Le point central de la période ouverte depuis 1995 demeure la relation entre la dynamique sociale et la construction politique. C’est autour du Front de Gauche que se cristallise aujourd’hui cette question. Pour comprendre comment le FdG aborde aujourd’hui cette question de la relation entre social et politique, il faut repartir de l’épisode fondateur des candidatures unitaires de 2005, premier grand moment d’éruption politique.
La continuité d’une question
Depuis la remontée de la mobilisation sociale des années 1990–1995, le mouvement social sollicite une réponse politique à la hauteur de ce qu’il veut changer. Dans ces années « s’affirme l’exigence du mouvement social de faire de la politique à part entière, de nourrir l’élaboration globale et de peser sur le rapport de force – en affrontant souvent directement le gouvernement – sans pour autant entrer dans le jeu des partis » . Rappelons quelques éléments de cette période : une mobilisation sans précédent contre le TCE ; des collectifs partout s’emparant de ce traité, de son contenu, en faisant l’objet d’une campagne d’éducation populaire sans précédent ; un investissement syndical (tardif) et associatif déterminant ; des collectifs se bâtissent à la suite de cette campagne pour proposer une candidature unitaire à l’élection présidentielle… Les assemblées nationales des collectifs sont des lieux d échange compliqués. A coté des ténors dans les assemblées, des collectifs locaux se construisent, des groupes de travail se réunissent régulièrement. Le PCF y est très impliqué, mais la LCR n’y participe que partiellement : d’un coté, des courants de la LCR s’y investissent totalement, de l’autre la direction de la LCR y va « à reculons », refusant en fait la participation du PCF. L’élaboration d’un programme (« les 125 propositions ») démontre non seulement la capacité à élaborer en commun, mais une capacité identique à débattre de cette question de fond du positionnement vis-à-vis de la social-démocratie.
Comme on le sait, c’est la désignation du candidat qui cristallise la rupture. Celle-ci était déjà sans doute annoncée, d’un coté la LCR (sa direction) ne souhaitait pas s’engager dans un mouvement où le PC représentait une force importante et qui n’annonçait pas clairement sa rupture avec la logique social-démocrate et ses liens avec le PS, et, de l’autre le PCF voulait garder le contrôle d’autant plus qu’il ne souhaitait pas répondre à la question posée par la LCR concernant son rapport à la social-démocratie. Le choix d’un des candidats des deux principaux partis aurait signifié la soumission de l’ensemble du processus à ce parti et à sa posture politique. Seul un outsider aurait permis de poursuivre l’expérience (ce que démontre d’ailleurs aujourd’hui JLM). Ces deux partis en ont choisi autrement et signé la fin de l’expérience.
Le Front de Gauche, la revanche sur l’histoire ?
C’est donc, 5 ans plus tard, dans un renversement complet de perspective que se situe à ses débuts le FdG. Le FdG est au départ un front électoral. Testé à travers plusieurs élections, (européennes, régionales, aujourd’hui présidentielles puis législatives), c’est cette construction qui le structure et le rend légitime. Cet accord a été marqué par la construélaboration d’un programme électoral à partir du mois de juin 2011, édité par la suite. Les assemblées citoyennes se sont retrouvées durant l’année 2011-2012 face à un programme élaboré, dans lequel l’espace de débat était restreint vu l’équilibre qu’il représentait.
De la part du PCF, l’investissement dans le FdG représente une revanche sur l’épisode des candidatures unitaires : un processus gouverné et contrôlé d’en haut, qui ne laisse que peu de place à l’initiative « populaire » ou aux mouvements sociaux. La réticence actuelle du PCF d’ouvrir le FdG aux adhésions directes vient en effet de ce traumatisme qu’il a vécu en 2005. Il veut garder le contrôle d’un mouvement et demeurer libre de ses choix stratégiques, dont le plus important, la relation avec un gouvernement PS. Le Front de Gauche reconstitue, par en haut, ce que les comités de base pour une candidature unitaire n’ont pas réussi à construire à partir de leur seule dynamique en 2005.
Pour autant, le succès de la campagne de JLM oblige le PCF à accepter cette dynamique, et à réinterroger les bases sur lesquelles il repose. Le Front de Gauche lui offre les conditions d’une renaissance, s’il l’accepte… Le PCF a longtemps incarné une classe sociale, les ouvriers (ramenés pour sa part aux seuls ouvriers d’industrie), qu’il a contribuée à construire, à qui il a donné une représentation politique et pour qui il a représenté un vecteur d’intégration dans la société française. Il a ainsi réuni une représentation sociale à une matrice républicaine, « une variante plébéienne élargie de la tradition républicaine » . L’hypothèse de Roger Martelli dans ce même article est que la matrice politique du PCF ne répondrait pas à la dimension multiculturelle de la radicalisation à partir des années 1995. La représentation d’un groupe sociale des ouvriers se trouverait de plus déstabilisée à la fois par la désindustrialisation et la montée – y compris politique – d’autres secteurs de la classe ouvrière (postiers, employées, transport, etc). Pourtant la dimension d’implantation des militants du PCF, et donc de ce parti, en fait toujours l’expression politique la plus pérenne du milieu militant. Même quand il correspond à une prise de distance de la part du mouvement syndical, notamment de la CGT vis-à-vis de son « parrain politique » des années antérieur.
L’inscription du PCF dans la représentation institutionnelle locale le marque ainsi d’une forte dimension républicaine. Mais le poids de l’appareil municipal du PCF ne se traduit pas par une réflexion en profondeur sur la nature de cette institution spécifique (ni sur les risques bureaucratiques). Les villes et départements gérés par le PCF ne démontrent pas la mise en avant d’une approche républicaine alternative, ni un mode d’organisation du travail alternative par exemple, quelque soit la légitimité des dirigeants du PCF ou la dimension sociale de leur mode de gouvernance (ou des expériences plus locales, comme le soutien des conseils généraux à des mobilisations (sur l’eau dans leVal de Marne- ou sur la santé au travail –le GISCOP dans la Seine-Saint-Denis). La fascination du PCF pour l’Etat (il a vécu longtemps une relation incestueuse avec le gaullisme) le conduit à revendiquer comme partie de son identité le fait d’être « parti de gouvernement », traduisant sans doute simultanément la volonté d’améliorer le sort des catégories populaires, et l’idée de la consécration de la classe ouvrière comme partie prenante de la république et ainsi enfin reconnue. Sans que tout cela recouvre de vision stratégique…
La difficulté à « penser » le modèle républicain représente la grande faiblesse du mouvement ouvrier.
Le Front de Gauche se construirait ainsi sur trois éléments structurels.
• Un programme radical qui lui donne légitimité pour représenter les mouvements sociaux et syndicaux.
• Un ancrage républicain, alliant l’approche du PCF de la nation française, à l’approche du courant de Mélanchon. Disons juste à propos de ce dernier que son affiliation franc maçonne montre l’importance qu’il apporte à la force des idées, dans la tradition des Lumières, synthétisée dans une idée de la VIe République. Le discours de la Bastille se finissait par « Vive la Sociale ! »… Un rappel de ce grand moment de jonction entre la République et le mouvement ouvrier.
• Mais aussi une séparation des rôles vis-à-vis du mouvement social, de l’ensemble des mouvances de radicalisation sur des sujets diverses ou du mouvement syndical.
La mise à distance du mouvement social et syndical par le FdG s’est exprimée à maintes reprises. Durant le conflit des retraites de 2010, JLM réaffirme à plusieurs reprises respecter les choix de l’intersyndicale et ne pas vouloir s’immiscer dans les discussions internes. A la rentrée 2011, lorsque le FdG convoque un comité de soutien large, rassemblant militants du mouvement social et intellectuels : le programme du FdG est déjà établi et diffusé, ce comité intervient donc dans un cadre déjà établi et même s’il est lieu de débat, il influe peu sur un cadre déjà établi. Enfin le candidat jean Luc Mélanchon relativise, dans les présentations de ses propositions programmatiques, la nécessaire mobilisation sociale qui est la clé d’un programme d’opposition à la crise.
Mais cette séparation des rôles provient aussi de la posture syndicale et des militants du mouvement social. Car dans le même temps, la direction de la confédération CGT persévère dans la construction de son indépendance. Les quinze ans de l’équipe Thibaut lui ont donné une certaine assurance et une moindre méfiance vis-à-vis des dynamiques sociales, et la mise en retrait des deux dirigeants de la confédération JC Le Duigou et M Dumas démontrent un changement de la CGT. Le meeting organisé en janvier 2012 par la CGT pour exiger des candidats à la présidentielle le respect du mouvement sur les retraites, exprime cette autonomie et cette volonté de dialogue. La légitimité acquise par l’intersyndicale a été renforcée par la capacité de Solidaires à s’y intégrer sans perdre son identité. Le mouvement syndical cherche à préserver sa dynamique des logiques partisanes.
La traditionnelle coupure de la Charte d’Amiens entre intervention politique et syndicale se trouve ainsi remise au gout du jour, sans présager de la lecture plus politique de cette même Charte qui ouvrait le champ politique à l’intervention syndicale, comme celle-ci l’a à nouveau démontré par les mobilisations sans précédent pour les retraites.
La crise, ou l’exigence d’une construction sociale et politique
Cet édifice du FdG qui se préserve de la « société civile » dans un certain sens, ne peut tenir que parce qu’il se présente comme un front électoral. La dynamique du FdG l’oblige à s’ouvrir. Des milliers de militants, qui ont constitué le socle des mobilisations sociales depuis 1995, mais aussi la matrice politique de ces mobilisations, ont tenté plusieurs fois de s’emparer de l’outil politique. Les candidatures unitaires de 2005, mais aussi l’entrée massive dans le NPA en 2008 – 2010 de militants qui s’en sont ensuite écartés, sans compter les dizaines de milliers d’anciens militants du PCF (par exemple ceux qui ont refusé l’entrée au gouvernement en 2000), montrent la disponibilité de militants potentiels qui attendent une opportunité. L’heure est à la recomposition politique, autour et dans le Front de Gauche (ou sa suite après les succès annoncés dans les mois qui viennent). La présence d’un pôle anticapitaliste est essentielle dans ce processus car la recomposition doit se nourrir de débats stratégiques nourrie par les mobilisations, mais aussi par la confrontation de projets différents.
L’imbrication des questions politiques et sociales produites par la crise économique, les multiples dimensions de cette crise économique, sociale, écologique, tout comme la dimension structurante pour tous ces sujets de la politique d’austérité, concourent à exiger une réponse qui relève à la fois du champ politique et du champ social et syndical. Mais chacun des deux champs suit sa logique. Politique d’un coté, social de l’autre, les deux construisent leur propre logique de refus de l’austérité et d’affrontement… Les passerelles sont multiples, à l’occasion de mobilisations, d’élaboration de ripostes (par exemple dans des lieux comme la Fondation Copernic), ou par les militants qui font passerelles entre les deux champs. Si l’initiative est aujourd’hui du coté du politique, on est dans un mouvement de balancier depuis 20 ans, qui ne semble pas s’arrêter…
Construire un « bloc anticrise » comme le propose la Gauche Anticapitaliste, demeure un objectif politique correspondant à la période. Faisons juste le bilan qu’il n’existe pas aujourd’hui. La participation à la dynamique du FdG s’impose, en y inscrivant la construction d’un pole anticapitaliste, mais cela ne suffira pas pour construire cette réponse qui doit être sociale et politique.
Louis-Marie Barnier, 4 avril 2012.