Trois constats. L’altermondialisme a été et reste une force majeure dans le monde de la construction utopique (fonction essentielle pour toute société) et des propositions d’opposition aux choix des groupes dominants. Si de nouveaux principes ont été conçus et sont passés dans le domaine de la culture, tels que « le développement durable », « la démocratie participative », « l’égalité des genres », ou « le droit à une protection universelle de base », on ne le doit pas à Nestlé, Monsanto, General Electric, GDF-Suez, Rio Tinto, BASF, Coca-Cola, Shell, General Motors… et encore moins à Goldman Sachs, BNP Paribas, City Corp, HSBC, la Banque centrale européenne et la US Federal Reserve Bank. On ne le doit pas non plus à leurs compagnons, tels que les Etats-Unis, le Royaume-Uni et leurs alliés, qui ont combattu l’acceptation de ces principes. On le doit au contraire aux « alternatifs ».
Deuxième constat : l’altermondialisme n’a pas été capable de devenir la force de rassemblement mondial facilitant des mobilisations populaires de masse autour d’un nombre réduit d’actions prioritaires. Les masses populaires sont les seules en mesure d’influencer les changements nécessaires au cœur du système dominant, au plan politique, législatif, institutionnel, social et économique. A l’inverse, des groupes dominants ont eu un jeu facile à agir de manière coordonnée et « unie » (cohérente à leurs intérêts).
Enfin, les nouvelles et récentes formes de protestation et de révolte alternatives (« printemps arabes », les « Indignados » de Madrid et les « Occupy Wall Street », entre autres) ont redonné vigueur à l’espoir car elles ont montré que la soif de changement, même au sacrifice de sa propre personne, n’est jamais éteinte. Dans ce cas, il faut admettre qu’elles ne paraissent pas posséder la force génératrice de changements structurels effectifs, à court et moyen termes, à la hauteur des désastres humains, sociaux et environnementaux qui continuent à dévaster la condition humaine et la vie sur la planète Terre.
Les explications qui visent à éclairer les tenants et les aboutissants de tels constats sont nombreuses et, à mon avis, complémentaires. Je pense, en particulier, à l’émiettement persistant au sein des mouvements altermondialistes. Chaque « grande composante » se montre culturellement et politiquement hésitante aux synergies impliquant des pertes éventuelles de visibilité spécifique et de légitimité singulière. Elles sont réfractaires aux temporalités sociales et politiques différentes entre mobilisations « nationales » et « locales », ne permettant souvent ni partage ni cosimultanéité. Elles refusent aussi la puissance considérable des pouvoirs forts qui leur permet d’empêcher que les alternatives aient une influence sur les cours des évolutions suffisante pour générer les changements. Enfin, elles s’opposent à la peur du futur d’un grand nombre des gens devant la répression appliquée par les pouvoirs forts, peur qui les conduit à des stratégies de survie (axée sur « le soi-même »), de résignation et d’adaptation aux impositions et aux solutions des dominants. A cet égard, le cas de la prétendue inévitabilité de l’adaptation au changement climatique (on devrait parler, plus correctement, de « désastre » climatique) est fort emblématique. Il en va de même, en Europe, de l’acceptation étonnante par la grande majorité des citoyens (notamment des dits « silencieux »), de la soumission des pouvoirs politiques élus à la finance privée et aux mécanismes de marché. Alors que l’une et les autres sont les principales causes structurelles de la débâcle sociale, économique et politique qui a démoli les fondements de la « société » (vivre ensemble) des pays de l’Union européenne.
Dans ces conditions, on ne peut raisonnablement dire que les perspectives de changement avec un grand « C » soient très encourageantes. Ce à quoi on peut, à ce jour, s’attendre avec une plus grande probabilité, sont des changements « locaux » (du point de vue territorial et sectoriel) avec des petits « c ». Ces changements semblent « réalisables ». A titre d’exemple, dans le secteur de l’agriculture biologique et kilomètre zéro, dans la gestion « durable » de l’eau, dans les rapports de genre, dans les conditions des peuples indigènes, dans la prise en compte d’autres indicateurs que celui du PIB, dans le développement d’énergies « propres », dans le domaine des transports publics. Des changements qui ne modifieront pas la substance du système aujourd’hui dominant. La grande fonction constructive des altermondialistes dans la phase historique actuelle consiste précisément dans les liens dont ils alimentent l’existence et le développement entre la mobilisation et la réalisation des changements avec les petits « c », à court et moyen termes et le maintien de la plausibilité et de la légitimité des changements avec un grand « C » dans le long terme. Ce n’est pas seulement la question de l’effet papillon, mais celle de l’évidente prise de conscience de la réalité de la mondialité et de la globalité de la condition humaine, de la vie sur la planète Terre. La notion de biens communs mondiaux publics est un exemple clé de ce lien.
Riccardo Petrella, fondateur de l’université du Bien commun