INTRODUCTION
La mission d’information avait pour premier objectif de faire le point après un événement d’importance majeure (le renversement du président Estrada en janvier) et avant les élections générales du 14 mai, dans un pays qui relève de la Délégation Corée-Asie du Sud-Est dont est membre Alain Krivine et que, pour ma part, je suis pour la GUE/NGL. Je vais écrire rapidement un article sur EDSA II (nom donné aux manifestations de masse qui ont conduit à la chute d’Estrada) et je ne vais donc pas traiter ici de cette question.
Ce voyage était aussi l’occasion de renforcer les liens politiques et parlementaires avec divers partis et mouvements populaires, progressistes. De fait, cette mission confirme au-delà de ce qui était initialement envisagé que des initiatives parlementaires méritent d’être engagées en direction des Philippines (voir partie I du rapport).
Une attention particulière a été apportée à la grande île méridionale de Mindanao, très fortement militarisée, profondément marquée par la « guerre totale » engagée l’an dernier par la présidence Estrada contre le Front islamique de libération moro (MILF) et où la situation reste dramatiquement explosive. Face à la multiplication des conflits, un travail de fond est mené par divers mouvements pour maintenir ou nouer des rapports de solidarité entre les « trois peuples » (« tri-people ») de l’île : les tribus montagnardes lumads, les populations musulmanes moro et les colons (« settlers ») philippins d’origine chrétienne, devenus majoritaires. Ce travail de solidarité inter-communautaire a véritablement constitué le fil conducteur de ma présence à Mindanao.
Le séjour a été organisé sur place en collaboration avec les associations Alfatiha à Manille et Sumpay à Mindanao. Durant les trois jours passés dans la capitale, j’ai pu discuter avec des représentants de partis et d’ONG. A Mindanao, un circuit routier de onze jours m’a permis, en sept étapes couvrant une grande partie de l’île (voir la carte en annexe) de rencontrer des communautés tribales lumades, des Moros (musulmans), des syndicalistes paysans et pêcheurs, des militantes féministes et des ONG, des cadres politiques engagés, notamment, dans la campagne électorale.
Le programme initial a été respecté, avec quelques modifications dans la dernière étape (la péninsule de Zamboanga). La campagne électorale suscite en effet un regain de violences : elle coûte très cher et les kidnappings se multiplient pour faire face aux dépenses ; elle suscite aussi de nombreux assassinats fractionnels... Ainsi, je devais rencontrer les tribus Subanen (montagnards lumads) et moros à l’intérieur des terres, mais trois projets successifs de visite ont dû être annulés pour raisons de sécurité : à chaque fois, un kidnapping ou un assassinat rendait la situation dans la zone concernée trop imprévisible... Je me suis finalement rendu à une conférence Subanen en plaine (près de Dipolog) et j’ai rencontré des militantes et militants moros en ville (à Boog).
I. DANS LE CHAMP PARLEMENTAIRE
Le système électoral philippin a été récemment modifié. En sus des députés élus par circonscription, des listes de partis peuvent se présenter à l’échelle nationale et obtenir des élus au parlement s’ils obtiennent au moins 2 % des votes exprimés dans ce cadre. De nombreux « petits » partis font ainsi campagne pour la première ou la seconde fois seulement. Ce qui suscite à gauche un intérêt nouveau pour le champ électoral. Ainsi, lors de mon séjour, on m’a généralement demandé de présenter des rapports sur deux questions : les résistances internationales à la mondialisation libérale et... l’expérience du travail parlementaire.
Par ailleurs, les communautés menacées par l’état de guerre latente à Mindanao et les mouvements luttant pour réunir les conditions d’une paix durable espèrent recevoir un soutien international plus consistant à l’avenir, notamment de la part de parlementaires progressistes.
A l’issue de la mission d’information, trois propositions me semblent particulièrement notables (étant entendu que d’autres peuvent être envisagées aussi) :
1. Constituer aux Philippines l’un des pôles asiatiques du réseau parlementaire international post-Porto Alegre.
Nous sommes activement engagés, au Parlement européen, dans la construction du réseau parlementaire international initié par la Déclaration finale du Forum parlementaire mondial de Porto Alegre. Ce réseau devrait notamment se constituer autour de « pôles régionaux ». Il n’y aura probablement pas de pôle unique couvrant l’ensemble de l’Asie, mais plusieurs pays jouant un rôle moteur dans leur région. Cela pourrait notamment être le cas des Philippines en Asie du Sud-Est.
162 (!) listes partidaires sont aujourd’hui en lice pour les élections parlementaires. Seules quelques-unes auront des élus, parmi lesquelles plusieurs listes de gauche ont des chances sérieuses. J’ai eu l’occasion de discuter avec des cadres engagés dans la campagne électorale de deux d’entre elles : celle d’Akbayan ! (Citizen Action Party) et celle d’AMIN (acronyme signifiant « Anak Mindanao » - enfant de Mindanao - dans cette île et prenant un autre sens ailleurs).
Le jeu électoral philippin est complexe. Pour espérer l’emporter, les listes partidaires doivent combiner des « command votes » (là où leur influence est dominante et où, par exemple, un village votera en bloc pour elles), des « markets votes » (électeurs « libres » qu’il faut convaincre par la campagne) et les « negociated votes » (accord avec un candidat député ou maire pour un soutien croisé, ou avec une formation qui ne se présente pas - comme le MILF à Mindanao - pour qu’elle « donne » une partie de ses propres « command votes »). Elles doivent aussi faire face au pouvoir de l’argent : les votes s’achètent massivement (de 100 pesos pour un conseiller municipal jusqu’à 10.000 pesos pour un maire...) et les électeurs pauvres trouvent cela légitime (c’est le seul bénéfice qu’ils tireront des élections). Quant aux agents officiels de la commission électorale qui transmettent les résultats, ils tiennent trop souvent compte du pouvoir d’achat des candidats plus que du verdict des urnes (en particulier à Mindanao)...
Il est donc aléatoire de prédire le résultat des élections. Mais il est possible qu’un certain nombre de députés de la gauche militante appartenant à différentes listes soient élus (Akbayan ! en avait obtenu un aux précédentes élections). Si c’est le cas, cela devrait constituer en Asie du Sud-Est le principal ou l’un des principaux pôles parlementaires, directement lié aux mouvements sociaux, à la fois pluraliste et progressiste ; ce qui devrait aider considérablement à la constitution de notre réseau international en Asie. En attendant le résultat du scrutin, espérons...
2. Un appel à la solidarité des Teduray.
Première étape du circuit à Mindanao (voir la carte), je suis allé à Upi en pays Teduray (une tribu lumad). Cette zone, assez reculée, ne comprend pas d’accès routier. Pour s’y rendre, il faut 1h30 de vol Manille-Cotabato, puis 1h sur route empierrée, puis 1h30 le long de la côte en « pump-boat » (une mince pirogue à balanciers, motorisée) et enfin 5h de grimpette à flanc de montagne (les autochtones font cela beaucoup plus vite, évidemment, et ignorent les lacets : le sentier attaque la pente de front. Dur, dur). Une voie d’accès intérieure est moins rude, mais elle exige une grosse journée de marche à partir du bourg d’Upi.
En mission d’information parlementaire, j’ai été reçu par le Conseil des Anciens, une structure de gouvernance traditionnelle, semi-clandestine. Les lumads luttent pour la reconnaissance de leurs domaines ancestraux, mais ils n’ont pas de titres de propriété (privée). Le gouvernement les considère donc comme du domaine public, qu’il peut vendre à des tierces ou régenter comme il l’entend. Certaines tribus, notamment Subanen à Zamboanga, ont réussi à faire reconnaître leurs domaines ancestraux, mais ce n’est pas encore le cas pour les Teduray.
Une loi sur les droits des indigènes a été récemment adoptée, mais les décrets d’application n’ont pas été publiés. Les Teduray ont donc décidé de « donner contenu » à cette loi en construisant une Maison de Justice, en faisant émerger le Conseil des Anciens et en affirmant l’existence de leurs forces d’autodéfense. Ils m’ont ainsi assigné une protection militaire. Un Blanc (grand et gros qui plus est) attire l’attention des kidnappeurs qui opèrent dans toute cette région. En pays Teduray, les risques sont certes limités, mais ils n’ont pas voulu en courir. Leur unité d’autodéfense ne m’a pas attendu discrètement, à l’extérieur du village côtier : elle a rempli ouvertement sa fonction ; et si la marche en montagne s’est faite de nuit, c’est parce que nous avions pris du retard sur l’horaire prévu, pas pour passer inaperçu. De même, les soldats-charpentiers aident de jour à la construction de la Maison de Justice sans juger nécessaire de retirer leurs battle-dress ou de faire disparaître leurs M16.
Une grande fête est prévue pour célébrer la construction de la Maison de Justice. Cinq mille personnes sont attendues (quatre mille lumads des environs et un millier de Philippins des basses terres ou de Moros venus en solidarité). Je devais y assister mais elle a été reportée début mai, car la construction n’est pas terminée. Les Teduray accordent beaucoup d’importance à cette initiative (voir la lettre adressée à « Kasamang Pier » en annexe). Mais le Conseil des Anciens sait que la lutte des Teduray et autres tribus lumads est entrée dans une phase cruciale. Ils peuvent réaliser leur souveraineté... ou subir des attaques de rétorsions de la part, par exemple, d’armées privées et hommes de mains de grands propriétaires ou d’autres formations paramilitaires des environs. Les menaces sont explicites.
C’est dans ce contexte qu’ils espèrent que des parlementaires européens seront prêts à soutenir leur lutte d’autodétermination, pour contribuer à conjurer les dangers. Si la question moro est relativement connue sur le plan international, il n’en va pas de même du sort réservé aux lumads, ces descendants directs de la population originelle de l’île. Il importe de dissiper « l’invisibilité » de leur situation, pour que leurs intérêts propres soient reconnus.
3. Une initiative parlementaire sur Mindanao.
Le gouvernement philippin a dû interrompre sa « guerre totale » à Mindanao du fait, notamment, de son coût financier (qui a accéléré la crise de la présidence Estrada). Mais le repli partiel de l’armée régulière est compensé par le développement rapide des formations paramilitaires. A Mindanao, ce ne sont pas les groupes en armes qui manquent : « vigilants » et fanatiques de diverses religions, bandes au service des notables, contrebandiers, rançonneurs et kidnappeurs, unités de guérilla du PCP ou des autres organisations clandestines, mouvements indépendantistes musulmans, formations d’autodéfense lumad, multiples corps d’armée gouvernementaux, forces de police, groupes paramilitaires encadrés par des officiers... En veux-tu, en voilà.
A première vue, les centres urbains sont moins ostensiblement militarisés que le métro parisien (la France détient un record en la matière), même si les check points militaires sont monnaie courante sur les axes routiers. Le voyage est paisible, mais ponctué d’interdits : interdit de s’engager sur certaines routes la nuit tombée, de se promener à plus de 100 mètres d’un lieu de réunion en périphérie urbaine (les rançonneurs hantent les rives de la rivière toute proche), ou de se montrer aux fenêtres de la voiture dans une zone les indics de groupes de kidnapeurs sont nombreux...
Sous la pression d’une exploitation économique brutale, de la répression, du banditisme, du fractionalisme politique et des tensions intercommunautaires, Mindanao reste une véritable poudrière. Mais un grand nombre d’organisations populaires, civiques et religieuses se sont coalisées pour faire campagne pour la paix. Elles ont ainsi organisé l’an dernier un Caravane des trois peuples pour la paix (The Mindanao Tri-People Peace Caravane) qui a sillonné l’île. Elles demandent que les mouvements populaires soient associés aux processus de négociations de paix pour renforcer leur dynamique, pour assurer la présence des diverses communautés, pour exprimer les besoins et revendications des secteurs sociaux. Elles sont convaincues qu’un simple tête-à-tête entre gouvernement et MILF, avec des négociations réduites aux plans militaires et institutionnels, ne permettra pas de réaliser une paix durable.
La coexistence dans l’île des « trois peuples » (moro, lumad et colons philippins généralement chrétiens) exige une réponse globale et solidaire. Nombre de mouvements à Mindanao cherchent à construire ces solidarités dans chacune de leurs activités spécifiques, quotidiennes. La tâche est difficile, parfois dangereuse, et mérite un appui international. La dimension internationale de la crise à Mindanao est par ailleurs soulignée par l’implication de l’Organisation de la Conférence islamique et par l’intervention économique multiforme de puissantes transnationales.
Depuis que j’ai appris que Stellan avait une « histoire philippine », je rêve d’une initiative de la GUE/NGL concernant ce pays - plus précisément la situation à Mindanao - qui s’inscrive dans la logique de la Caravane de la paix et des liens solidaires entre les « trois peuples ». Avec les contacts que nous avons établis aux Philippines, Stellan et moi, il est possible d’assurer à l’occasion d’une telle initiative une représentation équilibrée des forces politiques progressistes, des mouvements sociaux et des trois communautés concernées. Et d’impliquer en Europe un vaste éventail d’organisations : pacifistes, politiques, féministes (avec notamment l’activité des femmes moros et lumads), écologiques (avec par exemple la gestion des domaines ancestraux et la préservation des dernières forêts vierges...), de défense des droits humains et des minorités ethniques, religieuses progressistes, etc.
Je comprends bien que la GUE/NGL fait face à de multiples sollicitations et doit établir des priorités d’action. Mais je pense qu’une initiative sur la situation à Mindanao ne mérite pas moins d’être sérieusement envisagé, d’ici à la fin de la législature.
II. EVOLUTION DE LA GAUCHE
J’ai pu faire partiellement le point sur l’évolution des forces de gauche, à l’occasion de la mission d’information. Il n’est pas possible de présenter ici un tableau, même incomplet, d’un mouvement aujourd’hui très multiple. Mais quatre points synthétiques me paraissent mériter d’être souligné.
1. Le dynamisme de la gauche populaire dans son ensemble.
Une nouvelle fois, comme c’est généralement le cas depuis 1986 (renversement de la dictature Marcos), l’élite a imposé sa solution à la crise de régime (remplacement d’Erap par la vice-présidente GMA et reconstitution d’alliances gouvernementales traditionnelles). Mais la gauche militante a joué un rôle très visible et central dans les mobilisations extra-institutionnelles.
De même qu’en 1986, le pouvoir présidentiel a cédé face à la confluence de forces d’opposition aux objectifs souvent contradictoires : soulèvement démocratique, intervention des élites et des milieux d’affaires, influence des Eglises, menaces de coup d’Etat et basculement de l’armée... Mais -toujours de même qu’en 1986-, c’est la mobilisation en masse extra-institutionnelle de centaines de milliers de personnes qui a bouleversé temporairement la donne et forcé le changement, alors que les voies institutionnelles étaient bloquées. Ce qui donne une légitimité renouvelée à l’action démocratique et sociale directe.
Dans ce contexte et dans l’ensemble, la gauche radicale et ses diverses composantes apparaît aujourd’hui politiquement dynamique, ce qui se reflète dans la campagne électorale. Mais ils restent des points noirs tels que la crise du RPM-P, l’évolution problématique du PCP, la persistance de violences fractionnelles meurtrières.
2. La crise du RPM-P.
Le LCR a noué des liens de solidarité avec un large éventail d’organisations militantes aux Philippines. Mais c’est avec le RPM-P (sigle philippin du Parti révolutionnaire des travailleurs des Philippines) que ces liens se sont le plus formalisés. Cette organisation est aujourd’hui en crise.
Le RPM-P est né en 1998 d’une fusion entre des forces issues de la crise du PCP de 1992 : la région de Central Mindanao, une partie de la région des Visayas (à Negros en particulier), l’ancien responsable des unités de partisans urbains dans la capitale (Nilo de la Cruz)... Cette fusion a été facilitée par le fait qu’elle rapprochait avant tout des régions indépendantes (charbonnier reste maître chez soi), mais elle est pour la même raison restée fragile. Tout n’est pas encore conclu, mais on peut aujourd’hui penser que la fusion avorte, vu la nature des divergences apparues au cours de l’an 2000.
La majorité de la direction (Visayas, Nilo de la Cruz dans la capitale) a signé au nom du parti des accords de paix avec la présidence Estrada en décembre que de très nombreux observateurs considèrent être des accords de capitulation. Ils ont été rejetés notamment par Mindanao, une aile du mouvement à Manille, le Sud Tagalog. De même, la majorité de la direction a dénoncé dans les mobilisations pour le renversement d’Estrada une manipulation des élites et de Washington (Erap était un président « populiste » étranger aux grandes familles philippines) ; elle est ainsi apparue « pro-Estrada » à l’instar de quelques autres courants ou personnalités de gauche. Les autres composantes du RPM-P se sont en revanche inscrites dans ces mobilisations.
Les effets négatifs de la scission en cours seraient limités par le fait que chaque composante peut maintenir son dynamisme propre, dans sa région (du moins c’est ce qu’il semble à Mindanao ; je n’ai pas été dans les Visayas). Mais l’échec de la fusion du RPM-P manifeste les difficultés éprouvées par la gauche révolutionnaire philippine à surmonter sa fragmentation régionale ou sectorielle consécutive à la crise de 1992. La constitution de cette organisation avait en effet représenté la principale tentative de regroupement entre forces organisées territorialement et directement issues du PCP clandestin.
3. Comment le PCP va-t-il évoluer ?
Le PCP (maoïste) et le courant qu’il dirige (appelé national-démocrate) ont perdu l’hégémonie politique et organisationnelle dont ils bénéficiaient dans les années 1975-1985. Il n’en reste pas moins la composante numériquement la plus forte de la gauche révolutionnaire philippine (particulièrement en ce qui concerne les forces armées). Depuis la crise de 1992, le PCP était replié sur une posture ultra-sectaire. Un changement d’orientation s’est manifesté depuis la fin 2000. Le courant national-démocratique s’est dynamiquement inscrit dans les mobilisations contre l’ancien président Estrada. Il participe aujourd’hui à la campagne électorale sous les couleurs de Bayan Muna après avoir dénoncé l’opportunisme des courants qui faisaient de même aux précédentes élections.
Cette évolution pourrait être fort positive ; elle a d’ailleurs été très favorablement accueillie dans les milieux progressistes philippins. Les « nat-dems » sont redevenus populaires. Mais à y regarder de plus près, il est peut-être trop tôt pour se réjouir. Le PCP a ouvert très largement ses alliances tactiques - mais vers la droite anti-Estrada et l’élite plus que vers les autres forces de gauche radicales. Ce qui veut dire qu’il n’a pas nécessairement rompu avec l’orientation qui suscité le plus d’inquiétudes après sa crise de 1992 : le « Rev/Counter-Rev. Framework » (à savoir, le PCP représenterait le seul courant révolutionnaire et toutes les « dissidences » seraient contre-révolutionnaires).
La direction du PCP a constitué une liste noire comportant le nom de nombreux dirigeants et cadres qui ont quitté ses rangs et qu’il qualifie de contre-révolutionnaires ; c’est-à-dire qu’ils peuvent être abattus. Au fil des ans, un certain nombre (encore limité) de cadres dissidents a ainsi été tué par le PCP. Il s’agit bien d’assassinats prémédités et planifiés, pas de confrontations ayant dégénéré.
Or, rien ne semble avoir changé en ce domaine. Par exemple, peu avant ma venue aux Philippines, l’un des principaux dirigeants du RPM-P de Mindanao (l’organisation avec laquelle la LCR a les liens les plus formels) a été assassiné par le PCP, ce qui ne s’était pas encore produit depuis 1992. Voilà qui ne rassure pas -et ne conduit pas à l’indulgence du jugement politique. Le PCP peut fermer les espaces démocratiques que les luttes populaires ont ouverts au sein de la société. Dans le Centre Luzon, le PCP s’est aussi attaqué à des cadres du MLP (Marxiste-Leninist Party), l’une de ses dissidences les plus récentes. Le MLP a fini par riposter et on compte déjà au moins 18 morts de part et d’autre.
Au moment où les négociations de paix entre le gouvernement philippin et le PCP reprennent (en Norvège), l’ouverture politique du courant national-démocratique peut signifier le meilleur ou le pire. Le meilleur s’il annonce une désectarisation. Le pire s’il s’accompagne d’un nouveau durcissement militaire du parti, là où il peut menacer physiquement les autres forces progressistes. Le PCP peut très bien combiner ouverture (de ses alliances tactiques larges) et fermeture (dans le contrôle territorial). En plusieurs endroits, le PCP tente aujourd’hui d’interdire par la menace aux autres listes de gauche de mener campagne électorale. Même Akbayan ! subit des pressions, en ces lieux, alors qu’il s’agit d’une organisation totalement « above ground » qui ne fait pas concurrence au PCP sur le terrain révolutionnaire clandestin.
4. Violence fractionnelle et dynamique unitaire.
Le PCP n’est pas la seule source de violence fractionnelle meurtrière. Après le renversement d’Estrada, Popoy Lagman a été assassiné. C’était l’un des principaux dirigeant du PCP dans la région de la capitale (Manila-Rizal) avant les scissions de 1992. Il avait constitué le Parti des travailleurs, le PM, et animait un courant de masse, Sanlakas. Personne ne semble considérer que le PCP est responsable de ce meurtre. Mais il serait très important que ce crime soit élucidé, car le soupçon pourrit l’atmosphère à gauche.
Pour l’heure, la violence fractionnelle reste contenue, localisée. Mais si elle n’est pas éradiquée, elle risque un jour de s’étendre et de prendre une ampleur nouvelle. Il est très inquiétant qu’elle perdure une décennie après les scissions de 1992. Cela exprime au fond l’impact sur la société philippine de la militarisation multiforme du pays et de l’extrême violence qui caractérise toujours les rapports sociaux d’exploitation dans de très nombreux secteurs, comme j’ai une nouvelle fois pu le constater pour la noix de coco à Lala (dernière étape de mon séjour à Mindanao).
Ceci dit, le phénomène politique essentiel reste, depuis 1986, l’apprentissage par la majorité des organisations de gauche aux Philippines d’un esprit et de pratiques unitaires qui n’existaient auparavant qu’à l’état embryonnaire. En témoignent les tentatives de fusion (même avortées), l’envol d’un « parti électoral-mouvement politique » comme Akbayan !, la formation de multiples coalitions, la capacité à poursuivre dans la durée des campagnes communes, la reconnaissance par bien des composantes de la gauche du pluralisme au sein même du mouvement populaire et révolutionnaire.
Il y a, aux Philippines, un très riche tissu militant -syndicats, mouvements paysans, associations et ONG- qui peut donner corps aux convergences unitaires. Je n’ai malheureusement pas eu le temps de faire le point sur l’évolution des confédérations et pôles syndicaux, sur la difficile reconstitution de fédérations paysannes à l’échelle nationale, sur le développement des divers réseaux d’ONG et des « fronts de masse ».
La solidarité de forces politiques européennes, y compris sur le plan parlementaire, peut contribuer à renforcer cette dynamique unitaire et à juguler la violence fractionnelle.