pour objet de gérer au mieux ce rapport d’unité contradictoire, luttant contre des déviations symétriques, ultra centraliste et localiste.
A l’origine, aussi, la direction maoïste devra homogénéiser les rangs de cette armée composite dont elle hérite. Nous n’avons pas le choix du recrutement, note Mao en 1928, il nous faut faire avec ce qui est disponible. « Par conséquent, non seulement on ne peut pas diminuer le nombre d’éléments déclassés qui se trouvent actuellement dans nos rangs, mais il n’est même pas certain qu’on puisse trouver de nouveaux éléments déclassés pour compenser nos pertes. Dans de telles conditions, la seule issue, c’est de renforcer la formation politique, afin de changer leur qualité (...). Pour ce qui est de la formation politique, les soldats de l’Armée rouge ont en général tous la conscience de classe. En général, ils ont tous des connaissances politiques rudimentaires au sujet du partage des terres, de l’établissement des Soviets, de la nécessité d’armer les ouvriers et les paysans, etc. » [14].
La vie est très dure en ces temps héroïques : « Je crains, signale Mao, que très peu de gens aient une vie aussi difficile que celle de l’Armée rouge. En raison du manque d’argent, la ration alimentaire ne dépasse pas 5 fen par homme et par jour (le riz, qui provient de l’approvisionnement local, en plus) et souvent il est difficile de maintenir même ce taux. ’Renversons les capitalistes, mangeons tous les jours de la citrouille’, tel est le dicton des soldats, qui exprime leur misère… » [15]. Chaque défaite militaire est alors suivie de désertions nombreuses. Les paysans, une fois la terre distribuée, rechignent à intégrer l’armée.
La direction maoïste va donc très tôt porter son attention sur les mécanismes politiques qui peuvent assurer la pérennité de son action. L’éducation politique, et idéologique (en 1929, déjà, Mao s’attaque au « point de vue purement militaire », à « l’égalitarisme absolu », à la « mentalité de hors-la-loi », etc. [16]), le système des commissaires du Parti, le rôle des cellules communistes, la démocratie au sein de l’armée, aussi : « Si, malgré les dures conditions matérielles et les combats incessants, l’Armée rouge continue à tenir bon, cela tient, outre le rôle du Parti, à l’application de la démocratie conséquente. Les officiers ne frappent pas les soldats ; soldats et officiers s’habillent et mangent de la même manière, et son traité sur une base d’égalité ; les soldats bénéficient de la liberté de réunion et de parole ; on a supprimé les cérémonies inutiles ; l’administration financière se fait au vu et au su de tout le monde, et les représentants des soldats contrôlent les comptes... (...) En Chine, ce ne sont pas seulement les masses ouvrières et paysannes qui ont besoin de la démocratie ; l’armée en a un besoin encore plus pressant. » [17].
Tous ces thèmes annoncent le développement de la « ligne de masse » qui deviendra l’un des traits distinctifs du maoïsme.
Extraits du chapitre 2 (ESSF article 24451), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 2 – Les « possibles » des années 1920 et la genèse du maoïsme.
1932-1936.Le débat militaire : la guerre prolongée
En 1934-1936, les divers corps de l’Armée rouge quittent leurs bases dans le Sud et le Centre de la Chine et rejoignent un à un la zone soviétique du Shaanxi. C’est la Longue Marche : une véritable épopée, périlleuse et héroïque. Une coûteuse opération survie. On estime à 300 000 les effectifs totaux de l’Armée rouge à la veille du grand départ et à 30 000 ceux qui se retrouvent finalement dans le nord-ouest de la Chine.
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C’est en 1935-1936 que Mao Zedong s’impose, pour la première fois, comme la figure centrale du Parti communiste chinois. Mais il fait plus : il reconstitue une nouvelle équipe de direction, ralliant autour de lui ou neutralisant des cadres clefs qui appartenaient aux fractions rivales, ainsi que les indépendants, rassemblant progressivement ceux de ses anciens camarades de fraction, dispersés, qui ont survécu aux purges et aux combats. [...] La signification de la victoire de Mao à Zunyi [1935] est d’autant plus claire qu’elle conclut une dure bataille d’orientation politico-militaire.
De 1932 à 1935, les débats d’orientation au sein du PCC prennent la forme d’une longue controverse militaire. La survie politique et organisationnelle des forces communistes se joue très directement sur le terrain de la résistance année, face aux campagnes d’anéantissement engagées par le Guomindang. Derrière les divergences tactiques ou conjoncturelles, des conceptions d’ensemble fort différentes se dessinent. Le débat militaire est, profondément, un débat politique.
La polémique écrite se mène à fleurets mouchetés, elle s’exprime plus souvent au travers de formules allusives que sous forme ouverte et franche. Les enjeux n’en sont pas moins importants. “L’orthodoxie russe” de la direction nationale s’oppose à “l’archaïsme chinois” du maoïsme. Le général Liu Bocheng, le Dragon Borgne, ouvre le feu sur Mao en 1932, dans un article analysant la tactique et la stratégie à l’époque féodale et à l’époque moderne : « Liu souligne », note Hu Chi-hsi, « les limites et le caractère archaïque de l’art militaire de Sun Zi, célèbre théoricien militaire du Ve siècle avant J-C. Il insiste, en revanche, sur l’importance des expériences acquises par l’Armée rouge de l’Union soviétique et critique vivement l’insuffisance de l’Armée rouge chinoise dans la connaissance de la tactique et de la stratégie moderne. Ses attaques contre les dirigeants communistes qui s’obstinent à vouloir appliquer d’une manière sclérosée l’art militaire de Sun Zi et les ruses de guerre décrites par le Roman des trois royaumes visent notamment Mao » [18].
Quatre ans plus tard, Mao, sorti vainqueur de la polémique, dénonce « un point de vue erroné » – et « rejeté » – « selon lequel nous devons étudier uniquement l’expérience de la guerre révolutionnaire en Russie, c’est-à-dire, pour parler d’une manière concrète, qu’il suffit de se conformer aux lois qui ont servi à la conduite de la guerre civile en Union soviétique, ainsi qu’aux manuels édités en Union soviétique. Les tenants de ce point de vue ne comprennent pas que (ces lois et manuels) renferment des traits particuliers caractéristiques de la guerre civile et de l’Armée rouge soviétiques. Si nous nous mettons à les utiliser intégralement, cela reviendra une fois de plus à ‘se rogner le pied pour l’adapter à la chaussure’ et nous conduira à la défaite. (...) Ces gens ne comprennent pas que, si nous devons apprécier à sa juste valeur l’expérience soviétique, et même lui attribuer une valeur quelque peu plus grande que celle d’autres pays au cours de l’histoire, puisqu’il s’agit de l’expérience la plus récente de guerre révolutionnaire, il est encore plus important d’apprécier à sa juste valeur l’expérience de la guerre révolutionnaire en Chine, car la révolution chinoise et l’Armée rouge chinoise sont caractérisées par bien des conditions particulières… » [19]
Le débat militaire est donc l’une des facettes du débat sur la “voie chinoise”. Il s’engage de fait dès 1927. Il s’ouvre, dans la République soviétique du Jiangxi, en 1932. La conférence de Ningdu du Comité central fait le procès de la politique militaire préconisée par Mao. Le débat se conclut en 1935, lors de la conférence de Zunyi : c’est au tour de Mao Zedong de dresser un sévère tableau des conceptions militaires de ses adversaires.
Mao Zedong tire le bilan de la direction militaire du parti en 1933-1934 dans une résolution écrite “à chaud”, à un point tournant de la lutte politique au sein du PCC, et que la conférence élargie du Bureau politique de Zunyi fait sienne [20]. Certains auteurs n’ont voulu voir dans cette résolution qu’un exercice de style fractionnel où Mao se donne a posteriori le beau rôle alors qu’il n’avait pas été plus clairvoyant que les autres. Pourtant, Hu Chi-hsi a retrouvé un article de Lin Biao, remontant à juillet 1934, qui confirme qu’à l’époque, déjà, la fraction maoïste portait sur la situation un jugement analogue à celui de Zunyi [21].
Le débat militaire qui commence avec l’expérience de 1927 est substantiel bien qu’au début encore assez confus. Au risque de simplifier les termes de la controverse, on peut résumer ainsi son fil conducteur : quelles conséquences tirer du fait que la lutte révolutionnaire s’intègre dorénavant à un processus de guerre prolongée ? En Chine, une longue période de guerre civile s’annonce avant la conquête du pouvoir d’Etat alors qu’en Russie, la guerre civile de 1918-1921 s’est déployée après la victoire d’une brève insurrection et l’établissement d’un nouveau pouvoir d’Etat.
C’est dans ce contexte que d’autres différences essentielles entre la Chine et la Russie (concernant notamment la formation sociale, la conjoncture et la situation internationale) prennent leur signification immédiate : l’état de guerre prolongé devient un facteur “surdéterminant” qui modifie partiellement l’agencement d’autres facteurs fondamentaux, données économiques, sociales, politiques et culturelles.
L’Armée rouge est engagée dans une guerre de partisans. Cela implique un mode particulier d’organisation des forces communistes, confrontées à deux tâches d’ordre différent : la menée d’opérations militaires contre un ennemi supérieur en nombre et en armement, la poursuite d’un travail de masse en profondeur. D’où l’un des canons des conceptions militaires maoïstes, bien résumé en 1929 par Chen Yi dans un rapport sur “l’Armée de Zhu-Mao” qu’il soumet à la direction du PCC [22] : « dans les périodes de guerre de partisans (...), l’Armée rouge se caractérise (...) par sa mobilité. Son organisation doit donc être différente de celle des autres armées. Le principe qui régit les tactiques de l’Armée rouge peut se résumer en deux phrases : ‘Se concentrer pour tenir tête à l’ennemi, et se disperser pour gagner les masses à notre cause’. L’organisation des troupes doit être réalisée de telle sorte que l’Armée rouge soit capable aussi bien de se concentrer que de se disperser » [23].
Mao Zedong donne à la guerre de partisans, habituellement conçue comme une tactique conjoncturelle, une portée stratégique en l’intégrant à un ensemble original d’instruments politico-militaires adaptés à la poursuite d’une guerre populaire prolongée. Dès janvier 1930, il décrit cet organisme complexe dans sa lettre à Lin Biao : « Il apparaît que la politique des seules actions mobiles de partisans ne pourra pas hâter l’essor de la révolution dans tout le pays et que les mesures politiques adoptées par Zhu De et Mao Zedong, ainsi que par He Long, Li Wenlin et Fang Zhimin sont incontestablement justes. Ces mesures prévoient notamment la formation de bases d’appui, la création méthodique d’organes de pouvoir, l’organisation d’une collaboration étroite entre les unités de partisans rouges et les larges masses paysannes formées dans la lutte, l’approfondissement de la révolution agraire, le développement des forces armées par la création de détachements insurrectionnels au niveau du canton, de gardes rouges à l’échelon de l’arrondissement, puis du district, et de forces territoriales de l’Armée rouge pour aboutir à la création d’une Armée rouge non territoriale, et enfin l’extension du pouvoir politique par vagues successives » [24].
Mao polémique contre « certains camarades » qui réduisent le processus révolutionnaire en Chine à deux étapes simples : la conquête des masses à l’échelle nationale, d’abord ; la conquête du pouvoir politique, ensuite. Mao avance une perspective différente : la création d’un double pouvoir territorial et « l’extension par vagues successives » de ce pouvoir politique morcelé. C’est dans cette perspective qu’il souligne l’importance d’un ensemble articulé de forces politico-militaires allant des unités de partisans à l’Armée rouge « non territoriale » (c’est-à-dire géographiquement mobile), appelée plus tard forces armées régulières.
La lettre de Mao à Lin Biao apparaît comme une réponse à une autre lettre, datée du 28 septembre 1929 et adressée par le Comité central au Corps d’armée qu’il dirige [25]. On perçoit, à la lecture de ce texte, une polémique latente contre les conceptions de Mao qui accorderait trop d’importance aux conflits entre Seigneurs de la guerre (dont l’existence est l’un des éléments qui permettent la stabilisation d’un double pouvoir territorial) et assignerait un rôle trop central à l’Armée rouge. Le document du CC reconnaît évidemment l’importance de l’Armée rouge, mais il semble bien qu’il ait été écrit dans la perspective critiquée pour son spontanéisme par Mao : une armée rouge et une guérilla rurale au rôle temporaire devront, demain, céder la place au soulèvement des masses dirigé par le parti et à la lutte directe pour le pouvoir politique, centrée sur les villes. Pour la direction du PCC, la situation qui naît de la défaite de 1927 n’est en quelque sorte qu’un “détour” inattendu. Elle doit redevenir “normale” et les conceptions stratégiques d’antan doivent être maintenues. Pour Mao, ce sont les caractéristiques durables du processus révolutionnaire chinois qui émergent et les conceptions stratégiques doivent se renouveler en conséquence : la paysannerie formera la force principale de la révolution, idée alors hérétique s’il en fut, dans le mouvement communiste international.
Au début des années trente, la réalité de la guerre prolongée s’impose à tous. A tel point qu’elle fait le titre, en mars 1934, d’un article de Zhou Enlai [26]. Pourtant, le débat se fait plus âpre encore. Le tournant politique opéré dans la République du Jiangxi (l’éviction de la fraction maoïste des centres de pouvoir) se combine avec un important tournant dans la situation militaire : Tchiang Kaï-shek jette dans la Cinquième campagne d’anéantissement des moyens sans précédent. Conseillé par l’Allemand Hans von Seeckt, il poursuit une redoutable guerre de blockhaus qui enserre la zone soviétique dans un véritable étau. Les mesures antérieurement appliquées par Mao – et déjà partiellement modifiées par Zhou lors de la Quatrième campagne – ne suffisent plus. Il faut soit pousser plus loin encore la tactique maoïste, soit modifier radicalement les modalités opérationnelles. Le réalisme des conceptions maoïstes d’une part et de celles du bloc Zhou-Otto Braun d’autre part va être durement mis à l’épreuve.
L’article de Zhou Enlai, publié en mars 1934, fait preuve d’un triomphalisme étonnant. « Le Guomindang s’efforce de remporter la victoire par une guerre prolongée politique, économique et géographique ». La cinquième campagne d’anéantissement de Tchiang, commencée il y a 5 mois et demi, ne laisse pas à l’Armée rouge le loisir de se reposer. Elle « est en permanence sur le front et se bat continuellement. (...) [Pourtant] non seulement la guerre prolongée ne nous a pas affaiblis, mais elle (lui) a même permis de se développer et de se renforcer. Ces faits donnent tort à tous les opportunistes » qui, au Jiangxi, tirent la sonnette d’alarme, Il est possible, nécessaire, de « développer le combat sur tous les fronts », simultanément, et « de régler le sort de la bataille dans le secteur essentiel sans pour autant abandonner les combats dans les autres secteurs » [27]. Il faut accepter le terrain choisi par l’adversaire, ne pas céder un pouce de territoire tout en portant le fer dans les arrières ennemis.
Otto Braun fait preuve de plus de sobriété. Il publie, entre avril et août 1934, sous la signature de Hua Fu, huit articles. Le Guomindang, note-t-il, a engagé une véritable guerre d’usure et les opérations de partisan ne sauraient suffire. Il faut développer une « défense active », appuyée sur des « zones de blockhaus », éléments d’une « ligne de défense frontale sur une longue distance, mais discontinue » chargés de « fixer » les forces ennemies. Il faut poursuivre « une guerre de mouvement dans les conditions de la guerre de blockhaus » et transformer « les victoires tactiques en victoires de campagne » en multipliant les « attaques brèves et soudaines » (la formule clef d’Otto Braun) [28].
Les conceptions de Mao effraient. La population de la République soviétique du Jiangxi s’élève à trois millions de personnes. Les paysans veulent défendre les gains révolutionnaires (la réforme agraire) et se protéger de la répression. Dans ces conditions, la tactique maoïste perd de sa popularité, car le prix en est élevé. Mao Zedong insiste sur la flexibilité sans laquelle l’Armée rouge ne saurait garder l’initiative : il faut accepter de laisser l’ennemi s’avancer en profondeur pour avoir une chance de le piéger ; il faut faire des choix et concentrer ses forces sur certains axes ; l’alliance entre les divers Seigneurs de la guerre et Tchiang Kaï-shek doit être brisée à tout prix, en utilisant pour ce faire le drapeau de la résistance antijaponaise ; l’armée rouge doit trouver le moyen d’engager le combat loin des lignes de blockhaus du Guomindang et, si tout le reste échoue, elle doit être prête à quitter le Jiangxi pour échapper à l’anéantissement, L’essentiel est de préserver mobilité militaire et politique.
Pour Hu Chi-hsi, « la guerre prolongée de Zhou Enlai, dans son principe est une guerre d’usure tandis que la stratégie maoïste, exposée en janvier 1935 dans la Résolution de Zunyi et dont tous les éléments essentiels se trouvaient déjà dans l’article de Lin Biao de juillet 1934, est une stratégie de guerre de mouvement. Quant à la tactique des attaques brèves et soudaines d’Otto Braun, elle est en réalité, en dépit de sa dénomination, une stratégie située à mi-chemin… » [29]
Nombreux sont les historiens qui jugent que la défaite des soviets du Jiangxi était inévitable. Ce sera d’ailleurs le principal argument de Bo Gu, à Zunyi, qui minimise ainsi la portée des erreurs qu’il a pu commettre. La direction maoïste accuse par contre Bo Gu, Otto Braun et, dans une moindre mesure, Zhou Enlai, d’avoir perdu une victoire possible, puis d’avoir préparé dans la précipitation la retraite.
Je ne saurais juger des possibilités réelles qui existaient à l’époque. Mais la critique maoïste des conceptions développées par la direction du PCC me semble toucher juste. L’optimisme forcé de Zhou interdit de penser froidement la réalité du rapport de force. Otto Braun se replie sur des considérations tactiques, sans profondeur stratégique. Tous deux se laissent enfermer dans une posture défensive, de plus en plus statique, tant sur le plan politique que militaire. Par contre, les conceptions maoïstes permettaient de tester jusqu’à leurs limites les possibilités qui existaient encore, puis de trancher très vite en faveur de la retraite si nécessitée s’en faisait sentir. Certaines possibilités auraient été mal exploitées par le PCC. L’autorité de Tchiang Kaï-chek est encore loin d’être incontestée. Le camp de la contre-révolution se fracture plusieurs fois, en 1933-1934, comme en témoigne par exemple la révolte de la 19e Armée de route [30]. La direction communiste, divisée, ayant long temps critiqué l’importance accordée par Mao aux conflits entre Seigneurs de la guerre, dépendante des directives gauchistes envoyées de Shanghai et Moscou, n’a pas su profiter pleinement de ces fractures.
La voie maoïste et le modèle de la guerre du peuple
Durant les années 1932-1935, l’originalité de la fraction maoïste s’affirme dans ses rapports au Comintern comme dans ses conceptions politico-militaires. Si Mao a été temporairement isolé et s’il a brusquement rétabli son autorité politique, c’est – probablement – pour les mêmes raisons : il a, plus clairement et plus tôt que la plupart des autres dirigeants du PCC, tiré certaines des leçons politiques de la défaite de 1927.
En 1932-1934, la plupart des autres dirigeants politico-militaires du PCC reculent encore devant la gravité des choix. La défaite de 1927 s’est soldée par un renforcement du pouvoir stalinien dans le parti. S’opposer à l’orientation du “Centre” et affirmer l’autonomie nationale du PCC, c’est engager une épreuve de force contre les détenteurs de l’autorité et des finances. Appliquer la stratégie maoïste, c’est accepter de nouvelles incursions des armées blanches dans la zone soviétique, accepter l’idée de devoir, peut-être, l’abandonner demain.
Pourtant, Mao l’hétérodoxe s’est avéré le plus réaliste. Dans le court terme : les directives de Moscou sont inapplicables parce qu’elles émanent de l’étranger et parce qu’elles répondent aux préoccupations de la bureaucratie russe. La défense statique de la zone du Jiangxi s’enlise. Il faut en revenir aux conceptions maoïstes pourtant si décriées. Dans le long terme, aussi : il suffit pour s’en convaincre de comparer les thèses avancées par Mao entre 1928 et 1935 au processus révolutionnaire chinois des années 1935-1949.
Mao Zedong s’impose donc à la tête du PCC par son réalisme tactique et stratégique. Il ne se contente pas de redécouvrir le rôle que peut jouer la guérilla rurale, déjà noté par bien des “classiques”, de Marx et Engels à Lénine. Il innove, profondément. Penseur de la guerre révolutionnaire prolongée, il ouvre un nouveau champ de réflexion qui dépasse les seules questions militaires. Il inverse la démarche communiste traditionnelle à l’égard de la paysannerie, considérée hier comme force d’appoint (mais dont l’appui peut être décisif) ; élevée aujourd’hui au rang de force principale (mais non dirigeante) de la révolution. Il réinvestit la pensée et l’expérience militaires chinoises dans une perspective de classe nouvelle, lui donnant un contenu extraordinairement contemporain.
La pensée militaire de Mao se constitue à l’occasion d’une guerre civile sans merci. Ce n’est qu’ultérieurement qu’il l’adapte à un cadre politique nouveau, celui de la défense nationale face à une invasion impérialiste. La guerre révolutionnaire prolongée est une guerre du peuple, une guerre de classe.
Mao analyse les rapports entre révolution et guerre en Chine, un immense pays, arriéré et semi-colonial. Il joue, en ce domaine, un rôle pionnier et l’expérience chi noise est riche d’enseignements. La conception maoïste de la guerre révolutionnaire a fait école. Mais figée en un nouveau “modèle orthodoxe”, elle a parfois été appauvrie au point d’être trahie.
La “voie chinoise” inclut la notion de “ligne de masse” ce qui différencie les courants maoïstes authentiques des organisations de tradition ultramilitariste. Elle a néanmoins nourri, avec le thème de “l’étincelle qui met le feu à toute la plaine”, des conceptions semi “foquistes” [31], le rôle de détonateur révolutionnaire devant être joué par des “foyers” (focos) de guérilla établis dans les montagnes. C’est oublier que l’Armée rouge n’est pas née de tels “focos”, mais d’une révolution et de soulèvements de masse, qu’elle ne s’est jamais durable ment établie dans des zones forestières dépeuplées [32].
Le thème de “l’encerclement des villes par les campagnes” résume d’une façon saisissante l’audace hétérodoxe, pour l’époque, de Mao [33]. Il est riche, mais il ne faut pas réduire cette formule à un déterminisme sociologique selon lequel la “voie russe” serait le “modèle” des pays capitalistes et urbains, la “voie chinoise” celui de tout pays “semi-colonial, semi-féodal”, à la population majoritairement rurale.
La Russie du début du siècle n’est pas une semi-colonie. Mais la formation sociale russe n’en présente pas moins bien des traits qui la rapprochent des pays dépendants d’aujourd’hui et les leçons de cette expérience intéressent à plus d’un titre les révolutionnaires du tiers monde [34]. La révolution chinoise de 1925-1927 montre que des pays coloniaux et semi-coloniaux peuvent connaître d’autres processus révolutionnaires que l’encerclement des villes par les campagnes [35]. Ce qui détermine la “voie chinoise”, ce n’est pas seulement la structure sociale du pays, c’est aussi le résultat des luttes antérieures et le contexte international [36].
La destruction du travail communiste dans les syndicats et la passivité durable du prolétariat dans les grands centres côtiers n’étaient ni souhaitables ni inévitables : ils sont le produit des défaites et ont constitué un lourd handicap pour la lutte révolutionnaire. Malgré cela, le travail urbain poursuivi par le PCC a joué un important rôle politique, de 1937 à 1949. La formule-choc de l’encerclement des villes par les campagnes risque aussi d’escamoter le rôle considérable des villes rurales dans la formation sociale chinoise [37] comme dans la politique maoïste. Elles servent en effet de point d’ancrage à l’Armée rouge, des points d’appui bien souvent plus vitaux que les arrières montagnards : centres politiques et économiques locaux, elles consolident la base sociale du PCC et offrent d’importantes ressources en recrutement, biens et argent.
Transformée en “modèle”, la révolution chinoise a facilité la valorisation de la guerre comme instrument de mobilisation et de “conscientisation” révolutionnaires. Il y a du vrai. C’est dans la lutte que les masses s’éduquent ; c’est dans l’épreuve que le parti, éducateur, s’éduque lui même à l’écoute des masses (un thème marxiste originel réinvesti dans la tradition maoïste). Mais la guerre n’est pas une forme de combat comme les autres. Mise au service de la révolution, elle lui impose aussi ses lois. Elle est une rude école militante, mais pas la meilleure école de démocratie. Elle fait du secret un culte, d’une certaine forme de discipline hiérarchisée une nécessité vitale ; elle durcit les hommes. La guerre exige du parti qu’il assure son enracinement social sans lequel il ne saurait poursuivre le combat. Mais elle suscite aussi le renforcement de structures autoritaires. Les meilleurs cadres locaux, les plus représentatifs, se voient souvent appelés à rejoindre les forces régulières, mobiles, et ne peuvent plus jouer leur rôle antérieur, en symbiose avec la mobilisation directe du peuple. La “ligne de masse” maoïste reflète ce double processus d’enracinement et d’identification populaires d’une part, et d’autonomisation et d’élévation au-dessus des masses d’autre part.
L’Armée rouge est une armée démocratique en ce sens qu’elle est une armée populaire dans ses objectifs, sa politisation, ses règles de fonctionnement, son rapport à la population. Mais le secret fractionnel, au sein de la direction du parti, comme le secret militaire, font que les décisions majeures restent l’apanage d’un cercle étroit d’initié. Très tôt, le sentiment d’insécurité menace le libre débat politique. La sécurité interne était drastique dans toutes les Armées rouges. Comme Peng Dehuai l’a écrit dans ses mémoires de prison : « Chacun, dans l’Armée, était préoccupé de sa sécurité » (il parle de conditions existant dès 1931-1932). « Il n’y avait pas beaucoup de démocratie. La Section pour l’élimination des traîtres, placée à l’origine sous l’autorité du Département politique, est devenue un Bureau de sécurité au même niveau que le Département politique » [38].
Le fonctionnement du parti et de l’armée révolutionnaires, déjà gravement affecté par le climat fractionnel et bureaucratique initié de Moscou, est dorénavant profondément marqué par l’état permanent de guerre.
La guerre prolongée n’est pas un choix libre, mais un choix imposé. Le PCC est confronté, après 1927, à une question vitale : comment reprendre l’initiative alors que les luttes de classes ont déjà atteint un niveau de confrontation armée, mais que la situation est durable ment défavorable sur le plan militaire ? Mao Zedong répond sur le long terme ; il planifie l’accumulation de forces politiques, sociales et militaires qui débouche sur une inversion progressive des rapports de force : le passage de la “défensive stratégique” à l’équilibre des forces, puis à la contre-offensive générale.
Dans les conditions de la Chine d’alors, c’est une réponse efficace. Mais elle a parfois suscité, ailleurs, un “gradualisme militaire” dangereux par son manque de flexibilité [39]. Là encore, l’expérience chinoise se porte en faux contre une telle conception réductionniste. Le PCC a dû plus d’une fois modifier son orientation en fonction de considérants politiques plus que militaires ; il a su gagner l’initiative sur le plan politique pour ne pas la perdre sur le terrain militaire.
La guerre populaire, de la Chine au Salvador, a fait la preuve de son importance dans les luttes de libération nationale et sociale contemporaines. Mais la guerre révolutionnaire prolongée reste une guerre coûteuse, épuisante à long terme pour la population. Il faut en connaître les dangers pour mieux les combattre, les limites pour mieux combiner toutes les formes de luttes. Le primat du politique sur le militaire vise aussi à faciliter le développement de la solidarité internationale et à réunir les conditions générales d’une victoire aussi massivement populaire dans sa participation et aussi rapide que possible.
Les expériences révolutionnaires de ces quarante dernières années ont considérablement enrichi la théorie de la guerre populaire, forcée de s’adapter à de nouvelles conditions nationales, aux nouveaux moyens et aux nouvelles conceptions de la contre-insurrection impérialiste. Mais la révolution chinoise a ouvert une brèche historique en ce domaine. Le PCC a fait preuve, en son temps, d’une réelle créativité et d’une grande capacité d’adaptation. Cette flexibilité du Parti communiste chinois s’explique notamment par le fait qu’il a vécu, avant de s’engager dans la guerre prolongée, d’autres périodes et d’autres formes de lutte. Ses cadres savaient opérer en plus d’une circonstance.
A peine sorti de la Longue Marche, cette expérience variée, acquise au prix fort, va lui être précieuse. L’invasion japonaise de 1937 modifie en effet les données de la situation nationale. Elle remet à l’ordre du jour la question du front uni avec le Guomindang, pourtant devenu un ennemi mortel, et ravive les luttes de fractions au sein même du PC.
Extraits du chapitre 4 (ESSF article 24493), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 4 – La formation de la direction maoïste et de sa conception de la guerre populaire prolongée
La guerre sino-japonaise, le transfert des forces communistes derrière les lignes japonaises et “l’incident du Sud Anhui”
La position de Mao à la direction du PCC n’est pas encore complètement établie en 1937-1938. La dynamique de front uni favorise l’apparition d’un courant intermédiaire au sein de l’appareil du parti qui donne du jeu à Wang Ming. Mao note, à l’occasion de l’un de ses entretiens avec Anna Louise Strong qu’à la fin de la Longue Marche la clarification politique n’est pas encore achevée. « Après que nous ayons atteint Yan’an, nous avons passé trois ans et demi sur une campagne de rectification afin de résoudre complètement le problème [de ligne]. Cela prend du temps » [40].
Comme en 1934-1935, c’est l’expérience qui va permettre à Mao de consolider à nouveau sa direction personnelle et politique. De juillet 1937 à octobre 1938, l’armée japonaise avance rapidement et occupe les cinq provinces de la Chine du Nord. Les armées chinoises de fendent les principaux centres urbains et sont laminées par les forces nippones après une dure guerre de positions.
Wang Ming s’engage personnellement dans la bataille de Wuhan, la capitale, avec le Guomindang. Wuhan tombe en octobre 1938. C’est un grave échec politique autant que militaire, pour le Guomindang comme pour ceux qui, dans le PCC, misent sur une défense unifiée et “classique”.
Mao préconise une autre orientation, très audacieuse : étendre le réseau communiste à l’échelle nationale, mais envoyer le gros des forces régulières en Chine du Nord derrière les lignes japonaises. Il part de considérations militaires (le recours à la guérilla pour faire face à un ennemi bien armé), mais aussi de considérations politiques. La guerre de défense nationale doit être une « guerre du peuple ». Elle doit s’appuyer sur la mobilisation de la population, sur l’organisation des masses. Derrière les lignes japonaises, il est possible de faire ce travail sans être en conflit permanent avec le Guomindang. Le parti communiste peut constituer de nouvelles zones libérées.
Cette conception est capitale à plus d’un titre. Elle permet de mener la résistance à l’occupation sous des formes plus actives et efficaces que celles d’une guerre classique. Elle permet de faire de la guerre de défense nationale un lien entre la guerre révolutionnaire d’hier et celle de demain.
Tchiang KaÏ-chek utilise l’espace chinois pour opérer une longue retraite, attendant que le Japon s’épuise dans le Pacifique pour passer à la contre-offensive, ce qui laisse d’immenses territoires ouverts à l’action du PCC. Tchiang cherche par tous les moyens à affaiblir les forces communistes. Les incidents se multiplient et vont déboucher, en 1941, sur la liquidation de l’Etat major de la 4e Armée nouvelle, “l’Incident du Sud Anhui”.
Les forces de la 8e Armée de route s’infiltrent dans les provinces du Nord. Des éléments de la 4e Armée nouvelle traversent le fleuve Yangzi. Les communistes cherchent à dégager le terrain, derrière les lignes japonaises, en réduisant le pouvoir du Seigneur de la guerre local, c’est-à-dire le pouvoir du Guomindang. A Ruangqiao, une violente bataille a opposé les troupes communistes aux forces blanches qui, bien que très supérieures en nombre, sont battues. Tchiang Kaï-chek décide d’en finir avec la 4e Armée de route dont le quartier général est toujours établi au Sud du Yangzi, dans une région sous son contrôle.
En janvier 1941, une colonne communiste forte de 10 000 personnes, commandée par Ye Ting et Xiang Ying, est encerclée, décimée par le Guomindang. L’impact de ces développements est profond dans l’opinion. La bataille de Huangqiao avait déjà tourné au désavantage politique de Tchiang : il tentait d’empêcher des armées chinoises d’aller combattre les Japonais ! La victoire du Sud Anhui se retourne aussi contre lui : il a écrasé des nationalistes avec l’aide de l’occupant nippon !
L’impact de cet “incident” est aussi important dans les rangs du PCC. Il conclut un long conflit d’orientation entre Yan’an et Xiang Ying. Ce dernier a appartenu à la fraction des “28 bolcheviques”. Laissé en arrière au moment de la Longue Marche, il a tenu trois années dans le Jiangxi, avec le maoïste Chen Yi. Ce sont les forces rescapées de cette épopée qui forment le noyau dur de la 4e Armée nouvelle. Elles ont constitué dans le Sud Anhui une zone rouge, mais sous le drapeau du front uni. Selon Gregor Benton « “Tout par le front uni“ était le mot d’ordre type de la politique de Xiang. Ce n’était pas n’importe quel slogan, mais un mot d’ordre étroitement associé à Wang Ming et critiqué par Mao et Liu Shaoqi pour son opportunisme » [41].
Benton ne fait pourtant pas de Xiang Ying un “agent“ de Wang Ming. Il aurait eu ses propres raisons de défendre cette ligne : il croit au front uni avec le Guomindang ; il aurait du mal à s’adapter aux conditions de la guerre, différente de celle du milieu des années trente ; surtout, il aurait voulu préserver son indépendance face au bureau politique maoïste. Quand Yan’an lui demande de déplacer ses forces au Nord, il refuse. C’est Chen Yi, officiellement son subordonné, qui conduira de nombreux éléments de la 4e Armée nouvelle au-delà du fleuve Yangzi, sauvant de ce fait le gros de ce corps d’armée. Pour Benton, « Hungqiao représente le point culminant et victorieux d’une ligne de marche décidée en 1938, alors que l’Incident du Sud Anhui représente le dernier pas d’un faux départ » [42].
L’étude de Gregor Benton montre que la direction nationale, à Yan’an, a elle aussi commis des erreurs durant ces événements cruciaux, hésitant sur les délais et la route à suivre pour échapper à la nasse dans laquelle les forces du Guomindang avaient enfermé l’état-major de la 4e Armée nouvelle. Mais la portée politique de cette défaite n’en est pas moins claire. Sur le fond, la direction maoïste (Mao, Liu Shaoqi [43], Chen Yi) et Xiang Ying divergent. L’échec de Xiang, c’était aussi celui de la ligne Wang Ming. Il devient évident qu’une défense conjointe avec le Guomindang est impossible. Il reste la voie maoïste.
Extraits du chapitre 5 (ESSF article 24492), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 5 – L’invasion japonaise : résistance nationale, guerre civile et front uni
1945-1949 : négociations de paix, guerre civile et conquête du pouvoir
La guerre sino-japonaise a joué dans la défaite nippone de 1945 un rôle beaucoup plus important que ne le laissent croire bien des manuels occidentaux dont l’attention se porte avant tout sur la bataille du Pacifique et les forces américaines, les contre-offensives britanniques en Asie du Sud-Est, voire la résistance australienne. Le succès communiste témoigne de l’ampleur du combat qui s’est poursuivi huit années durant en Chine. Au sortir de la guerre mondiale, le PCC contrôle 19 régions libérées, soit environ dix pour cent du territoire [44]. Mais la capitulation japonaise, précipitée par l’anéantissement nucléaire, arrive avant que les états-majors chinois n’aient pu réorganiser leurs dispositifs militaires. Elle provoque une course de vitesse entre le Parti communiste et le Guomindang pour occuper le terrain et récupérer les armements.
Tout va très vite. Le 6 août, la première bombe atomique frappe Hiroshima. Le 8, l’URSS entre en guerre contre le Japon [45] et pénètre en Mandchourie. Le 9, Mao appelle à une « contre offensive générale » en vue de détruire les forces nippones, « de s’emparer de leurs équipements et de leurs armements, d’étendre avec vigueur les régions libérées » [46]. Le 14, Tokyo signe la reddition. Le Commandement allié ordonne aux troupes japonaises stationnées en Chine de ne se rendre qu’au Guomindang. D’énormes moyens aéroportés sont mis en œuvre par les Etats-Unis pour transférer rapidement les troupes de Tchiang dans les provinces centrales et septentrionales, empêchant les forces communistes de conquérir les principaux centres urbains. Les marines interviennent pour prendre le contrôle d’axes de communication. Le Guomindang, ainsi aidé, récupère l’essentiel du butin de guerre japonais.
Le PCC augmente pourtant notablement l’étendue des zones libérées. Il redéploie ses forces et concentre de nouveaux moyens en Mandchourie, où les Soviétiques occupent le terrain jusqu’en avril 1946 [47]. Moscou reçoit la reddition des troupes japonaises et emporte l’outillage industriel de cette région riche en investissements nippons. Elle laisse le Guomindang reprendre le contrôle des grandes villes. Mais le PCC a profité de la situation pour s’implanter plus solidement. Il récupère, cette fois-ci, une partie des armements nippons.
Parallèlement à cette course de vitesse, des négociations de paix s’engagent entre les deux partis. Elles échouent et laissent place à la guerre civile. Quatre ans après la capitulation japonaise, la République populaire est fondée. Véritable test historique, la victoire de la révolution chinoise permet de vérifier, préciser, élargir les analyses et leçons nourries par trente ans de luttes.
Faire échec à Yalta
Mise en perspective, la guerre civile prolonge la guerre de défense nationale : elle est l’aboutissement logique du conflit politique fondamental qui s’est manifesté tout au long de l’expérience de front uni antijaponais. Elle est pourtant précédée par d’intenses négociations. Il n’y a là rien de paradoxal. La négociation s’impose comme un moment nécessaire de la guerre. Elle s’impose pour des raisons militaires et politiques, nationales et internationales.
• La situation militaire : le PCC prend la mesure des rapports de force. L’armée du Généralissime, forte de 4 millions d’hommes et de199 divisions opérationnelles, bénéficie d’un excellent armement, d’une aide logistique et d’un encadrement américain, du contrôle exclusif de l’espace aérien. C’est un adversaire redoutable. Mais Tchiang paye le prix de sa politique antérieure ; ses forces sont concentrées dans le sud-ouest du pays. Malgré le pont aérien et les transports maritimes mis à sa disposition par Washington, il a besoin de temps avant de pouvoir reprendre l’initiative à l’échelle nationale. Les premières attaques contre des zones libérées tournent mal ! [48]
• Sur le plan international, le Parti communiste est isolé. Le gouvernement Tchiang Kaï-chek a consolidé sa position durant la guerre à l’occasion d’une série de conférences comme la rencontre du Caire en 1943 et la négociation d’Yalta entre les Grands. Il est seul reconnu, y compris par l’URSS [49]. Moscou tergiverse en Mandchourie – en fonction de ses intérêts propres et non de ceux du PCC – mais respecte fondamentalement la lettre et l’esprit des accords d’Yalta : la Chine fait partie de la zone d’influence occidentale. Washington assure de son appui le régime “nationaliste” [50]. Cependant, les Etats-Unis ne peuvent s’engager dans une nouvelle guerre en Chine, ils n’en ont pas les moyens politiques [51].
• Sur le plan national, le climat politique n’est pas à la guerre civile. La population aspire à la paix. L’autorité du gouvernement Tchiang Kaï-chek est encore réelle. Le thème de l’union nationale pour la reconstruction est populaire. La direction du Guomindang et la direction du PCC ne se font guère d’illusions ; la guerre de propagande fait rage tout du long des négociations. Mais le parti responsable d’un retour à l’état de guerre risque de perdre le soutien d’un secteur notable de la population.
Les documents du PCC de l’époque [52] font état de cet ensemble de données. La politique communiste reste probablement alternative : tester les possibilités d’une paix temporaire, mais se préparer à la reprise des combats. Mao Zedong polémique violemment contre Tchiang et met une nouvelle fois en garde contre une erreur analogue à celle de 1927 : les concessions visent à démasquer la nature réelle de la politique du Guomindang et à gagner l’initiative politique, la sympathie des éléments hésitants, un statut légal, un état de paix [53]. « Les difficultés, nous devons les reconnaître. (...) II ne faut pas s’imaginer qu’un jour tous les réactionnaires tomberont à genoux de leur propre mouvement. En un mot, l’avenir est radieux, mais notre chemin est tortueux » [54].
Au sortir de la guerre mondiale, les rapports de force ont atteint un point d’équilibre instable. Les Etats-Unis et l’URSS, le PCC et le Guomindang, ne veulent et ne peuvent engager une épreuve de force générale. Cet équilibre se rompt en quelques mois ; le pays bascule dans la guerre civile. Mais cette situation assigne aux négociations un rôle très important. Le terrain de confrontation central est, pour un temps, la bataille de la paix.
Après un premier round en août et septembre, sous l’égide du général américain Hurley, les négociations reprennent sous les auspices du général Marshall. Elles doivent permettre de créer les conditions nécessaires à l’établissement d’un gouvernement de coalition. Une Conférence politique consultative se réunit en janvier 1946. Cinq résolutions sont adoptées, annonçant un bouleversement des institutions politiques existantes et permettant la signature d’un accord de cessez-le-feu. Pourtant, comme le note Van Slyke, le résultat des négociations est « impressionnant sur le papier, mais ni l’un ni l’autre des partis n’a limité son action [en conséquence] ou n’a manifesté beaucoup de confiance en la bonne foi » de l’autre. « Tchiang Kaï-chek était déterminé à étendre son contrôle politique et militaire sur toute la Chine. (…) Le PCC parlait et agissait en pouvoir souverain, ayant droit à une égalité complète avec le Guomindang (...). Le PCC cherchait une solution politique là où il était faible, tout en consolidant et étendant simultanément son contrôle territorial là où il était à même de le faire » [55].
Il suffit de quelques mois pour réduire en cendre les documents de la Conférence politique consultative. Dès mars-avril, la guerre civile semble irrémédiable [56]. A partir de l’été 1946, elle devient générale. Le Guomindang lance une série de grandes offensives. En juillet, deux millions d’hommes attaquent les grandes bases communistes du Centre et du Nord. En mars 1947, l’armée de Tchiang KaÏ-chek occupe Yan’an. Pourtant, grâce à leur mobilité, les communistes préservent leurs forces et épuisent progressivement celles de leur adversaire.
Un an à peine après la reprise générale de la guerre civile, l’équilibre des forces change. L’Armée populaire de libération – c’est, depuis juillet 1946, le nouveau nom de l’Armée rouge – lance des contre-offensives en Mandchourie, avec Lin Biao, et dans la plaine centrale, avec Liu Bocheng et Chen Yi. Fin 1948-début 1949, la débâcle militaire du Guomindang commence. Il est battu en Mandchourie et lors de la grande bataille de Huai-Huai en Chine centrale, ainsi que dans le Nord : la reddition de la garnison de Pékin est acquise en janvier. La situation évolue alors très vite. Le Nord-Ouest est libéré, avec Peng Dehuai. Shanghai est prise en mai, Canton en octobre, Nanning, à la frontière du Vietnam, en décembre. Le Guomindang se replie, sur l’ile de Taiwan.
Extraits du chapitre 7 (ESSF article 24601), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 8 – L’enjeu politique des négociations de paix. Guerre civile, conquête du pouvoir et processus de révolution permanente
Pierre Rousset