Introduction
En date du 11 avril 2012 a été annoncé le décès d’Ahmed Ben Bella, une des figures de la Guerre d’indépendance et de la Révolution algérienne, un des épisodes fort importants de l’ère de la « révolution coloniale » qui surgit au grand jour dans la foulée de l’après-Seconde Guerre mondiale.
Pour des militants de ma génération, il constitua un des premiers contacts avec des événements qui « bouleversent l’état du monde ». Une telle rencontre suscite l’exigence d’allier engagement et compréhension afin de produire – par étapes et avec une distance critique – un sens, sur la durée, de tels combats émancipateurs. Un travail d’élaboration qui permet de ne point succomber aux désillusions que les prolongements enchevêtrés et rétrogrades de ces luttes peuvent susciter, d’autant plus lorsque l’adhésion à ces combats relève d’une option préférentielle pour les opprimé·e·s et les exploité·e·s qui se réduit à une sorte de transfert affectif et non pas à une exigence d’inscription d’une myriade de luttes dans une histoire concrète, donc internationale. Des désillusions qui peuvent conforter alors le retour à une « réalité locale », proche, qu’il s’agit, certes, de ne pas négliger. Mais cette « réalité voisine » ne peut être vraiment appréhendée, dans ses ressorts profonds, qu’en étant insérée dans un ensemble de dynamiques internationales. Sans quoi ce localisme devient un « nouveau monde » de substitution, certainement plus confortable et moins incertain. Cela renvoie, alors, à cette Kantönlipolitik qu’Engels raillait dans une lettre à Marx.
Le respect – cette prise en considération – que nous exprimons pour Ahmed Ben Bella, que nous avons assez bien connu en Suisse, s’exprime, ici, au travers de deux documents. Le premier, deux réactions « à chaud » de Benjamin Stora (dont nous avons publié des interventions concernant la « guerre d’Algérie » sur le site alencontre.org, dont l’une a été reprise en date du 14 mars 2012 avec une mise à jour de ses ouvrages). Le second, des extraits d’interventions d’Ahmed Ben Bella lors d’émissions diffusées en 1996 sur France Culture. Nous reviendrons sur quelques aspects qui méritent d’être connus et réfléchis du combat d’une vie.
Charles-André Udry
Quelle image gardez-vous d’Ahmed Ben Bella ?
Benjamin Stora : D’abord, c’est un symbole de l’Algérie indépendante. Sa disparition intervient alors que l’Algérie s’apprête à fêter les 50 ans de son indépendance. C’est un symbole de la guerre d’indépendance contre la France. Il a été la personnalité la plus médiatisée pendant cette période. Enfin, après le coup d’État de 1965 et son emprisonnement, il est devenu un symbole pour la liberté et la démocratie.
Que retenez-vous de la présidence de Ben Bella ?
Benjamin Stora : Ce qu’on retient de la période de la présidence de Ben Bella, c’est une effervescence politique où on allait jusqu’à parler d’autogestion. Même s’il y eut la guerre des sables en 1963 (entre le Maroc et l’Algérie, ndlr) et l’interdiction de certains journaux, ce fut une période de liberté pour les Algériens. (Médiapart, 12 avril 2012)
Que représentait Ahmed Ben Bella dans l’Algérie d’aujourd’hui ?
Benjamin Stora : Il est d’abord le premier président de la République algérienne indépendante. Il a, à ce titre, une valeur mythique très forte. Il a aussi été le personnage algérien le plus médiatisé pendant la guerre d’Algérie par la presse française et internationale. Le troisième point c’est que la présidence d’Ahmed Ben Bella entre 1962 et 1965 est plutôt synonyme d’effervescence politique, de liberté dans l’imaginaire algérien. La réalité est plus complexe. Sous Ben Bella il n’y avait pas non plus de liberté absolue. Il a écrasé la révolte en Kabylie en 1963. Il y a eu aussi la guerre des sables en 1963 contre le Maroc. Mais sa pratique du pouvoir contraste avec ce que va connaître l’Algérie à partir de 1965, c’est-à-dire le coup d’État de Boumediene. Il y a un avant et un après-1965 en Algérie, l’avant-1965 étant considéré comme plus libre que l’après-1965 quand les militaires sont arrivés au pouvoir de manière visible.
Quel sens donner à sa présence lors de la dernière investiture de Bouteflika en 2009 ?
Benjamin Stora : C’était un soutien symbolique à Bouteflika, pas un soutien très politique. Un soutien nationaliste. Il avait déjà 93 ans ! C’était une marque évocatrice par rapport à ce qu’il représentait pour l’Algérie. Il représentait le passage de l’Algérie à l’indépendance. Évoquer ce personnage aujourd’hui est important au moment où on s’apprête à commémorer le cinquantième anniversaire de l’indépendance.
Comment analyser son éviction du pouvoir en 1965 ?
Benjamin Stora : Il s’agissait d’un coup d’État militaire pur et simple. L’armée a tout simplement pris le pouvoir avec la volonté de construire un État fort en Algérie en réprimant les libertés publiques, en mettant fin à cette parenthèse de confusion, d’installation difficile d’un État algérien indépendant. Il y avait la volonté d’instaurer une sorte de bonapartisme. Ben Bella avait lui-même passé un accord avec l’armée algérienne en 1962. Il était arrivé au pouvoir en s’appuyant sur ce qu’on appelait l’armée des frontières. Il était lui-même devenu un peu l’otage de cet accord politique. Trois ans plus tard, il a été destitué au profit des militaires dirigés par Boumediene depuis 1958. Boumediene voulait un État fort, la suppression des partis politiques, une presse sous surveillance. Il a interdit toute une série d’organisations. Ahmed Ben Bella restera ensuite 15 ans en prison. Il devient ainsi un personnage emblématique synonyme de privation de liberté.
Quel rôle a-t-il eu pendant la guerre d’Algérie ?
Benjamin Stora : Ahmed Ben Bella s’est engagé dans l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a combattu à Monte Cassino en 1943 et a ensuite été décoré. Il s’est engagé ensuite dans le nationalisme politique après le massacre de Sétif en 1945. Il est alors devenu le responsable de l’organisation secrète qui préparait la lutte armée. Il a été arrêté par les Français en 1950, il s’est évadé. Il est l’un des neuf chefs historiques qui ont décidé le déclenchement de cette guerre en 1954. Il n’était pas le plus connu des leaders à cette époque-là. Il est devenu plus populaire parce qu’il y a eu une importante médiatisation de son arrestation par la France en 1956. La presse égyptienne l’a fortement mis en avant. C’était un tribun, un homme qui savait parler aux populations, aux foules. Il avait un rapport charismatique à la politique. (Le Figaro, 12 avril 2012)
Transcription, en gardant le style oral, par Taos Aït Si Slimane, de divers épisodes de l’émission de Patrice Gélinet, sur France Culture, « La Guerre d’Algérie, vingt-cinq ans après : la gestation 1945-1954 », rediffusée en août 1996.
Nous avons extrait les interventions d’Ahmed Ben Bella. Pour une vue d’ensemble des positions des multiples intervenants, les lectrices et les lecteurs peuvent se rapporter au site fabriquedesens.net. Les phrases entre crochets sont celles des responsables de l’émission radiophonique. (Réd.)
I.
Ahmed Ben Bella, futur président de la République algérienne : Vous savez, dans la vie, il y a des ruptures qui font votre vie, peut-être des petites choses. Mais ce sont de petites choses qui créent la rupture au fond de vous-même, dans votre inconscient, dans votre imaginaire quelque chose se produit et, alors là, ça compte beaucoup. Pour moi, ça a été quelque chose, un professeur, j’avais 14 ans, 15 ans, qui était un adventiste – c’est une branche peut-être du protestantisme, je crois – très très pugnace. Il exposait, chaque fois que l’occasion se présentait, il exposait ses idées. Je me rappelle, j’avais dit : Monsieur le professeur – il s’appelait Benhabylès, c’est un nom d’origine arabe, oui, espagnol – nous sommes jeunes, nous ne comprenons rien à ce que vous dites, mais vous dites des choses qui nous blessent. Nous, nous sommes attachés à l’Islam, nous sommes des musulmans et vous, vous émettez des jugements, notamment sur le Prophète, qui nous gênent. J’étais jeune, je ne sais pas comment je le lui ai dit, j’étais maladroit, moi, vous savez, à 14 ans, 15 ans. Et je me rappelle qu’il m’avait dit une phrase terrible, qui aujourd’hui encore me suivra jusqu’au moment où je mourrais, il m’a dit : Mohamed est un imposteur. Alors là, je vous assure ça m’a blessé très profondément. Il y a des cicatrices qui ne guérissent pas. Celle-là n’a jamais guéri, elle ne guérira jamais.
II.
[Le 22 octobre 1956, un avion transportant des dirigeants importants du FLN a été intercepté au-dessus de la Méditerranée et est contraint de se poser à Alger. Il semble que cette initiative ait été prise à l’insu du Président du Conseil, Guy Mollet (SFIO), qui, depuis plusieurs semaines, négociait même discrètement avec les dirigeants du FLN. Parmi ceux-ci, Ben Bella qui était dans l’avion détourné ce 22 octobre et qui révèle jusqu’où ont été les négociations.]
Ahmed Ben Bella, premier Président de la République algérienne : Elles [les négociations] débouchaient sur un processus d’autodétermination, comme les accords d’Évian. C’est à peu près aux accords d’Évian que nous étions arrivés. A peu de chose près, c’était ça. Un processus d’autodétermination, un référendum, etc., etc., avec aussi la garantie des intérêts français, la présence de la colonie française, etc. Nous avions donné des garanties, c’est vrai. Nous sommes arrivés à un canevas, à peu de chose près, c’est exactement ceux qu’ont été les accords d’Évian.
Et vous croyez que le gouvernement français aurait accepté ?
Ahmed Ben Bella, membre de l’Organisation spéciale (OS) du MTLD, (qui initiera les actions armées en 1954), puis responsable du FLN, premier Président de la République algérienne : Ils l’ont accepté. Ils devaient faire avaliser ça par un vote à l’Assemblée, or ils étaient majoritaires. L’armée, ils avaient déjà des officiers qui étaient d’accord avec eux, sur cette solution, mais la grande majorité des officiers, je dois le dire, était hostile à cela. Mais ce qui s’est passé, c’est que l’affaire de l’avion a été faite par l’armée, par un groupe de l’armée, pas toute l’armée. Et là, ça a déclenché un processus disant non au déterminisme, tout simplement. La guerre aurait du […] tout était préparé pour que la guerre se termine en 1956.
[Avec ce canevas, Ben Bella qui se trouvait au Maroc devait se rendre à Tunis pour y soumettre ce projet à la réunion qui devait s’y tenir entre les dirigeants du FLN, d’une part, et, d’autre part, le roi du Maroc et Bourguiba, chef du gouvernement tunisien, dont les pays venaient d’accéder à l’indépendance. Au cours de cette réunion, les trois délégations devaient aussi mettre sur pied un projet de fédération maghrébine. Mais pendant son trajet entre Rabat et Tunis, l’avion de Ben Bella est intercepté.]
Ahmed Ben Bella : L’enlèvement se fait dans un avion marocain avec un équipage français. Cet avion devait nous mener à Tunis. Nous devions aller avec le sultan du Maroc dans son avion, puis tout d’un coup on a changé d’idée, on nous a dit : vous n’allez pas dans l’avion de Mohamed V parce qu’il y a son harem, etc. vous irez dans un autre avion. Nous avions émis des réserves, je dois dire, mais enfin finalement étant donné l’importance de l’événement, ne voulant pas gâcher cette grande fête, qui allait se dérouler à Tunis, de retrouvailles de toute l’Afrique du Nord, nous voulions au contraire être là puisque finalement c’était l’élément essentiel, l’Algérie, et les solutions qui allaient être dégagées en faveur de l’Algérie, donc cet avion a été intercepté par l’avion français à Alger. Ils s’étaient mis en contact, par radio, avec cet avion pour lui demander d’atterrir à Oran. Et puis au moment où l’avion s’est posé à Palma de Majorque, pour attendre des ordres. Il a ensuite a repris la route vers la Tunisie et à hauteur d’Alger il a bifurqué sur cette ville et alors, là, l’armée française avec les chars nous a cueillis.
Comment vous avez réagi vous-même ?
Ahmed Ben Bella : Très simplement. C’était un beau coup, c’était un coup bien soigné, il n’y a pas de doute. Il faut être élégant, c’était un coup bien préparé, mais enfin un mauvais coup parce que politiquement ça a été une catastrophe puisque ça a mis fin à un processus. De toute façon, peut-être qu’il fallait attendre le vrai partenaire, il est venu par la suite, de Gaulle. Mais je dis que cela aurait pu se terminer en 56.
Ahmed Ben Bella : Lorsque nous avons été arrêtés – évidemment dans nos bagages – nous avions le fameux projet, le canevas dont je vous ai parlé. Je me rappelle qu’à un moment donné, on me dit : quelqu’un veut vous voir. J’ai dit : oui, je veux bien, Ok, et puis je me trouve en face d’une dizaine d’officiers et là on me dit : Monsieur est le chef de l’armée française actuellement en Algérie. Et bon. Je n’ai pas voulu parlé, sincèrement ça ne m’intéressait pas. J’ai dit : je n’ai rien à dire à ces messieurs, ils n’ont rien à me dire. Puis, l’homme était très fin, ce général en chef, du côté français, il me dit : écoutez, je suis un militaire, je ne suis pas un politicien, je ne suis pas venu pour connaître, pour faire encore le policier, non ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce que vous voulez. Je lui ai dit : ce que nous voulons, nous l’avons dit à vos négociateurs qui sont venus nous voir depuis six mois. Nous négocions depuis six mois et nous sommes arrivés à un accord, puisqu’ils détenaient le papier, dans nos bagages, ils l’ont eu. Nous sommes parvenus à un accord, nous pensons que cet accord permet de mettre fin à ce drame, à cette tragédie que nous vivons tous. Nous, cela nous permettrait de récupérer ce qui nous tient à cœur : notre dignité, notre droit à être libres, à être des hommes libres, à autodéterminer nos choix, le choix de ce que nous voulons être ; et nous pensons que cela peut conserver l’essentiel des intérêts de la France. Et il me dit tout de suite : nous, ne nous voulons pas du tout avaliser l’accord fait par nos politiciens. Ils nous ont trahis en Indochine, nous ne sommes pas du tout décidés à être trompés une autre fois. etc., etc. Je lui dis : écoutez, c’est votre affaire. Nous, nous avons discuté avec un gouvernement, dûment mandaté et nous voulons nous en tenir là.
Nasser et Ben Bella
Ce que vous venez de faire, nous pensons que ce n’est pas honnête, parce que vous négociez avec nous, puis finalement nous sommes arrêtés alors que je devais rentrer en Algérie pour voir les miens et pour préparer les conditions de l’application de cet accord, etc. Et il me dit : non, nous ne voulons absolument avaliser cela, maintenant nous serions heureux de décider avec vous, de voir ce que nous pouvons faire, peut-être que vous pouvez aider à dédramatiser ce problème, chercher des solutions qui sont aussi convenables pour nous. J’ai dit : non, absolument pas, vous ne pouvez pas compter sur moi pour cela. Je n’ai pas à discuter avec un chef d’une armée d’un État qui lui négocie avec nous, vous êtes au service de… Il me dit : non, ne nous sommes pas au service de cet État, le cas échéant nous prendrons nos responsabilités. Je lui ai dit : ça, c’est votre affaire. Et là un colonel s’est énervé, parce que le général m’avait dit : écoutez Monsieur Ben Bella, c’est terminé ! Ben Bella, c’est terminé ! Nous venons de l’arrêter, c’est terminé ! Là, j’ai dit : il y a douze millions de Ben Bella. C’est terminé aussi Dien Bien Phu. Douze millions ou dix millions ou huit millions de Ben Bella. Puis, il me dit aussi autre chose : pour votre ami aussi c’est terminé. Je lui dis : mais de quel ami s’agit-il ? Il me dit : Nasser. C’était le 22 octobre, et le 29 octobre ils attaquaient [l’Egypte]. Il me dit : dans une semaine environ nous allons régler le cas de Nasser. Je lui ai dit : écoutez, il vous attend. C’est vrai, je venais de quitter Nasser, il s’attendait à une attaque. J’ai dit : il vous attend d’un pied ferme, vous allez voir que cela ne sera pas terminé. Ça va commencer.
[Le 5 novembre 1956, après la nationalisation par l’Égypte du Canal de Suez, les parachutistes de Massu débarquent à Port-Saïd. Il s’agit, par une victoire sur Nasser, d’attaquer le principal pourvoyeur d’armes du maquis du FLN en Algérie. Mais un ultimatum américano-soviétique contraint les gouvernements français et anglais à rappeler leurs troupes alors qu’elles progressaient le long du canal de Suez. Une fois de plus l’armée française est frustrée de sa victoire. Elle ne le pardonnera pas à la IVe République. Après Dien Bien Phu, après Suez, l’armée veut sa revanche, La bataille d’Alger va la lui donner.]
III.
[Ravagé par « la bleuïte » – infiltrations, retournements de militants du FLN et création par les services français d’une ambiance de trahisons et de soupçons qui pousse, au sein du FLN, à des liquidations « aveugles » – le FLN est d’autant plus affaibli qu’au même moment il est victime de graves querelles internes. Après la disparition de la plupart de ses chefs historiques, arrêtés ou tués, Abane Ramdane s’était imposé à sa tête.
Début 58, El Moudjahid, le journal du FLN, annonce sa mort. « Abane Ramdane est mort au champ d’honneur, entouré de l’affection et de l’admiration de tous ses frères. Une compagnie de djounouds était spécialement chargée de sa protection et rien ne laissait prévoir l’accident brutal qui devait l’arracher à la ferveur de l’Algérie combattante. Malheureusement, dans la première quinzaine d’avril, un violent accrochage entre nos troupes et celles de l’ennemi devait mettre la compagnie de protection de notre frère Abane dans l’obligation de participer à l’engagement. Au cours du combat qui dura plusieurs heures, Abane fut blessé, hélas, une grave hémorragie devait lui être fatale. C’est la terrible nouvelle qui vient de nous parvenir. La belle et noble figure d’Abane Ramdane, son courage et sa volonté ont marqué les phases essentielles de la lutte du peuple algérien. Nous pleurons un frère de combat dont le souvenir saura nous guider. »]
En fait, Abane Ramdane fut exécuté par un dirigeant du FLN, Boussouf. Et sa mort au combat est restée, depuis 1958, la version officielle en Algérie.
Ahmed Ben Bella : Abane a vraiment introduit une dimension dangereuse dans la révolution algérienne au niveau de la conception, etc. Il pouvait avoir eu des problèmes avec les gens, mais enfin il fallait l’écouter, le cas échéant le juger, mais le juger proprement, alors qu’il a été liquidé salement, tué salement par Boussouf et ceux qui l’accompagnaient. Ça a été sale
Vous étiez contre cette exécution ?
Ahmed Ben Bella : J’étais contre l’exécution, oui. Pour moi, Abane, s’il devait être jugé, il devait être jugé proprement, de toute façon pas liquidé. Je suis contre les liquidations. Les grands responsables de la révolution n’ont jamais été d’accord pour la liquidation. Je dois dire, sincèrement, j’ai défendu la dimension propre au sein de la révolution algérienne, j’étais contre les liquidations. J’étais contre les égorgements, je l’ai dit, j’ai failli faire une déclaration, j’ai dit même : lorsqu’on tue, je n’accepte pas qu’on égorge. Moi, je conçois qu’il ait pu être jugé, je vous le dis franchement, mais la façon dont il a été liquidé, ça a été sale, carrément sale ! Très, très sale ! Un jour, il faudra parler de tout ça.
Justement on n’en parle pas beaucoup. Par exemple, officiellement Abane est mort au champ d’honneur.
Ahmed Ben Bella : Non, il a été liquidé.
Oui, mais je veux dire par là qu’officiellement en Algérie, même quand vous étiez président…
Ahmed Ben Bella : Moi, on est venu me dire qu’il faut que le dossier Abane soit sorti, j’ai dit oui, alors il faut sortir tous les dossiers parce qu’il n’y a pas de raison ! Un type qu’on a liquidé, il est resté un héros, il est mort au champ d’honneur, Abane. Quand est-ce qu’on va dire la vérité ?
IV.
[Les opérations « Étincelles », « Pierres précieuses », et l’opération « Jumelle » en Kabylie déciment les maquis de l’ALN où se trouve Boualem Oussedik.]
Boualem Oussedik : À la venue du général de Gaulle, ma réaction en tant que maquisard, est celle-ci : les conditions de lutte sont devenues beaucoup plus dures. Il y a eu une intensification de la guerre. J’ai vécu les différents plan Challe [général], que ce soit le plan Challe en Oranie, à la lisière de l’ex-Wilaya V, le plan « Couronne », j’ai vécu le plan « Courroie », « Jumelle », « Pierres précieuses », je peux vous dire qu’à ce moment-là la guerre a pris un caractère extrêmement difficile pour nous, et pour moi ça coïncidait avec la venue du général de Gaulle. C’est-à-dire qu’il y a eu dans une première phase, sur le terrain, je m’exprime en tant que maquisard, où les conditions de lutte sont devenues terribles. Ça a été le rouleau compresseur du plan Challe, qui nous a occasionné beaucoup de difficultés.
Ahmed Ben Bella : Personne ne nous a fait la guerre autant que de Gaulle. Personne ! Personne ne nous a fait mal autant que lui avec les opérations « Précieuses », etc., les mines sur nos frontières qui tuent encore aujourd’hui, pour nous la guerre n’est pas terminée, il y a des enfants qui meurent à ce jour. Quand j’étais au pouvoir, tous les jours, des enfants sautaient sur les mines, parce que les mines ont été posées sur des centaines et des centaines de kilomètres, mais les mines se promènent sur le terrain, elles se baladent sur le terrain, elles évoluent sur le terrain. Donc, les plans que l’on peut vous donner, les cartes, etc., ne sont d’aucune utilité. Or, les enfants, tous les jours, tous les jours, moi quand j’étais au pouvoir, tous les jours je dis bien, j’avais des télégrammes concernant des enfants qui sautaient sur les mines, etc. et les champs existent jusqu’à aujourd’hui, ce n’est pas terminé. Donc, il nous a fait la guerre, ce bonhomme, plus que les autres, mais enfin, c’est un homme qui avait une autre dimension. C’est un adversaire que personnellement, moi, je respecte beaucoup, je dois dire.
V.
[Après l’attentat contre André Malraux, dont est victime une petite fille de quatre ans, Delphine Renart, le 7 février 1962, et malgré l’interdiction du ministre de l’Intérieur Roger Frey, les organisations de gauche manifestent quand même à la Bastille. Au métro Charonne, une charge de la police provoque la mort de huit manifestants. Le pourrissement de la situation en Algérie comme en métropole conduit de Gaulle à accélérer la reprise des négociations. Pour y parvenir, il renonce au Sahara. Au sein même du GPRA, certains éléments sont aussi favorables à la reprise des pourparlers, craignant les progrès de l’OAS, mais il faut convaincre les éléments durs du FLN, hostiles à toutes concessions. C’est pourquoi, avant de reprendre les négociations, une délégation du GPRA, menée par Bentobal et Krim Belkacem rencontre, à Aulnoy, les cinq dirigeants du FLN, dont Ben Bella, prisonnier depuis 1956, pour leur soumettre les propositions que compte faire le GPRA aux pourparlers qui doivent se tenir dans le Jura, aux Rousses, quelques jours plus tard.]
Ahmed Ben Bella : Dans les négociations d’Évian, oui, nous avons été tenus à l’écart, totalement à l’écart. Puis, voilà qu’un jour nous avons été contactés par des éléments du GPRA, par notamment Bentobal et d’autres…
Et Krim…
Ahmed Ben Bella : Et Krim. Et nous nous sommes rendu compte à ce moment-là que les premiers accords, le premier canevas était inacceptable. Nous avons eu des discussions très chaudes avec nos amis, je peux le dire maintenant. Certains de ceux qui sont venus, Bentobal notamment, avaient dit : Ahmed, mais la guerre est perdue pour nous, tu es là, tu… et je me rappelle que je lui ai dit : c’est toi qui es perdu, ce n’est pas nous. Il m’a dit : notre peuple est las, il ne veut plus… Je lui ai dit : c’est toi qui es las, c’est toi qui n’es plus à même d’endosser notre… tu es perdu pour nous. Si tu tiens ce langage, c’est que tu es perdu, c’est toi le mal, ce n’est pas notre peuple. En tout cas, je ne signerais jamais un pareil document.
[Malgré les réticences de Ben Bella, à la réunion des Rousses, les négociateurs français et algériens s’entendent et décident de se retrouver à Évian, quelques jours plus tard, pour conclure enfin un accord.]