Le samedi 17 mars 2012, voilà un jour que José Mujica [président de l’Uruguay entré en fonction en mars 2010, élu en novembre 2009] pourra difficilement oublier. Très tôt le matin, son ministre de l’Intérieur, Eduardo Bonomi, lui communiquait la terrible nouvelle. L’assassinat d’au moins 15 patients internés dans des Centres de Soins intensifs (CCI) de deux hôpitaux, l’un public et l’autre privé. Les « anges de la mort » étaient deux infirmiers qui avaient « éludé tous les contrôles ». Ils tuaient les patients – c’est ce qu’ils ont déclaré devant le juge – « pour leur éviter la souffrance ». Selon des sources de l’officialisme [du pouvoir] citées par la presse, la conversation téléphonique a été tendue entre les chefs Tupamaros [1] qui se présentent aujourd’hui comme des hommes d’Etat. Le président de la République l’a interrompue avec une exclamation angoissée : « Il n’est pas possible qu’une telle chose nous arrive ! ». On le comprend. Il doit avoir senti que le « pais de primera » [2] craquait sous ses pieds.
La tragédie s’est fait connaître au moment le moins approprié du point de vue politique, justement au moment où le gouvernement entamait la troisième année de son mandat avec un « bilan positif » et en plein milieu d’un méga-spectacle dont il était l’hôte opulent. Près de 4’000 invités à échelle internationale avaient débarqué à Montevideo pour assister à la 53e Session annuelle de l’Assemblée de gouverneurs de la BID (Banque Interaméricaine de développement). Bien que le programme annonçait des thèmes centraux (la crise européenne, la coopération entre l’Asie et l’Amérique latine, le développement d’emplois pour les jeunes, la « sécurité citoyenne » et le changement climatique dans la région), on savait d’avance que l’aspect le plus important de la réunion, et ce qui intéressait le plus le gouvernement uruguayen, résidait dans la fonction de cette réunion comme plate-forme servant à conclure des affaires.
Tout d’abord, il s’agissait vendre les « avantages comparatifs » de l’Uruguay progressiste. C’est ce qu’ont fait aussi bien Pepe Mujica que ses deux trésoriers, Danilo Astori [3] et Fernando Lorenzo (ministre de l’Economie) dans leurs « impeccables exposés ». Devant un auditoire dominé par des hommes d’affaires et des patrons – présidents de Banques centrales, autorités du FMI et de la Banque Mondiale, agences de développement, banques privées, fonds d’investissement, chambres du commerce, firmes transnationales – ils ont offert ce qui est le plus apprécié : la prévisibilité macro-économique, la sécurité juridique pour la propriété privée, d’importantes exonérations fiscales pour le capital local et étranger ainsi qu’une loi « transparente » sur le partenariat public-privé (PPP). Et de rappeler à leurs invités une « valeur ajoutée » typiquement uruguayenne : la « paix sociale.
Ensuite, la réunion était le meilleur décor pour montrer à ladite communauté internationale les « points d’excellences » d’un pays qui prétend se situer parmi les « nations développées » ou ayant « un potentiel pour le devenir ». Ce n’est pas par hasard que l’Unité d’analyse stratégique du Ministère des relations extérieures a élaboré une « étude rigoureuse » sur l’impact qu’aurait pour l’Uruguay le fait de solliciter l’entrée à l’OCDE (Organisation pour la Coopération et le développement économique), institution qui réunit les 34 « principales » économies du monde. Ce qui non seulement serait « hautement bénéfique en termes de crédibilité pour les principaux acteurs du développement économique », mais qui permettrait également de « se soumettre à un processus comparatif avec des pays plus avancés ». Car le fait d’intégrer l’OCDE revient, selon les techniciens de la Chancellerie, à recevoir un « sceau de qualité émanant de la convivialité institutionnelle avec un groupe de nations choisies, engagées dans la démocratie et les meilleures pratiques en matière de politiques publiques. » [4]
Les conclusions de l’étude font penser à de la politique-fiction, ne serait-ce qu’à cause de la description fantaisiste de l’OCDE, une institution qui n’a rien de démocratique et dans laquelle les puissances impérialistes font et défont, selon leur bon vouloir. Mais il semble que le délire des techniciens du Chancelier Luis Almagro [5] n’aient pas encore atteint l’équipe économique. Pour ceux qui reçoivent leurs ordres de Astori, l’objectif est beaucoup plus immédiat et plus modeste : récupérer la qualification du degré d’investissement non spéculatif [« speculative grade »] – le « investment grade » [autrement dit la note émise par les agences de notation – comme moyen d’obtenir un sceau de meilleure réputation devant le « marché international des capitaux » [pour avoir accès à des emprunts à taux d’intérêt plus bas].
Les élites se sont montrées généreuses dans le méga-spectacle. « L’Uruguay jouit d’une stabilité politique et d’une sécurité juridique exemplaires » a déclaré Tracy Betts, représentante étatsunienne du BID dans le pays [qui vante les mérites des firmes privées pour l’infrastructure]. Luis Alberto Moreno (ex-ambassadeur de Alvaro Uribe, l’ ex-président Colombien aux Etats-Unis) qui préside le BID depuis octobre 2005 a pour sa part affirmé : « L’Uruguay s’est préparé pour affronter la crise internationale » [6]. Les banquiers, les investisseurs et les entrepreneurs ont tous exprimé des opinions analogues. Tous ont relevé les avantages d’un pays appelé à devenir le « pôle logistique régional ».
En attendant, la Banque « amie » continuera à être le principal sponsor des projets d’ouvrages d’infrastructure et d’assainissement (surtout dans les municipalités de Montevideo et de Canelones, gouvernées par le Frente Amplio, auquel appartient Mujica) et des plans sociaux du MIDES (Ministère du Développement social) qui fournissent une assistance aux « secteurs les plus vulnérables » de la société. Comme par exemple le plan qui est appliqué dans le bassin de Casavalle. Le bilan de la « coopération pour le développement » entre la BID et le MIDES, dans cette zone de population travailleuse où il y a la plus forte concentration d’enfants et d’adolescents du pays, est tout simplement désolant : transports insuffisants, insécurité, malnutrition infantile, bidonvilles (12% de ceux qui existent dans la capitale Montevideo), chômage des jeunes, non-assistance scolaire… et un 63% d’extrême pauvreté. C’est la zone de Montevideo où l’on constate les pires conditions de vie. Le bilan est donc clair.
Des complicités transversales
Il serait exagéré d’affirmer que l’action des « tueurs en série » (le nombre de victimes peut augmenter à mesure qu’avanceront les enquêtes judiciaires) a entamé l’image d’un « pays sérieux ». La BID ne doit pas en être trop affectée. Mais l’ « épidémie criminologique » (ainsi définie par l’Organisation panaméricaine) a l’effet d’une torpille touchant la ligne de flottaison gouvernementale. Les uns et les autres (gouvernement et opposition, autorités de la santé publique et entreprises privées, appareils syndicaux et corporations médicales) reconnaissent la gravité des faits. Mujica déclare que ces événements entraîneront un « choc prolongé » dans la population. Néanmoins tous abordent « la crise dans le domaine de la santé » exclusivement en pointant la « faillite des contrôles ».
Dès que les terribles faits ont été connus, le ministre de la Santé publique, Jorge Venegas (membre du Parti communiste) – qui n’était même pas au courant du fait que la police enquêtait depuis deux mois sur une affaire liée à son portefeuille – est sorti défendre la thèse favorite du gouvernement. Ce n’est pas la santé qui est en cause, on ne peut lui attribuer des « faits isolés » et « individuels ». La sénatrice Monica Xavier (Parti socialiste) a bien résumé l’argument de la défense : « Avec les protocoles on cherche à prévoir ou à détecter des failles dans les aspects sanitaires, de mauvaises pratiques, mais non des faits criminologiques comme dans ce cas. ». [7] Le gouvernement insiste sur le concept d’« acte criminel ». Pour souligner le « caractère exceptionnel de ces faits et les séparer de la réalité quotidienne du système de santé. Il faut dire que les autorités savent très bien que c’est sur ce point que se joue la crédibilité du système. » [8]
C’est sur ce plan – au-delà des nuances des discours et des gestes dramatiques – que les complicités ont traversé les acteurs politiques et corporatistes-professionnelles : le Frente Amplio, le parti Colorado et le parti Nacional, les entreprises privées « prestataires de services », le Syndicat des Médecins de l’Uruguay (SMU) qui regroupe cette puissante corporation. Sans compter les appareils syndicaux « camarades » du gouvernement. Aussi bien la Fédération des fonctionnaires de la Santé publique que la Fédération uruguayenne de la Santé (qui regroupe les travailleurs de la santé privée) ont fait partie de la liste de soutiens corporatistes au gouvernement. Ce qui ne surprendra personne, puisque le PIT-CNT [la Centrale syndicale] considère que l’établissement du Système national intégré de santé (SNIS) est une des « principales réussites » du progressisme [des gouvernements du Frente Amplio].
Le ministère et le gouvernement ont reçu un autre soutien de taille. Celui de Tabaré Vazquez [oncologue connu], sous la présidence duquel (2005-2010) le SNIS est entré en fonction. L’ex-chef de l’Etat a manifesté son soutien « chaleureux » aux autorités et a postulé les vertus d’un système qui « intègre » le public et le privé. C’est un thème qu’il connaît mieux que personne. En effet, outre le fait d’avoir exercé dans le système public, Vazquez est un entrepreneur médecin qui a fait fortune et il continue à faire carrière professionnelle dans l’Association Española, une institution privée. C’est dans son hôpital justement qu’étaient internés 10 des 15 patients qui ont été assassinés avec des piqûres d’air et de morphine.
Le bouleversement entraîné par l’« épidémie criminologique » a conduit au remaniement de quelques postes. Le ministre continue en place « pour le moment » a déclaré le président de la République. On veut déplacer de son poste le directeur de l’hôpital Maciel (institution publique où se sont produit cinq des décès). On vérifie des centaines d’histoires cliniques et on intensifie les inspections dans les institutions de santé, qu’elles soient publiques ou privées. La corporation des médecins (où nichent de véritables mafias) s’est déclarée en « session permanente » et cherche à « restaurer la confiance » des patients. Ce réseau complexe de complicités contribue à détourner le projecteur de la nature perverse du système de santé, le calvaire que subissent les couches sociales les plus appauvries est présenté comme étant une « omission d’assistance » qui pourrait facilement être corrigée. Cela nourrit un faible espoir, surtout parmi ceux qui se rendent dans les centres et les hôpitaux publics, où manquent les médicaments, les lits, les brancards, les ambulances. Où la saleté s’accumule dans les salles de bain, les corridors, les dépôts, où le non-traitement des patients et de leurs familles est monnaie courante.
La crise a généré certaines réactions. Parfois sous forme de protestations individuelles face aux médecins, aux infirmiers et aux fonctionnaires administratifs dans les hôpitaux publics. Parfois ce sont des groupes d’usagers qui haussent le ton non seulement face aux professionnels qui s’occupent mal d’eux, mais aussi auprès des gérants des entreprises privées où le non-respect des contrôles et la violation des droits sont quelque chose de quotidien. Les deux types de réactions sont salutaires. Il faut dire que la « confiance fragile » qu’avaient les usagers dans le fonctionnement du système s’est évaporée. Il faut « rétablir la crédibilité », affirment les « acteurs » politiques et de la profession. Le premier intéressé est le gouvernement, car la crise ouverte met à nu le modèle « progressiste » de santé. Ou plutôt met en cause l’existence d’un « système intégré » qui renforce l’association public-privé, avec les conséquences létales que nous avons décrites.
Le « système mixte » : une bonne affaire
On savait depuis le début que le SNIS concocté par le progressisme était différent du Système national de santé que proposait la gauche lorsqu’elle était encore à gauche. Qu’il n’était pas non plus celui que défendaient avec véhémence les syndicats quand ils n’étaient pas encore des prolongations du gouvernement. Car la « réforme de la santé », tant vantée, n’a en rien modifié la structure du modèle qui existait auparavant.
D’un côté, il y a l’Administration de services de santé de l’Etat (ASSE), un organe « déconcentré » du Ministère de la santé publique (MSP) qui propose des services intégraux de santé « libres de coût », pour ceux qui ne peuvent pas payer. Il est complété par l’Hôpital de Cliniques qui dépend de l’Université de la République et le réseau de policliniques des municipalités de tout le pays. Le secteur public comprend à son tour l’Hôpital de la police et l’Hôpital militaire, qui dépendent respectivement du Ministère de l’intérieur et du Ministère de Défense nationale ; et la Banque de Prévoyance sociale (BPS) qui a son propre réseau qui fournit des soins pour les mères et les enfants.
D’un autre côté, il y a les Institutions d’assistance médicale collectives (IAMC), des « entités privées sans but lucratif qui offrent des services intégraux de santé pour le paiement d’une cotisation régulée par l’Etat ». Autrement dit, les entreprises privées, et il serait plus juste de dire qu’elles vendent plutôt qu’elles offrent. Ces IAMC « sont les seules institutions habilitées à contracter l’assurance de santé administrée par la Banque de Prévoyance sociale pour donner une couverture aux travailleurs qui cotisent, ce qui explique l’importance du secteur privé de santé en Uruguay ». [9] Ce secteur privé est complété par des assurances privées qui vendent une couverture de santé à un petit secteur de la population. Surtout aux riches et à la « classe moyenne » élevée.
Cette couverture n’a pas été modifiée avec la « réforme ». En effet, la création du Fond national de santé (FONASA) est un mécanisme complémentaire dans le cadre du même modèle. Mais elle a introduit une nouveauté : celle de faire office de caissier qui paie des cotisations – ajustées au niveau de risque – aux différents prestataires de soins, tout en gérant ledit versant des résultats, « cibles d’assistance », etc. En réalité, ce sont la « forme de gestion » et une modalité de financement qui ont changé. Ces modifications sont présentées par le gouvernement comme étant la « matérialisation du droit à la santé et aux soins égalitaires, quelque soit le système (public ou privé) choisi. Théoriquement c’est la Junte Nationale de santé (JUNASA) qui est l’organisme chargé d’y veiller, l’objectif étant donc que tous reçoivent le même type de soin ». [10]
En fait, ce devoir de surveillance est plus théorique que jamais. En outre, il faut mentionner un élément que les apologistes du système mettent rarement en avant : puisque les apports se font « en fonction des revenus », ils auraient un caractère plus « solidaire ». C’est faux, puisque c’est précisément l’inverse qui se passe. La brèche de l’inégalité est devenue de plus en plus large. Non seulement parce qu’il n’est pas vrai que tous reçoivent les mêmes soins. Les conclusions d’une étude réalisée par des chercheurs de l’Institut de sciences politiques – que personne ne peut accuser d’être des opposants au progressisme – démentent les effets égalitaires supposés : « Un autre facteur d’inégalité est qu’il reste une partie de la population dont l’accès à la santé continue à dépendre du paiement de cotisations mensuelles fixes et sans rapport avec le revenu. » [11] Autrement dit, des centaines de milliers de personnes faisant partie de la dite « population défavorisée ».
Avant la « réforme », 50,8% de la couverture de santé – selon l’utilisation de services en 2006 – passait par système public. Les entreprises privées prestataires de services couvraient le 45,7%. Grâce au SNIS, le rapport s’est inversé en faveur du marché de la santé. En décembre 2011, le secteur privé soignait environ 1’600’000 usagers et le secteur public environ 1’200’000. Puisque pour chaque affilié les entreprises reçoivent une « capita » (subside de l’Etat), nous pouvons déjà entrevoir les gains massifs encaissés par les entreprises privées par le seul fait de « pomper » au système public des centaines de milliers d’usagers. Sans compter les autres transferts qu’elles obtiennent par la voie des exonérations fiscales, du commerce de technologies, des traitements sophistiqués, etc. Tout ce qui préserve « l’existence et la viabilité immédiate d’un secteur capitaliste de la santé et des intérêts du patronat qui le dirige ». [12]
Le SNIS a été une bonne affaire pour les IAMC qui sont définies de manière saugrenue comme étant des « entités privées sans but lucratif ». Et c’est ce modèle que l’on appelle « système mixte ». Sans doute un euphémisme, mais il semble efficace. Par exemple, la majorité des syndicalistes le considèrent comme étant « universel », « égalitaire » et « solidaire ». Et ils le défendent. Il est évident que la formulation « système mixte » est beaucoup moins agressive que celle de partenariat public privé (PPP) qui est identifiée avec des privatisations et des subsides au capital en « régime de concession ». Néanmoins, et au-delà de toute étiquette, le système qui régit la santé n’en constitue pas moins une immense escroquerie à l’égard des usagers-contribuables qui sont dans leur immense majorité des travailleurs et des travailleuses.
Ernesto Herrera