Les Débats : Dans votre ouvrage, vous plaidez pour une bonne interprétation de la société algérienne et en même temps pour sa transformation. A quoi visent ces deux exigences ?
Hocine Belalloufi : Il n’y a pas, selon moi, de séparation absolue entre connaissance et action. La vision dominante consiste à les séparer, voire à les opposer. La connaissance serait le produit d’intellectuels retranchés dans leur tour d’ivoire, totalement à l’abri des intempéries de l’histoire, entièrement détachés des servitudes humaines et adeptes d’une prétendue objectivité rabaissée au rang d’une vulgaire neutralité. Armés de la connaissance avec un grand « C », ils appréhenderaient le monde et nous l’expliqueraient. De l’autre, il y aurait les « acteurs politiques » qui agissent et participent directement à la transformation. Mus par la passion, ils seraient de ce fait incapables ou éprouveraient au moins beaucoup de difficultés à prendre le recul nécessaire pour saisir correctement le monde.
Je ne me reconnais pas dans cette vision dichotomique que je caricature à peine. Je considère que toute démarche de transformation qui se veut rationnelle et rigoureuse doit intégrer en son sein le moment de l’action. L’action, en politique comme dans les sciences de la nature, constitue le moment de validation ou d’invalidation des connaissances acquises. Aussi doit-il exister un mouvement perpétuel de va-et-vient entre action et réflexion ? Il ne s’agit pas là de contraindre chaque chercheur à passer sa matinée au laboratoire et l’après-midi sur le terrain de l’action. Pas plus qu’il ne s’agit d’obliger chaque politique à consacrer une partie de sa journée à l’étude. Mais, il faut intégrer la réflexion et l’action comme deux moments unis et opposés à la fois du processus de la connaissance. Et il faut comprendre que l’objectivité n’est pas la neutralité, mais l’aptitude à appréhender la réalité telle qu’elle est, indépendamment de notre conscience. C’est pourquoi, en politique, les partis politiques peuvent être et doivent absolument tendre à être des « intellectuels collectifs », qui, quand ils fonctionnent correctement, sont beaucoup plus performants que tous les départements des sciences politiques de la planète. Ils sont beaucoup plus performants, parce qu’ils repassent à la pratique en permanence et vérifient la validité de leurs thèses. Ces thèses transforment-elles la réalité ou échouent-elles à le faire ? Un parti est une équipe de chercheurs, dont le laboratoire est la société, et l’action, le moyen d’expérimentation.
Mais, pour éviter toute interprétation étroite de ce que je viens de dire, il convient d’ajouter que le travail effectué par les universitaires et autres chercheurs, même solitaire – bien que jamais isolé – participe, de son côté, à alimenter ces « intellectuels collectifs ».
Vous abordez la crise algérienne et vous la qualifiez de « crise entre les classes et fractions de classes dominantes ». Pourriez-vous être plus explicite ?
Il y a deux dimensions dans la crise algérienne. La première renvoie aux contradictions entre, d’une part, les classes et fractions de classes dominantes – par exemple, la bourgeoisie d’Etat, la bourgeoisie privée, les grands propriétaires terriens durant les premières décennies de l’indépendance – qui forment ce qu’on appelle le « bloc social dominant » et, d’autre part, les classes dominées, classe ouvrière et, plus généralement le prolétariat, petite bourgeoisie. Ce sont ces contradictions qui motivent et expliquent en dernière instance les choix économiques, les luttes sociales et politiques ainsi que les controverses idéologiques. Il s’agit donc d’une lutte entre ceux d’en haut et ceux d’en bas.
Mais la crise est également une crise entre les classes et fractions de classes du bloc social dominant. Celles-ci sont alliées, ce qui implique une situation d’unité et de lutte pour savoir qui dirigera l’alliance. La capacité d’hégémonie, c’est l’aptitude à diriger et à être accepté comme tel par ceux que l’on dirige. Elle intègre en un seul toutes les dimensions de force et de consentement. Il existe donc une rivalité permanente entre les différentes classes et fractions de classes. Dans certaines circonstances, cette rivalité s’exacerbe et prend la dimension d’une crise : une classe ou une fraction de classe ou un ensemble se révolte et vient contester la domination de la force dominante. Cela provoque une crise où ceux d’en haut luttent les uns contre les autres, s’opposent, parfois même violemment, entre eux, n’arrivent plus à cohabiter sous la forme sous laquelle ils l’ont faite jusque-là. C’est la crise d’hégémonie.
Pourquoi cette crise d’hégémonie provoque-t-elle, selon vous, une crise du régime et l’empêche-t-elle de se démocratiser ?
On a souvent tendance, chez nous, à mettre le refus de la démocratisation du régime sur le compte du personnel et des appareils politiques qui dirigent l’Etat. On explique que les dirigeants du pays ne veulent rien lâcher, qu’ils considèrent l’Algérie comme un bien dont ils sont les seuls dépositaires… Cela est sans doute vrai. Mais il s’agit là de la dimension subjective du problème, liée à l’histoire de la formation politique et idéologique nationale née au cours de la colonisation et développée dans les conditions particulièrement difficiles de la guerre de Libération nationale. Il existe cependant une dimension objective, indépendante de la volonté des individus, pour expliquer aussi l’impossible démocratisation du régime. La politique d’infitah menée depuis 30 ans a brisé le consensus social forgé au cours des deux premières décennies de l’Indépendance. Elle a polarisé la société entre une minorité qui a spolié et qui continue de spolier les biens qui appartenaient, par le biais du caractère public de la propriété, à la société, et une majorité qui s’enfonce dans la misère. Pis encore, elle a brisé le consensus national en bradant des pans entiers de notre économie à des puissances financières et économiques étrangères qui n’ont aucun souci de l’intérêt de notre peuple.
Une telle politique sape les bases de la cohésion sociale et nationale. Elle ne peut être durablement acceptée par la population qui se révolte. La révolte, ne serait-ce que sociale mais qui est aussi politique, ne s’est pas arrêtée depuis 30 années : grèves et émeutes sous Chadli, durant la décennie de guerre civile et depuis 2001. Cette révolte perlée, permanente, a été ponctuée par des explosions violentes en 1988, 2001 et 2011. Elle contraint donc les promoteurs de la politique libérale à la faire passer de force, de manière autoritaire. La libéralisation économique ne peut s’accompagner de démocratie, car son coût est inacceptable pour ses victimes. Il faut donc un régime autoritaire, voire une dictature, pour l’appliquer.
Le consensus social et national, c’est-à-dire la capacité hégémonique, constitue la base matérielle de toute démocratie. Qu’il vienne à manquer et la démocratie est en danger. L’absence de démocratie ne provient donc pas, contrairement à ce qu’affirme la vision raciste du néocolonialisme, de l’absence de « culture démocratique » dans nos sociétés.
En évoquant le changement dans la région arabe, vous parlez de la « prudence » du peuple algérien. A quelle logique obéit cette démarche ?
La prudence du peuple algérien n’est pas univoque. Elle obéit certainement à plusieurs facteurs. Je ne crois pas qu’elle obéisse à la volonté de défendre le statu quo. Il n’y a qu’à observer l’ampleur des luttes sociales qui contraignent le gouvernement à céder sur nombre de revendications pour s’apercevoir que le peuple aspire au changement. Lorsque l’on voit que la majorité de la nouvelle APN a été élue par près de 2 millions d’électeurs (en acceptant les chiffres officiels), on se dit que le soutien au régime actuel n’est pas massif. Mais, le peuple sent en même temps que le changement auquel il aspire nécessite une alternative sérieuse, forte et crédible. Il a vu ce qu’a donné l’alternative du FIS. Il voit ce qu’a donné l’alternative à Kadhafi en Libye. Il perçoit ce que pourrait être l’alternative en Syrie, si les grandes puissances impérialistes, leurs alliés régionaux (Qatar, Arabie Saoudite, Turquie…) et leurs relais locaux prenaient le pouvoir. Il observe la situation au Mali.
Changer, oui, mais pour gagner, pas pour perdre. Je pense que le peuple algérien fait preuve de beaucoup de réalisme politique sans pour autant cesser de lutter pour le changement. Il revient aux forces politiques d’adapter leurs tactiques à cette réalité.
Les résultats des législatives du 10 mai renforcent-elles votre constat, à savoir qu’il ne faut pas confondre « vitesse et précipitation » ?
Vérités stratégiques et vérités tactiques peuvent coïncider comme elles peuvent s’opposer, du moins en apparence. On peut donc considérer qu’il faut un changement de régime, que l’actuel est incapable de se démocratiser – il vient d’en faire la magnifique démonstration – mais que les conditions, en particulier subjectives, ne sont pas encore réunies. C’est pourquoi, il convient, aujourd’hui, de privilégier les batailles concrètes sur le terrain des libertés démocratiques : droits d’organisation politique et syndical, de grève, de réunion, d’expression, loi électorale, contrôle des élections… Lutter contre la répression… C’est ce travail à la fois patient et en profondeur que réalisa le mouvement national dans l’entre-deux-guerres mondiales. L’accélération de l’histoire au sortir du second conflit mondial découla du terrible massacre colonial du 8 mai 1945 et de la montée impétueuse, à l’échelle internationale, du mouvement de libération nationale (Inde, Chine, Vietnam…).
Pour résumer, c’est l’arrivée à maturation des contradictions qui ouvre un champ de possibilités dans lequel les forces sociales et politiques doivent savoir s’engager. C’est là tout l’art de la politique.
Interview réalisée par Z’hor Chérief