Quelques mois avant de se suicider, Walter Benjamin, juif marxiste hérétique fuyant le nazisme, interpellait ses contemporains en 1940, « à l’instant du danger », dans son texte Sur le concept d’histoire. Au bord du gouffre, l’action présente lui paraissait décisive pour conjurer la barbarie fasciste imminente.
Nous ne vivons pas un moment si tragique. Des odeurs nauséabondes émanent toutefois de l’Europe. Quatre personnes assassinées aux abords d’une école, dont trois enfants à bout portant, parce que juives. Trois militaires abattus, dont deux peut-être parce que musulmans et donc « traîtres » dans la logique mortifère d’un islamisme radical. L’horreur est bien là ! Et, moins visible et sanglant, mais plus profond et quotidien, l’abject est fiché au cœur de la fameuse « patrie des droits de l’homme » via une xénophobie larvée.
Devant l’effroyable, l’émotion n’exclut pas la raison critique. Une critique raisonnée qui fouille au scalpel dans les chairs infectées par d’illusoires puretés identitaires. L’extrême toulousain nous incite alors à réfléchir à des pathologies plus ordinaires et pourtant redoutables.
Quand on recourt, aux sommets de l’Etat, pour des raisons électoralistes, à des stigmatisations xénophobes (« les sans-papiers », « les musulmans », « les femmes voilées », « les roms »...) associées à une démagogie sécuritaire, on crache cyniquement sur le fragile honneur de la politique. Quand on fait preuve de complaisance vis-à-vis des thèmes de l’extrême-droite, jusqu’à ce que le débat public en soit déporté (voir le cas récent de la viande hallal), on sème des grenades symboliques à retardement.
Plus immédiatement, c’est aussi la prégnance quotidienne de l’idiome national au cours de la campagne présidentielle qui inquiète dans sa supposée évidence. Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy, François Bayrou, François Hollande ou Jean-Luc Mélenchon : pas un meeting aujourd’hui sans drapeaux français et Marseillaise ! Les réunions publiques de l’Union de la gauche dans les années 1970 étaient réservées aux drapeaux rouges et à L’Internationale. Aujourd’hui, la plupart des candidats convergent vers le « produire français ». « La France » et « les Français » font partie des substantifs les plus usités dans les discours politiques, alors que jadis la gauche s’adressait aux « ouvriers » et aux « travailleurs ». Déjà « les Chinois » et « les Allemands » étaient devenus des boucs-émissaires avec les appels à « la démondialisation » !
En invoquant ainsi régulièrement « la France » et « les Français », n’est-on pas conduit à accepter tout en bloc ? Soit aussi le passé esclavagiste, la Collaboration et les ignominies antisémites, les crimes coloniaux... Nous devrions plutôt faire éclater les monolithes « France » et « étrangers », afin d’avoir une vue plus contrastée de la réalité. Or, la grande majorité des professionnels de la politique, de droite à gauche, préfèrent invoquer « l’unité nationale » contre « les divisions » face à un nouvel ennemi intérieur commun : des « communautés » et un « communautarisme » gonflés et fantasmés. C’est une façon commode de faire barrage aux revendications pour l’égalité des droits devant des discriminations persistantes, en habillant d’universel une « communauté » masculine, blanche, catholique et hétérosexuelle alors appelée « culture française ». Cette tendance républicarde s’oppose à l’invention d’une République de la diversité où, selon l’inspiration d’Hannah Arendt, la construction de l’indispensable espace commun politique ne s’effectuerait pas dans la logique unificatrice de l’écrasement de « la pluralité humaine ».
Parallèlement, le bel idéal de laïcité - entendue comme séparation des églises et des pouvoirs politiques ainsi que garantie publique des croyances et des incroyances - est de plus en plus dévoyé dans des usages laïcards douteux. Appropriée récemment par la droite et l’extrême-droite, la laïcité a souvent eu dernièrement des relents islamophobes. Même à gauche, certains la confondent avec une stigmatisation des pratiques religieuses, de certaines pratiques religieuses, bien peu suggérant de s’en prendre aux « chrétiens de gauche »...
Enfin, des essayistes et des conseillers en communication en quête de « vote populaire » ont solidifié une équivalence essentialiste entre un « national » compact et un « populaire » homogène. Comme tout essentialisme, une telle déformation oublie la diversité du réel. La tradition de l’internationalisme ouvrier est passée à la trappe. Les ressources internationales présentes dans des classes populaires traversées par plusieurs vagues d’immigration aussi. Et, de manière manichéenne, on met face à face un monde uniquement pourvoyeur de dérégulations appauvrissantes et une nation exclusivement porteuse de protections sociales.
« A l’instant du danger », nous laisserons-nous entraîner dans un engrenage chauvin, des amalgames racistes et une surenchère sécuritaire, parce que le tueur présumé de Toulouse s’est réclamé des mirages identitaires meurtriers d’Al-Qaeda ? Ou prendrons-nous à temps la mesure du précipice qui se rapproche ?
Á l’encontre des identités uniformes et fermées se dessinent pourtant les linéaments d’un sursaut : une République de la diversité et du métissage, une laïcité interculturelle, une cosmopolitique populaire ouverte sur l’horizon d’une démocratie planétaire. C’est à partir de tels repères communs redéfinis que les barbaries menaçantes pourraient être affrontées en préservant les possibilités d’un avenir émancipateur.
En ce moment périlleux, nous sommes tous des juifs musulmans laïcs !
Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon