Il n’est pas étonnant qu’à une époque de crise et forte tension sociale sous-jacente, les illusions centristes à la Bayrou aient peu de crédit. Même si ce n’est que passager, la pression objective découpe deux camps et oblige les plus mous à radicaliser leur posture, des deux côtés. La colère sociale est partout. Mais elle se trouve répartie également dans les deux camps ! Le « mouvement ouvrier » comme son nom ne l’indique pas ne polarise plus, loin s’en faut, la majorité des plus modestes, les plus abandonnés par le système. Paradoxe conjoncturel ? Effet délétère mais passager de la crise ?
Le « vote ouvrier » justement ! Mais, de quelle classe ouvrière parle-t-on ? Que s’est-il passé en un quart de siècle au sein du salariat, au sein de l’organisation du travail ? Peut-on se contenter du rituel consistant à dire que les « travailleurs » sont majoritaires ? Phrase qui n’a plus de sens depuis que les classes rurales sont ultra minoritaires.
Alors première question : à qui s’adresse-t-on quand il s’agit de proposer une rupture avec le capitalisme ? A l’écrasante majorité de la population ? Oui mais encore ? A une grande partie de la jeunesse, à l’essentiel des salariés et agents de l’Etat, aux retraités modestes, aux petits acteurs indépendants du marché (agriculteurs, artisans), à une partie de ce qui est intitulé « professions libérales » et aux artistes et intellectuels ? Oui. Et justement une force politique anti-capitaliste (quelle que soit sa forme) devrait tendre à être plus ou moins le reflet de cet éventail ; devrait vouloir le faire. Nous en sommes loin.
Car, si toutes ces catégories ne se définissent pas de manières identiques dans leurs rapports objectifs aux mécanismes d’exploitation du capitalisme, aucune pourtant n’échappe durablement aux effets néfastes, économiques et sociaux, de celui-ci. D’autant plus que le capitalisme contribue à alimenter toutes sortes d’oppressions, de violence, de destruction de l’environnement et d’angoisse sociale dont il est difficile de s’abstraire pour toutes ces catégories. Alors quoi ? Faudrait-il considérer cet ensemble social comme un simple ensemble de cercles concentriques, sortes de « fractions sociales et fractions de classes », mais, avec les ouvriers d’industrie en leur centre, qui n’auraient « vraiment » que leurs chaînes à perdre ? Ou faut-il revoir cette copie et reconsidérer la formation sociale dans son ensemble ?
Le grand arc social du salariat
Les ouvriers et employés représentent autour de 45% (évaluation à partir des tableaux « Population de 15 ans ou plus selon la catégorie socioprofessionnelle en 2010 », INSEE), en éliminant de la catégorie « employés » les militaires et les policiers, en incluant les retraités, les chômeurs n’ayant jamais travaillé et environ ¼ des personnes déclarées diversement comme inactives.
Les catégories « populaires » représentent 87% de la population de plus de 15 ans :
• 45% pour les ouvriers et employés ;
• 41,8% pour ceux qui ne sont ni ouvrier, ni employé, ni chômeur ou retraité de ces deux catégories… mais qui ne sont ni agriculteurs moyens & grands, ni policier, ni militaire, tout en y incluant les jeunes de plus de 15 ans (8,3%), une part des cadres (du privé et de l’administration, 6.7% contre les 9% globalement), des professions libérales (0.2% contre 0,9%).
Les catégories sociales « bourgeoises, policiers, curés et gros agriculteurs » ne représentent pas plus de 13% de la population.
Les salariés - cette fois-ci au sens de personnes actives ayant un emploi -représentent 48% de la population de plus de 15 ans, hors scolarisés, dont 20% de cadres (après correctif des niveaux supérieurs) et les professions intermédiaires. Ces deux dernières catégories représentent donc 41% du salariat proprement dit. Quel que soit le périmètre, on arrive ainsi à un effectif ouvrier et employés qui représente pour sa part entre 50% et 60%.
L’industrie maintenant puisqu’elle est souvent au cœur des enjeux…Dans la métallurgie, il y a 52 % d’ouvriers, 28 % d’administratifs, techniciens et agents de maîtrise et 20 % d’ingénieurs et cadres, soit en gros 1/3 de catégories dites cadres et intermédiaires. Les cadres seuls représentent 20% de l’effectif dans la Chimie, 33% dans l’aéronautique et l’industrie ferroviaire (9 % en agro-alimentaire et dans l’automobile). Dans toute l’industrie en 2010, les recrutements de cadres dans les fonctions industrielles clefs non administratives se sont élevés à 60% de l’ensemble des entrées. Pourquoi cela ? Premier élément, la progression du taux d’encadrement : les gains de productivité dans le secteur industriel ont été continus entre 1997 et 2006, de +3,5% en moyenne par an, permettant une utilisation plus intensive du capital et du travail et favorisant au final la création d’emplois de cadres. La progression du taux d’encadrement a été significative dans les secteurs où les capacités d’innovation sont les plus élevées, par exemple dans les industries aéronautiques, ferroviaires et navales. L’effectif salarié de l’industrie a diminué de 18% entre 1994 et 2009, alors que pour l’ensemble des secteurs du privé il a progressé de 16% sur la même période. A l’inverse, l’effectif cadre dans l’industrie s’est accru de 23% entre 1994 et 2010, pour atteindre 473 000 fin 2010. Les entreprises par ailleurs ont procédé à une externalisation croissante des fonctions auxiliaires et les délocalisations ont laissé sur place les activités à plus forte valeur ajoutée.
Finalement, à moins de croire que l’on peut briser les liens entre l’une des premières puissances économiques et le capitalisme par la seule volonté d’une minorité de la population… le problème est sous nos yeux : la conviction de cette rupture doit être transmise bien au-delà des catégories les plus populaires.
Plus grande diversification du travail
Les gains de productivité, déjà mentionnés, mais aussi la quantité de « savoir » accumulé dans les machines, les procédés et les procédures ont très fortement accru la part de « travail intellectuel » dans toutes les branches économiques et sur beaucoup de postes de travail. Ce phénomène est loin de se restreindre aux catégories de cadres et de techniciens et s’est étendu depuis au moins vingt ans dans les catégories employés et ouvriers. Niveaux d’études requis, apprentissage sur le tas, autoformation, tout cela a accompagné l’évolution des emplois. Toutes choses sur lesquelles se sont appuyées les entreprises pour créer une confusion entre faculté des personnes à arbitrer dans certaines situations et autonomie réelle.
Le contenu cognitif croissant du travail pour une grande partie du salariat et le renforcement numérique des catégories cadres et techniciens se sont accompagnés de deux autres grands mouvements :
1. Un partie du salariat est restée – par besoin du système – engluée dans des métiers n’appelant pas d’autres gains de productivité que la simple intensification de la productivité physique, le plus souvent des emplois sous-qualifiés dans l’industrie et surtout les services. La massification de l’échec à scolaire, reflet d’une dégradation d’un système éducatif, renvoie à cette dualité des besoins actuels de capital, entre production de haute technicité et non qualification. Phénomène général en Europe au demeurant et que l’Allemagne traduit par exemple par l’absence de salaire minimum dans les services et libéralisation massive de l’intérim.
2. Quant au contenu cognitif grandissant du travail, au lieu de déboucher sur un renforcement de l’autonomie des individus vis-à-vis des directions supérieures de l’entreprise, il a finalement été gagné et capturé par ces dernières grâce… aux sauvegardes informatiques. Là où, par le passé, le savoir accumulé restait essentiellement la « propriété » des individus et faisait partie du dispositif de pression/négociation du technicien voire de l’ouvrier, dorénavant les procédures informatiques immobilisent ce savoir (y compris au sens comptable du terme) dans les actifs de l’entreprise, dépossédant les cadres opérationnels, les commerciaux, les chercheurs, les ouvriers les plus qualifiés de leurs savoirs et de leurs réponses empiriques. C’est un processus de prolétarisation par le haut qui se diffuse à différentes niveaux : dans la baisse des salaires à l’embauche des jeunes cadres, dans l’aptitude des entreprises à gérer un turn over croissant de leurs personnels qualifiés, dans les écarts salariaux grandissant entre haute hiérarchie et encadrement général. Si depuis toujours, le « comment les mettre au travail ? Comment optimiser le savoir des individus et comment discipliner ce savoir ? » s’intercale dans la mise en œuvre des mécanismes d’exploitation, la période récente a vu s’accroître spectaculairement la capacité du système à dérober une part grandissante du savoir individuel des salariés plutôt que sa simple « mise à disposition ».
Ces mouvements paradoxaux ont accru les divisions au sein du salariat. La position sociale dans le salariat n’est plus seulement « combien gagnez-vous ? » mais « où travaillez-vous ? » et « quelle est votre place dans le processus de travail ? ». Pour le vote Front national en mai 2012, c’est le niveau de diplôme qui compte le plus, comme l’avaient déjà noté des sociologues pour les précédents scrutins : un électeur sans diplôme sur deux (49%) voterait pour la candidate frontiste (Ifop) !
Tout cela doit attirer l’attention de quiconque veut poser la question du pouvoir, de quiconque a besoin de gagner l’écoute de couches salariales les plus larges pour être en position de poser un peu sérieusement la question de la rupture, en s’évitant l’ornière de la catégorie fumeuse de « classes moyennes », au pluriel en plus.
« Ouvriers, employés, techniciens et cadres »
Un autre facteur important doit être pris en compte, celui des modèles sociaux propres à chaque entreprise (relations sociales, politique salariale, formations etc.). Deux dynamiques se combinent : d’abord un mouvement général de gains de productivité et d’intensification de la charge de travail (quel que soit le secteur et la taille de l’entreprise, y compris bien sûr dans les entreprises publiques et les administrations) ; ensuite une dispersion grandissante des modèles sociaux non seulement entre secteurs et entreprises, mais aussi entre filiales et activités au sein d’un même groupe. L’équilibre entre de ces deux mouvements (l’un centripète, l’autre centrifuge) se fait grâce à des stratégies sociales à chaque fois spécifiques : politique complexe et très étendue de primes, segmentation des établissements, externalisation juridique de certaines fonctions, etc. – sans parler des spécificités locales en matière de temps partiel, heures supplémentaires, taux du recours à l’intérim et aux CDD. Le tout permettant de fractionner le modèle social interne. Il ne s’agit pas simplement de « diviser les salariés » mais plus sérieusement de chercher le modèle social optimum du point de vue des performances attendue de différentes divisions et tâches de l’entreprise, en fonction aussi de là où l’entreprise a décidé de « loger » sa marge dans ses comptes d’exploitation.
Cette sophistication des politiques sociales, parfois favorisées par l’ampleur des marges et leur redistribution interne en corrélation avec la productivité, a contribué à une plus grande dispersion des salaires, même si la relation objective de subordination et d’exploitation est générale. La décentralisation productive (réseau de filiales, compartimentation des activités, filialisation, externalisation) a facilité cette forte segmentation, pas seulement subjective, mais souvent sonnante et trébuchante, la politique sociale et salariale se montrant très différenciée, y compris au sein des catégories traditionnelles, ouvriers, agents de maîtrise ou cadres. Les exemples abondent :
• Du personnel volant d’Air-France à celui des petites entreprises travaillant en sous-traitance (bagages, sécurité, catering) dans les aérogares.
• Des employés des laboratoires pharmaceutiques aux ouvriers façonniers de sous-traitance.
• Des techniciens de PSA ou Renault aux employés de petites entreprises de sous-traitance de 3e ou 4e rang.
Les disparités de revenu salarial sont plus marquées parmi les employés et parmi les ouvriers, ces deux catégories socioprofessionnelles étant très hétérogènes en matière de durée d’emploi dans l’année, mais aussi en termes de métiers ou de secteurs d’activité. Chez les cadres, les disparités de revenu salarial sont nettement plus faibles, mais les écarts sont très importants en ramenant chacun à un temps de travail égal (cf. Bertrand Marc, Nathalie Missègue, Laurence Rioux, Insee.).
Il faut ajouter que la part des salaires les plus élevés (les 1% qui en 2009 touchaient plus de 79.000 euros) a fortement cru au cours des vingt dernières années : de 6% en 1995 à 7% en 2007. Et ce phénomène est encore bien plus spectaculaire si l’on prend les 0,1% les mieux rémunérés ! Cet étirement salarial au sein du 9e décile, sans parler de la ponction scandaleuse des « grands patrons », n’est pas sans conséquence sur la manière dont une partie des cadres peut prendre conscience de sa place définitivement subalterne.
Le propagandisme ouvriériste n’a pas d’avenir
Le dernier quart de siècle a donc fortement accru les disparités au sein du salariat. Pas simplement en termes de revenu et de niveau de vie, mais aussi très substantiellement en matière de contenu cognitif du travail. C’est même peut-être sur ce point que les écarts se sont le plus creusés, pas seulement et loin s’en faut entre les catégories socio-professionnelles traditionnelles, mais sein de chacune d’entre elles. Cette évolution est indépendante de celle du travail taylorisé ou de la perception que chacun a de la taylorisation ou pas de son poste. On peut fort bien travailler dans un schéma taylorien (lean production par exemple dans l’industrie) et devoir investir beaucoup de connaissances et de subjectivité pour dénouer diverses situations. On en connaît d’ailleurs les conséquences : stress, angoisse, souffrance psychique succèdent à l’abrutissement, l’épuisement physique, pathologies typiques du travail industriel des années 60 et 70.
Cette transformation a bien évidemment été portée par l’évolution du capitalisme lui-même, mais aussi par la sophistication des procédés, des procédures et des normes, pour partie due à l’évolution de la science, au contenu de plus en plus complexe de l’activité humaine et de la division du travail. Le résultat est saisissant : selon les branches, les entreprises ou les activités, les écarts de prérequis scolaires puis de connaissances accumulées se sont considérablement agrandis. Au sein des grandes classifications socio-professionnelles et entre elles, mais aussi entre industrie et services, et énormément au sein des services eux-mêmes, etc. Du coup, beaucoup de postes nécessitant une formation universitaire prolongée n’échappent pas dans l’entreprise à une gestion serrée de leur contribution à la « création de valeur », selon les termes en vogue chez les stratèges du capital. Là où il y a encore 25 ans ils auraient été considérés (toutes choses égales par ailleurs) comme des postes de surveillance et d’organisation, ils sont clairement identifiés aujourd’hui par leur entreprise comme des postes opérationnels et productifs.
Indépendamment de la subordination et de l’exploitation – situation générale du salariat à quelques exceptions près – cela accentue les différences de perception du rapport de chacun au travail, mais aussi de l’entreprise et tout bonnement du monde. Inutile de chercher, à ce propos, quels sont ceux et celles qui dans cette évolution sont disposés à la meilleure « conscience de classe » car cela n’a rien à voir. Par contre, pas mal de structures syndicales vont se lamenter longtemps encore pour n’être restées audibles que d’une frange minoritaire du salariat de leur branche, ou pour n’avoir jamais su simplement s’adresser au second voire au troisième collège des élections professionnelles. Sans parler d’autres impasses comme celle des femmes ou des travailleurs issus de l’immigration.
L’idée qu’il peut exister, au sein du salariat, un prolétariat plus révolté, plus conscient, plus à même d’adhérer à un anticapitalisme progressiste est une impasse. Non pas qu’il ne puisse pas y avoir parmi ces secteurs des travailleurs qui ont cette conscience, mais la focalisation propagandiste et quasi sémantique sur cette fraction du salariat est un choix minorisant.
Sociologie de la désindustrialisation
La prolétarisation s’est étendue mais l’éventail des situations sociales et professionnelles, en son sein, s’est significativement élargi, et par conséquent les subjectivités afférentes.
Le débat médiatique parfois fumeux sur la « fracture » sociale, technologique, scolaire ou professionnelle renvoie tout de même à cette évolution économique et sociale des sociétés capitalistes. Cet étirement du spectre salarial ne repose pas que sur la différenciation des salaires, d’autant que la crise peut fort bien, demain, placer un nombre encore plus important de gens dans une situation de précarité. C’est l’ensemble de l’organisation du travail au sein des process de production et des organisations opérationnelles qui a conduit à cette situation en l’espace de 25 ou 30 ans.
En période économiquement favorable à l’emploi et à la négociation sociale, cette évolution sociologique favoriserait les réponses réformistes et le syndicalisme d’accompagnement. Ce qui n’enlèverait rien, faut-il le redire, à la tension objective du rapport salarial. Mais, ces temps sont dépassés. Aujourd’hui le capitalisme ne pourrait même plus absorber les réformes sociales post-1981, et évidemment pas les nationalisations ! Très vite la « réforme » provoquerait et nécessiterait l’affrontement social. Déjà, le tournant de 1983 du gouvernement Mauroy indiquait qui était le vrai chef, le capital ! Dit autrement : dans le contexte actuel, il ne peut y avoir d’adhésion populaire massive au PS et l’on doit noter au passage l’incapacité de la CFDT à dépasser son seuil actuel de représentativité en dépit de ses professions de foi sur le syndicalisme de propositions. Une grande partie du salariat (quelle que soit la réponse que les gens y apportent ensuite) ne croit pas à cette voie-là. Ils savent, confusément sans doute, que l’idée de simple canalisation, domestication, encadrement du marché est une illusion.
Mais, symétriquement, la défaite politique est définitivement assurée à ceux qui campent sur un pur propagandisme anticapitaliste mâtiné de quelques revendications sociales immédiates. Pensent-ils devoir s’adresser prioritairement à un « noyau dur » du prolétariat, au demeurant minoritaire ? Ou, croient-ils pouvoir emporter l’adhésion de millions de salariés, de jeunes, d’anciens salariés, d’intellectuels, d’ingénieur et de médecins, à coup de slogans qui avaient une fonction d’agitation il y a 40 ou 50 ans mais qui sont réduits aujourd’hui à une mimique impuissante. C’est la marginalité sociale de tout repli sur une propagande formellement « lutte de classe », sans rapport avec la formation sociale réelle et frisant du même coup le messianisme social.
L’approfondissement des différenciations au sein du salariat et de la société toute entière n’est pas synonyme d’une minorisation inexorable (et définitive ?) du prolétariat « réel » au milieu d’une sorte de salariat petit-bourgeois. Mais, il faut savoir regarder la réalité en face et saisir que la colère générale, qui aujourd’hui anime cette société, exige une traduction politique non pas « réaliste » au sens du renoncement mais crédible au sens de la complexité du réel, c’est-à-dire de la mondialisation financière.
Irrémédiable !
Tous ceux qui font croire aux ouvriers de certains secteurs qu’une « bonne » politique permettra de ramener de l’emploi industriel « comme avant » sont des menteurs. Du Sarkozy des Etats généraux de l’Industrie en mars 2010 au PS des présidentielles avec effets d’annonce sur les PME, en passant par « Achetons français » de Bayrou, tous sont de fieffés bluffeurs. Car, le vieux tissu industriel s’est effiloché sous l’impact de plusieurs facteurs structurels :
• Le premier étant les gains de productivité et d’efficacité de l’industrie moderne,
• Le second étant la réorganisation du maillage industriel des groupes au sein de périmètres élargis, européens, méditerranéens et mondiaux,
• Débouchant sur une nouvelle division internationale du travail.
Les choses vont d’ailleurs en s’accélérant : dans un premier temps l’ouverture européenne a permis aux groupes industriels, du fait des impératifs de la compétition marchande, d’élargir leurs investissements vers l’Europe centrale. Arrivés à une situation classique de suraccumulation, ces groupes élaguent maintenant leurs actifs, détruisent de la surcapacité productive, rationalisent leurs dispositifs. Ce faisant, ils poursuivent le mouvement de déconcentration industrielle, ils répartissent autrement leur actifs dans un espace désormais plus vaste. Même l’Allemagne connaît ce processus.
Ce mouvement de réallocation des actifs industriels au sein d’un périmètre mondial mais surtout européen/bassin méditerranéen est irrémédiable parce qu’il contient – dans la quête de compétitivité marchande - une part (tout de même) de rationalité, celle qui renvoie au besoin qu’a le capitalisme d’économiser (à sa manière !) des moyens et de rationaliser la chaîne productive. En effet, quelle pourrait être demain la vertu d’une industrie faisant le chemin inverse et produisant à peu près les mêmes véhicules dans chaque pays ? Ou des produits alimentaires largement standardisés ? Ou des produits issus de la chimie, des médicaments, du textile ? Aucune.
Par contre, il reste deux critères que le capitalisme n’a ni l’intention réelle ni la possibilité d’intégrer à ses calculs : l’arbitrage sur la trace carbone des flux physiques au travers du continent et du monde ; et la mise en œuvre d’une politique économique permettant un développement harmonieux et égalitaire de l’ensemble des territoires européens.
La rupture ce sera aussi cela. C’est dans ce cadre que des industries pourraient être maintenues là où elles existent encore et que d’autres pourraient s’implanter. A moins de croire à une sorte de « révolution nationale » protectionniste et semi autarcique (cf. le FN). Mais cette révolution nous ferait revenir en deçà de la part efficiente du capitalisme. Elle serait ultra régressive en matière d’économies de moyens.
Une fraction du prolétariat est donc en train de mourir, abandonnée, éparpillée. Certains secteurs de la métallurgie, de la chimie, de l’agro-alimentaire, les derniers vestiges du textile, et certains métiers en leur sein, vont disparaître d’ici dix à quinze ans, aux termes d’un long processus qui aura commencé il y a trente ans par la décentralisation productive, la fin des très grandes concentrations productives, la segmentation des conglomérats. Cela n’a rien à voir avec le fantasme de la disparition de l’industrie. Celle-ci continuera d’exister sous forme de réseaux productifs transeuropéens qui, dans le cadre d’une transition de rupture avec l’économie de marché, devra intégrer un contrôle ex-ante de l’efficience écologique distances / flux physiques. Elle continuera aussi à exister sous forme de sites dont l’activité et les débouchés auront un sens au niveau local ou régional. Des formes de relocalisation (y compris sous la contrainte politique) ne s’émanciperont pas pour autant d’une logique de « chaîne productive mondiale », de rendement énergétique, de contrôle des taux d’utilisation des capacités productives.
La conscience de ces secteurs ouvriers est modelée par cette réalité. C’est avoir 50 ans dans un site de fonderie dans le Nord, qui a perdu 70% de ses effectifs en 15 ans, qui travaille pour des entreprises qui baissent drastiquement leurs commandes, avec la certitude que ça va fermer dans les 2 ans, que l’on ne retrouvera aucun travail et que ses enfants ont peu de chance de vivre mieux que leurs parents… Voilà la situation réelle que ces personnes, abandonnés par le système, ont intériorisée. Leur bataille est perdue, ils le savent bien mieux que quiconque. Ils trouvent alors un dérivatif dans leur colère et même leur haine de l’Europe, des Chinois, des autres,…qui leur volent « leur » industrie et leur travail. C’est une impasse interprétative dont la plupart ne sortiront plus maintenant, emmenant avec eux (on espère conjoncturellement) une partie des jeunes de leur ville qui survivent de petits boulots. Le vote aux présidentielles de mai 2012 à Hénin-Beaumont ou sur le bassin sidérurgique de Florange l’atteste quelque peu !
La manière dont le système lie le poste de travail à la personne fait qu’inexorablement l’absence d’anticipation sur les filières et les bassins d’emplois mènent les individus à cette désespérance. Comme pris les deux pieds dans le béton de leur entreprise, ils coulent avec. Le capitalisme les broie en même temps qu’il mute lui-même.
Or, souvent on sait prévoir la dynamique d’une branche. Le tout est de vouloir anticiper, de poser les problèmes, de distinguer l’avenir de ces emplois et l’avenir des gens qui les occupent, de mettre en place des politiques de très grande ampleur en matière de reconversion, de maintien des salaires, etc. Toutes choses qui sont hors de portée et hors de question sous le capitalisme. Contre le capitalisme, les notions de rupture et de transition systémique doivent intégrer cette nécessité d’anticipation sur le moyen terme, en donnant la priorité au développement humain. D’autant plus qu’un gouvernement « de la rupture » devra lui-même s’engager dans la destruction plus ou moins lente de dizaines de milliers d’emplois en raison de facteurs écologiques, d’irrationalité productive, de lutte contre l’inefficience bureaucratique, de démantèlement d’une partie de l’industrie d’armement, etc. Il faudra donc bien séparer la suppression du poste de travail et le sort de la personne qui l’occupe.
Le capitalisme, lui, se soucie comme d’une guigne de cette anticipation. Peu luimporte que des dizaines de milliers de salariés soient sous la menace d’évolution des métiers, des techniques, de modèles industriels ou commerciaux : « ils couleront avec leur emploi » voilà tout ! Mais on ne répond pas à cela en se contentant de dénoncer « la casse », en donnant pour seul horizon « les luttes » et l’interdiction des licenciements (voir ma précédente contribution).
Salaires et patrimoine
Le mécanisme d’exploitation, celui du détournement du travail au profit d’un accaparement privé, touche la moitié de la population de plus de 15 ans. Il ne s’arrête pas aux seules catégories d’ouvriers et d’employés, loin s’en faut. Mais, la position professionnelle des personnes ne doit pas être le seul sujet de réflexion.
A l’hétérogénéité spectaculaire des savoirs, des technicités, des qualifications, des contenus cognitifs ou pas du travail, nonobstant les hiérarchies formelles dans l’entreprise, s’ajoute une grande diversité des situations patrimoniales des individus, sans rapport avec les années 60 et 70.
L’étirement de la hiérarchie salariale (incluant l’intéressement salarié et plus modestement l’actionnariat salarié) a joué un rôle dans ce processus au cours des vingt dernières années. Mais l’affaire ne tient pas qu’à cela. Il y a eu aussi une sorte d’effet richesse, marginalement dû aux produits financiers de placement mais surtout lié à la valorisation de la propriété immobilière, y compris par effet d’héritage. Car, les prix de l’immobilier ont progressé de 120% entre 2000 et 2010.
En 2009, 58 % des ménages étaient propriétaires (8 fois sur 10 de leur résidence principale). Ce niveau, modeste par rapport à la moyenne européenne, s’est stabilisé depuis dix ans ; il était de 54% en 1987. Les 2/3 des ménages concernés ont terminé le remboursement du crédit contracté. Aujourd’hui, si l’on s’en réfère aux statistiques avancées plus haut, près de 40% des salariés sont donc propriétaires d’un bien… valorisable par le marché. Depuis 2003, dès le quatrième décile de niveau de vie, plus de la moitié des ménages sont propriétaires.
La valorisation des actifs immobiliers au cours du dernier quart de siècle s’est ainsi ajoutée aux hiérarchies salariales sans forcément y correspondre complètement. L’effet richesse patrimoniale (relative) a légèrement difracter la lecture purement salariale. D’autant qu’avec la croissance au cours des années 80 et 90 du nombre de ménages disposant d’un actif immobilier, nous voyons maintenant un effet transmission par l’héritage. Il fut un temps où être propriétaire c’était se faire gentiment taxer de capitaliste par son entourage. Plus aujourd’hui. A cela s’ajoute parfois d’autres effets patrimoniaux comme l’assurance-vie qui a pris une certaine place dans les modes d’épargne. Mis bout à bout, il existe donc bien une partie du salariat dont l’épargne patrimoniale est désormais significative et dépend du marché pour sa valorisation.
La prise en compte du patrimoine est devenue nécessaire pour mesurer les inégalités au sein même du salariat. Cet effet étend les inégalités et modifie quelque peu la simple hiérarchie salariale (Voir : Economie et Statistiques n°414, Alexandre Baclet et Émilie Raynaud, 2008). Ceci ne condamne pas 40% des gens aux affres de la compromission petite-bourgeoise mais cela creuse quelque peu les distances de perception. La détestation de la cupidité spéculative et de des grandes sociétés arrogantes est très répandue et sans doute très majoritaire dans le salariat en général. Tout autre chose est le rapport à la propriété, à l’épargne transformée en patrimoine puis léguée, à l’hédonisme apparent des choix de consommation, à la singularité de chacun et de chacune en toutes choses, à l’opposé d’une croyance en un bloc social objectivé par le seul rapport salarial.
Et donc le marché dans tout cela ? Expropriation des patrons ? Socialisation des moyens de production ? Voilà que même les plus « radicaux » se mettent à proférer des attentions particulières envers les artisans et les petites entreprises. Serait-ce parce que le marché résisterait longtemps au coup de boutoir de la révolution !? Il est donc préférable de trouver quelques formules générales qui indiquent une trajectoire plutôt qu’un schéma dogmatique : qu’il faut par exemple que l’ensemble des besoins sociaux fondamentaux (alimentation de base, santé, éducation, grands transports, grande communication…) échappent à la marchandisation ; que le marché doit cohabiter mais qu’il soit placé en situation de subordination. Cela suffira pour être entendus aujourd’hui, et cela évitera d’émettre des avis hasardeux qui auraient ce léger parfum d’économie stalinienne et de « planification » omnipotente. Cela ne règle pas tout, notamment sur les processus d’accumulation inhérent à la propriété privée, mais ça donne tout de même un point de référence à la notion de rupture systémique.
Proposer une rupture démocratique radicale
La crise de tout le mouvement syndical (et de l’extrême-gauche) combine une crise de représentation de la diversité du salariat et une crise programmatique à la hauteur de la mondialisation financière. Les deux choses étant liées en partie. C’est la résultante des défaites du dernier quart de siècle (réorganisation productive du capitalisme et tyrannie des actionnaires) et du retard pris dans le simple diagnostic des changements d’organisation du capital.
S’adresser au plus grande nombre et tenter de les convaincre, c’est donc aussi élaborer l’épure d’institutions alternatives tant au niveau local des quartiers qu’au niveau national et européen. Il n’est pas possible de ne pas rattacher un projet socio-économique à un projet démocratique radical… Projet néanmoins intelligible et crédible après un siècle de parlementarisme et d’illusion sur celui-ci. La fin de la fonction présidentielle et la république des conseils n’est sans doute pas l’équation immédiate la plus convaincante dans l’agitation quotidienne ! Or, il faut aussi avancer des solutions de rupture dans le domaine institutionnel au même titre que dans le domaine économique. Autant dire que dans les deux cas le niveau européen est aujourd’hui d’une grande importance. Pas simple ! Mais faire l’économie de cette élaboration ou penser qu’il y aurait nécessairement une dose de réformisme et de compromission en avançant des revendications démocratiques conduit également à la marginalité politique.
Claude Gabriel, 4 mai 2012