Le rejet massif du projet de constitution européenne confirme que le cycle politique et social ouvert par les zapatistes à l’échelle internationale et le mouvement social de 1995 en France est loin d’être refermé. La crise de légitimité des institutions et des élites politiques, médiatiques et économiques mais aussi l’écho idéologique des mobilisations altermondialistes offrent aux forces anticapitalistes une opportunité rare de développer leurs propositions. [1]
Pour autant, les difficultés sont nombreuses. En France, l’absence de renforcement substantiel des organisations politiques et sociales, les mouvements de yoyo électoral de la gauche radicale ou encore les difficultés à contester le leadership de directions syndicales conciliatrices témoignent de cette fragilité. Ailleurs, les errements de la participation gouvernementale de membres de la IVe internationale au Brésil révèlent une difficulté à se positionner dès lors que la question de la participation gouvernementale se précise. Tous ces éléments sont autant de signes qui confirment que l’affaiblissement structurel du militantisme politique, la vitalité de mouvements sociaux prétendant au leadership de la contestation ou encore le succès des théories de l’anti-pouvoir dans la génération altermondialiste ne sont pas de simples évolutions conjoncturelles mais proviennent d’un scepticisme profond quant à la capacité des organisations politiques de mener à bien la transformation sociale.
Sans entrer dans les débats tactiques, l’objectif de ce texte est de montrer que ces problèmes renvoient, en ce qui nous concerne, à une crise stratégique qui affecte notre crédibilité de force politique et limite notre capacité à peser. Si les fins de notre combat sont claires (émancipation, abolition de l’exploitation, démocratie radicale..), les chemins qui y mènent - entre renonciations et postures incantatoires - ne sont pas bien définis [2]. Révolutionnaires sans plans, nous n’arrivons pas à penser le moyen terme de notre action : ce qui se situe au delà de la conjoncture et en deçà de la construction du socialisme.
Cette faiblesse stratégique affecte notre capacité à adapter nos formes d’organisation et notre élaboration programmatique. D’un côté, les crispations et la dramatisation autour des enjeux tactiques sont aiguisées par la confusion quant aux perspectives de moyen terme. De l’autre, les joutes théoriques sur les formes économiques et politiques du socialisme peuvent n’être que des « châteaux en Espagne », destinées à nous rassurer sur notre radicalité. Nos adversaires de la gauche de droite ne s’y trompent pas qui pointent « l’absence de projet de l’extrême gauche » et en concluent à l’hégémonie durable d’une politique d’accompagnement social du capitalisme sur la gauche.
Un modèle stratégique par défaut : la conquête du pouvoir politique par la grève générale insurrectionnelle
La LCR a un modèle stratégique par défaut que l’on peut présenter succinctement : la grève générale insurrectionnelle [3]. Ce qui est central dans ce projet c’est la conquête du pouvoir politique pour renverser la bourgeoisie. Il repose sur une hypothèse fondatrice : à la différence de la bourgeoisie qui avait gagné au sein du mode de production féodal des positions, le prolétariat est une classe qui subit une domination sur tous les terrains de telle sorte que la victoire de la révolution socialiste nécessite un degré préalable d’organisation et de conscience du but.
La révolution russe de 1905 est l’expérience fondatrice pour l’affirmation du modèle. Elle démontre la possibilité d’une irruption des masses susceptible de contrer les tendances à la dégénérescence bureaucratique du parti. La notion de crise révolutionnaire développée notamment par Lénine [4] vient compléter la réflexion : dans un contexte de crise d’ensemble des rapports sociaux et de crise du système étatique, de nouveaux lieux de pouvoir apparaissent qui remplissent mieux que l’ancien système étatique certaines fonctions. Cette dualité de pouvoir ne peut perdurer, c’est pourquoi une force consciente - le parti révolutionnaire - doit saisir le moment stratégique et remporter la bataille militaire après avoir évalué la légitimité de son action auprès du mouvement de masse. Du fait de la cohabitation dans un même espace urbain et sur un laps de temps nécessairement réduit de deux pouvoirs, l’existence d’une force centralisée disposant d’une forte capacité d’initiative est décisive.
Echecs du passé, difficultés du présent
Bien que la discussion ne soit presque jamais posée frontalement, les débats au sein de la Ligue montrent que, pour beaucoup, ce modèle de conquête du pouvoir d’Etat lors d’une bataille décisive dans un contexte de puissantes mobilisations populaires n’est plus en adéquation avec le contexte historique. Sans prétendre à l’exhaustivité, il y a au moins deux éléments qui plaident en ce sens : les échecs passés des stratégies étapistes de transformation sociale ; la complexification et la fragmentation socioéconomiques liée au processus de mondialisation.
1. Echecs de l’étapisme, refus du réductionnisme
Au-delà de leurs différences, la social-démocratie, les mouvements communistes et les projets tiers-mondistes se sont caractérisés par des programmes politiques qui tendaient à réduire ou à subordonner les rapports d’oppression à leur dimension économique entre classes sociales ou entre pays. Les rapports d’oppression ou d’exploitation provenant du patriarcat, la prédation de l’humanité vis à vis du reste de la biosphère, le racisme, la négation des libertés politiques et individuelles, du choix de l’orientation sexuelle ou des cultures minoritaires n’étaient pas pris en compte ou étaient renvoyés mécaniquement à la résolution du conflit économique central. En conséquence, le sujet de la transformation sociale était considéré comme homogène et unique (la classe ouvrière, le peuple colonisé).
Cette homogénéisation du sujet émancipateur ouvre la voie à un glissement de la classe/peuple au parti, et du parti à sa direction comme bras politique organique des opprimés. En niant la pluralité des rapports de domination/oppression, ce substitutisme conduit à marginaliser ou à réprimer les espaces sociaux d’auto-organisation/auto-émancipation et à surestimer le contrôle de l’Etat comme moyen d’organiser hiérarchiquement l’émancipation. L’accession de la direction du Parti au pouvoir est ainsi l’horizon essentiel de ces projets politiques conformément à une vision étapiste du changement social : 1/ prise du pouvoir étatique ; 2/ mise en œuvre du programme politique.
Passant après la critique de la situation présente, le programme de transformation sociale est en outre peu élaboré et se focalise sur la négation de l’ordre existant. Au moment de le mettre en œuvre, les nouveaux détenteurs du pouvoir, confrontés aux difficultés de leur tâche concrète, succombent le plus souvent aux sirènes du pragmatisme et de leurs intérêts propres. Immanuel Wallerstein voit dans cette matrice commune une des causes principales des échecs des projets émancipateurs radicaux du siècle passé [5]. Rattrapés par les contraintes de la gestion étatique, la transformation sociale par en haut ne permet pas l’émancipation escomptée.
Le schéma 1 propose une présentation de l’articulation de ces trois problèmes et de leur contribution, au-delà de la multiplicité des circonstances historiques, aux échecs passés.
Schéma 1. Articulation du réductionnisme, du substitutisme et de l’étapisme, dans les échecs passés. [Ce schéma n’est pas reproduit ici] pour des raisons techniques].
2. Complexification et fragmentation socio-économiques
Une seconde difficulté stratégique provient des contraintes plus contemporaines en termes de complexification-fragmentation des sociétés.
Un premier élément largement discuté est l’éclatement des espaces de la gouvernance publique. La nouvelle donne géopolitique a permis la montée en puissance des institutions internationales (OMC, FMI, Banque Mondiale) et des proto-Etats régionaux tel l’Union Européenne [6]. Même si les états continuent de jouer un rôle prépondérant dans la régulation de la lutte des classes, ils ne sont désormais plus les seuls instruments de la domination politique de la bourgeoisie.
Parallèlement, depuis le début des années 1980, les transformations du capitalisme ont conduit à un double mouvement de déstructuration du monde ouvrier et de transnationalisation des flux économiques. Dans les pays riches, la diversification et la flexibilisation de la production [7] se traduisent par la multiplication des identités professionnelles, la banalisation d’un chômage de masse et l’essor de l’emploi précaire. Cette évolution a pour conséquence un affaiblissement du sentiment d’appartenance à la classe ouvrière [8] et une déconcentration spatiale du travail qui fragilisent les formes d’organisation du mouvement ouvrier traditionnel, et alimentent la désyndicalisation.
Dans le même temps, les grandes firmes ont élargi leur champ d’action à l’échelle mondiale et cherchent à accroître leur compétitivité et leur profitabilité à travers l’approfondissement de la division du travail au sein de chaînes de production globale . L’internationalisation de la production, accentuée par la montée en puissance des marchés financiers, a nourri dans de nombreux secteurs une course vers le bas en termes de droits sociaux et de sécurité de l’emploi [10]. Elle implique un affaiblissement du pouvoir de négociation des syndicats agissant presque exclusivement dans le cadre de l’Etat nation.
Le mouvement ouvrier traditionnel fait donc face à un processus circulaire d’affaiblissement de sa base sociale et d’inefficacité croissante de son action. Ce phénomène, présenté dans le schéma 2, explique en grande partie l’accumulation de batailles perdues au cours des dernières décennies. Il montre également comment, d’un côté, l’arme de la grève devient de plus en plus difficile à manier (en particulier dans le privé où on observe une tendance à la baisse du nombre de jours de grèves depuis les années 1980) et, de l’autre, comment le cadre de l’Etat nation constitue un espace stratégique trop étroit pour faire face à un patronat raisonnant global.
Schéma 2. Mutations économiques et affaiblissement du mouvement ouvrier [Ce schéma n’est pas reproduit ici] pour des raisons techniques].
Deux hypothèses stratégiques
Face à ces éléments de crise du modèle stratégique, il importe de stabiliser un certain nombre d’options afin d’accroître notre visibilité et de renforcer notre crédibilité politique.
A la suite de beaucoup d’autres, le point de départ proposé ici est le suivant : en raison de la richesse de ses débats, de la diversité des forces sociales qu’il rassemble et de ses innovations organisationnelles, le mouvement altermondialiste est aujourd’hui le principal espace de convergences du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux pour la résistance anti-systémique ; c’est en partant de sa jeune et fragile expérience que pourront se dessiner les contours d’un bloc historique à vocation hégémonique. Pour une organisation politique comme la nôtre, cela signifie que l’espace politique altermondialiste doit devenir le cadre de référence dans lequel se mènent les débats théoriques afin de dépasser celui issu de la Révolution russe et du « socialisme réellement existant » par rapport auquel notre courant s’est construit.
Dans cette perspective, deux hypothèses stratégiques sont proposées : la première a trait à la temporalité de l’action politique. Elle ne doit plus être centrée exclusivement sur la préparation de la révolution comme instant décisif, mais être tournée vers la mise en branle d’un processus de transformation sociale dans lequel la crise révolutionnaire est simplement une étape. La seconde en découle : en lieu et place de la scène unique d’affrontement pour prendre le pouvoir d’Etat, il convient d’articuler une pluralité d’espaces stratégiques qui bien qu’interdépendants connaissent des logiques et des dynamiques en partie autonomes.
1. Une politique immédiate cohérente avec ses finalités
Est-il juste de considérer que le prolétariat est une classe qui est totalement dominée ? Dans cette perspective, à la différence de la bourgeoisie qui a su gagner des positions à l’époque féodale, le prolétariat ne peut rien gagner tant que les rapports sociaux capitalistes sont dominants et, en conséquence, la prise du pouvoir est un préalable à toute amorce de transformation sociale. Cette hypothèse semble inexacte pour au moins deux raisons. La première c’est qu’il y a déjà des positions gagnées par le prolétariat qui constituent des éléments de continuité avec le socialisme pour lequel nous nous battons. Je pense par exemple, même si elles exigent d’être substantiellement approfondies, aux formes de socialisation qui existent comme le salaire différé (retraites, sécu, etc..) et les services publics. Deuxième raison, croire (ou faire croire) qu’une fois le pouvoir pris le plus dur est fait est une dangereuse illusion. Les expériences de transition d’une formation sociale historique à une autre, que ce soit lors de la victoire de révolutions socialistes ou, en sens inverse, des transformations post-socialistes en Europe de l’Est et en Asie, sont de ce point de vue riches d’enseignements. Quel que soit le volontarisme des dirigeants, le passé résiste et il faut composer avec lui pour mener la transformation. Plus grave : plus le constructivisme est brutal, plus la crise économique et sociale est violente et destructrice. Si l’idée que la construction du socialisme implique une accumulation préalable d’expériences est présente dans la Ligue [11], les conséquences stratégiques d’un tel positionnement ne sont le plus souvent pas explicitées.
On retrouve ici la critique de l’étapisme déjà évoquée, mais aussi les raisons de fond du refus du décalage entre projet et pratique très présent dans le mouvement altermondialiste [12]. Le problème posé est celui de la temporalité de l’action stratégique. Opposé tant à l’éternel présent du néolibéralisme qu’à une conception messianique de l’Histoire, le temps historique altermondialiste et zapatiste se propose d’entamer la transformation du présent au nom de la possibilité d’un autre futur dont atteste l’altérité radicale du passé [13].
Les conséquences d’un tel changement de temporalité sont doubles. Il est d’abord essentiel de mettre en cohérence nos revendications immédiates avec l’horizon d’émancipation. Il faut ensuite tendre à faire évoluer nos pratiques de manière à ce qu’elles ne soient pas disjointes de nos fins et que le militantisme en lui-même - et non seulement en finalité - soit source d’émancipation.
Dans les faits, en matière de luttes antisexistes ou en ce qui concerne l’exigence de démocratie radicale, nous tendons à la cohérence entre nos revendications et l’horizon d’émancipation. En revanche, au niveau économique et social, celle-ci est loin d’être évidente. Bien que ce ne soit pas l’objet de cet article de développer cette thématique, prenons un exemple : l’absence de réflexion au sein de notre organisation sur la question du niveau de vie n’est pas loin de l’inconséquence. Face à la paupérisation de la population et à l’accroissement scandaleux des inégalités, la question salariale devient en France un facteur de convergence des luttes et une revendication très populaire. Il ne s’agit évidemment pas de s’opposer à une exigence de répartition des richesses, qui est totalement légitime, mais de la politiser dans une perspective de transformation sociale de manière à en faire autre chose qu’une hausse généralisée du pouvoir d’achat. Pourquoi ? D’abord parce que l’extension infinie du consumérisme n’est ni écologiquement soutenable, ni politiquement souhaitable puisqu’elle implique un élargissement du règne de la marchandise. Ensuite, parce que le concept d’aristocratie ouvrière n’a sans doute jamais été autant d’actualité : les standards de vie entre les classes laborieuses des pays du centre et de la périphérie sont extrêmement hétérogènes, mais surtout le pouvoir d’achat des premières se nourrit dans des proportions colossales des termes inégaux de l’échange, c’est-à-dire de l’exploitation des secondes.
En bref, en termes de travail programmatique, le changement de temporalité stratégique doit nous conduire à considérer le potentiel « transformationniste » des revendications et non leur seule capacité à aiguiser les contradictions.
Concernant les pratiques, la cohérence entre l’immédiateté et les finalités de notre combat est tout aussi importante. Si l’attachement aux principes démocratiques constitue une base solide de continuité, la question de la violence révolutionnaire n’est sans doute pas suffisamment discutée. Le passif considérable lié à cette question, mais également l’enracinement séculaire d’un certain nombre de libertés démocratiques dans les Etats occidentaux, ou l’évolution des forces militaires (surarmement, professionnalisation), peuvent justifier, dans ces contextes, l’affirmation d’un engagement stratégique dénué de toute ambiguïté en faveur de la non-violence.
A un niveau plus intime, les fils reliant investissement individuel et action collective sont également en voie de se redéfinir. Produit des échecs passés et des mutations socioéconomiques récentes, nourrie par le puissant processus d’individualisation [14], une nouvelle éthique du militantisme semble s’affirmer. Le militantisme sacrifice est rejeté au profit d’une vision émancipatrice de la pratique militante elle-même [15]. Cette question posée explicitement dans l’interview d’Olivier Besancenot publiée dans Contretemps à l’automne 2004 implique une recherche de coïncidence entre épanouissement individuel et contribution à la cause partagée [16]. La question est alors de savoir comment. Un premier élément de réponse se trouve dans la participation et la créativité : il convient alors de rechercher, en tâtonnant, le passage d’une forme d’engagement incarné par la figure disciplinée du militant au sein d’une hiérarchie, à celle d’une coordination plus souple d’équipes mettant en œuvre de manière autonome des projets. S ‘appuyant sur une éthique de responsabilité et de solidarité, une telle réflexion sur l’organisation du travail militant est cohérente avec une perspective autogestionnaire ; elle implique de prendre au sérieux les raisons ayant trait aux formes d’organisation qui contribuent à la faiblesse désormais structurelle du militantisme politique.
Le premier basculement stratégique proposé est donc de mettre au centre du projet collectif qui fonde l’identité du parti la cohérence entre revendications et pratiques immédiates et horizon d’émancipation, en lieu et place de la préparation à la bataille décisive révolutionnaire.
2. De la bataille décisive à la multiplicité des espaces stratégiques
Après la question de la temporalité, la seconde hypothèse porte sur l’agencement stratégique à mettre en œuvre. Comme nous l’avons vu plus haut, dans le cadre du modèle de la grève générale insurrectionnelle, la centralisation de l’organisation révolutionnaire est cruciale pour saisir le moment décisif, celui où la conquête du pouvoir politique devient possible. Dès lors que d’un côté l’Etat-nation bousculé par la mondialisation capitaliste n’est plus l’espace unique de la domination politique bourgeoise, et que, d’un autre côté, l’arme de la grève générale ne semble plus en mesure de jouer le rôle qui fut le sien lors des grands bouleversements sociaux du siècle dernier, il convient de chercher à construire un nouveau modèle qui assume la pluralité des espaces stratégiques. La comparaison entre les échecs et le jeu de go permet de saisir ce basculement. Dans le premier cas, tous les efforts sont orientés vers un moment décisif : la capture du roi adverse. Dans le second, il s’agit de construire tout au long de la partie des zones d’influence plus importantes que l’adversaire ; bien que les batailles locales soient dans leur ensemble interdépendantes, elles ont leur logique propre et une relative autonomie.
La distinction établie par Hirschman entre trois attitudes possibles face aux crises des organisations et des Etats (exit, voice and loyalty) [17] permet d’opérer un découpage des divers espaces stratégiques.
La solution d’exit, la sortie, est celle qui consiste à abandonner l’organisation. On pourrait la traduire dans le champ de la lutte de classes par celle de la construction d’espaces sociaux autonomes, depuis les TAZ jusqu’au champ de l’économie solidaire. C’est l’espace de l’expérimentation, au sein duquel on s’efforce d’organiser des activités émancipées des rapports sociaux capitalistes et étatiques. La situation actuelle permet d’être offensif sur ce terrain d’opération. Ainsi, les zones laissées à l’abandon par le contrôle des centres du capitalisme ouvrent des espaces qu’il faut tenter d’organiser. Dans la Critique du programme de Gotha, Marx recommandait, contre les Lassaliens, de déléguer le moins possible de fonctions sociales à l’Etat bourgeois [18]. Si la question de l’égalité dans l’accès aux services publics est légitime, il serait donc paradoxal de se cantonner à exiger un retour de l’Etat dans les zones délaissées plutôt que de mettre en avant des stratégies d’autonomies comme celles de l’économie solidaire, en les situant dans une perspective de remise en cause du capitalisme global [19].
D’autre part, les contradictions spécifiques aux conditions de valorisation du Capital dans le champ des technologies de l’information et des communications (TIC) ouvrent des perspectives d’affirmation de logiques autonomes tout à fait prometteuses. Ce qui caractérise un certain nombre de biens informationnels c’est qu’ils peuvent être à peu près gratuitement appropriés après la première diffusion. Par conséquent, pour valoriser le capital investi, il faut limiter leur diffusion, quand bien même la gratuité n’imposerait aucun surcoût et aurait un effet d’enrichissement collectif immédiat [20]. C’est sur ces contradictions que se basent le succès croissant des logiciels libres et les questions soulevées par le téléchargement de biens culturels [21].
Bien sûr, croire que l’expérimentation et l’autonomie peuvent être le moyen exclusif d’une stratégie de transformation radicale du monde est une illusion. Ces exemples montrent cependant qu’il n’est pas nécessaire d’attendre le moment de la rupture pour amorcer la transformation sociale, mais bien, dans chaque espace social où cela est possible, d’expérimenter par tâtonnement - d’« avancer en questionnant » comme disent les zapatistes - pour pouvoir ensuite tenter de déployer les réussites à d’autres échelles et dans d’autres contextes.
Second espace, celui du « voice », c’est-à-dire de la protestation. Il se situe au sein du cadre dominant mais cherche à en influencer la direction. C’est l’espace stratégique de l’action syndicale revendicative, mais aussi les actions de plaidoyer des ONG qui s’appuient souvent sur une mobilisation de l’opinion publique. S’y intègrent donc aussi bien des grèves revendicatives et les négociations qui les accompagnent que les actions des ONG qui visent à influer sur tel ou tel aspect de l’agenda global. Pour l’essentiel, sur le terrain social, comme nous ne le savons que trop, les mouvements populaires sont dans une position défensive. Du point de vue du plaidoyer, idem. Même si des ONG sont parvenues en s’alliant à de petits pays à faire inscrire l’interdiction des mines antipersonnelles sur l’agenda international ou à mettre à l’ordre du jour la question de la dette des pays pauvres, elles ont surtout contribué à paralyser un temps les négociations au niveau de l’OMC ou, au sein de l’OCDE, lors de la bataille pour le retrait de l’Accord Multilatéral sur les Investissements (AMI).
L’option « Loyalty » enfin est celle qui consiste à participer pleinement aux règles qui régissent le fonctionnement de l’organisation. Cela peut correspondre au champ politique institutionnel démocratique : le champ électoral est en effet l’arène légitime pour définir l’orientation de la direction politique. Se situant au niveau de la compétition pour le pouvoir politique au sein de l’Etat nation, notre participation au jeu politique institutionnel n’a pas une simple vocation tribunitienne, mais, comme en témoigne le travail de nos élus, à peser sur les dossiers. L’audience de notre porte-parole comme la récente campagne du « non » montrent qu’il est possible aujourd’hui de développer des stratégies offensives au sein de cet espace. Non seulement parce qu’il est possible de gagner des positions, mais surtout parce qu’il est possible de subvertir les fonctions éligibles [22] et de les utiliser comme relais au service des stratégies d’autonomie (expérimentation) et de protestation (mouvements sociaux).
Ce découpage en trois espaces stratégiques autonomes (même s’ils sont à l’évidence reliés) doit permettre de développer des tactiques plus adaptées en se fixant des objectifs et des alliances correspondant à leurs configurations et temporalités propres. D’autre part, l’articulation différenciée des niveaux local, national, régional et global de ces trois espaces est cruciale. En ce qui concerne l’option de sortie, l’expérimentation, l’enjeu principal est de permettre la mutualisation des expériences et éventuellement leur mise en relation. L’espace de la protestation, bien structuré à l’échelon national, doit être approfondi au niveau régional et global de manière à faire face au double mouvement d’internationalisation des firmes et d’émergences d’instances supra étatiques de gouvernance. Enfin, les positions acquises dans l’espace institutionnel démocratique national doivent permettre de relayer l’exigence de démocratisation des espaces délibératifs supranationaux et d’aiguiser les contradictions ayant trait à leur illégitimité.
L’absence de profondeur historique de l’exposé et sa superficialité par rapport à l’étendue des problèmes abordés signifie qu’il contient très certainement de nombreuses faiblesses ou erreurs. Au-delà de ces limites, l’objectif est de pointer un problème crucial : si l’on ne prend pas au sérieux les questions stratégiques, la Ligue risque fort d’être cantonnée pour longtemps à un rôle de témoignage ou de lobby politique permettant de faire exister certaines questions, mais en aucun cas d’être une organisation capable de mener effectivement une transformation sociale radicale.
Les pistes esquissées ici pour échapper à cette triste destinée sont doubles. D’abord, à partir d’une démarche pragmatique, il convient de poser les questions que l’on peut résoudre [23]. Si l’on ne peut actuellement penser précisément les modalités de la rupture, cela ne nous dispense en aucun cas de mettre en œuvre une politique (programmatique et pratique) qui vise à amorcer dès maintenant la transformation sociale, à permettre aux opprimés de gagner sans tarder des positions. C’est même une condition pour crédibiliser la possibilité de cette rupture et prévenir les dénaturations cauchemardesques qui ont obscurci le siècle dernier. C’est aussi en avançant dans cette politique de transformation que l’on pourra mieux saisir l’interrelation entre les espaces stratégiques et penser de manière opératoire le moment de la rupture.
En second lieu, une réflexion doit être ouverte sur les formes d’organisation. La forme parti est totalement centrée sur la bataille pour la direction politique de l’Etat - il y a d’ailleurs un isomorphisme évident entre le parti et l’Etat. Si l’on considère qu’il existe des espaces stratégiques autonomes et interdépendants, il convient alors de rechercher des modalités d’organisation du travail militant qui permettent de les investir plus efficacement. Cela passe sans doute par la création de pôles chargés d’élaborer des tactiques et de mener des politiques adaptées aux logiques propres à ces divers espaces stratégiques.
Notes
1. Merci à Sylvain Pattieu pour sa relecture attentive et ses suggestions. La teneur du propos n’engage cependant que l’auteur.
2. En témoigne les nombreuses contributions pointant les insuffisances du projet de Manifeste dans Critique Communiste du printemps 2005. Ce texte est d’ailleurs en partie inspiré d’un amendement au manifeste (chap II B) proposé avec Loïc et Thibaut de Toulouse, qui ne sont bien entendu aucunement engagés par les positions exprimées ici.
3. Pour une présentation plus étoffée de ce projet stratégique, voir Daniel Bensaïd, Stratégie et Parti, La Brèche, Paris, 1987, 138 p. Pour mémoire, rappelons qu’il existe au moins un autre modèle stratégique important dans l’histoire des mouvements communistes : la guerre révolutionnaire prolongée. Théorisé par Mao en 1926 et mobilisé dans des contextes de lutte de libération nationale, ce modèle est fondé sur une dualité de pouvoir qui est territoriale et durable.
4. Voir en particulier La faillite de la IIe Internationale, 1915, disponible en ligne : http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/05/19150500.htm
5. Immanuel Wallerstein, « New revolts against the system » , New Left Review, n° 18, nov-dec 2002, pp. 29-39.
6. Voir par exemple, Christophe Aguiton, Le monde nous appartient, 10/18, Paris, 2003.
7. Michael PIORE and Charles SABEL (1984), The second industrial divide, Basic Books, New-York, 355 p.
8. Stéphane BEAUD et Michel PIALOUX, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, Paris, 1999, 468 p.
9. Gary Gereffi G. and Miguel Korzeniewicz (eds) (1994), Commodity chains and global capitalism, Praeger, London, 334 p.
10. Dean Baker, Gerald, Epstein and Robert Pollin (1998), Globalization and progressive economic policy, Cambridge University Press, Cambridge, 514 p.
11. Voir par exemple, Thomas Coutrot, « nouvelle force politique : anticapitalisme ou altermondialisme ? », Critique Communiste, n° 175, printemps 2005.
12. Voir par exemple Sylvain Pattieu, « Expériences et pratiques des nouvelles générations altermondialistes », ContreTemps, « Enjeux intellectuels d’une nouvelle gauche radicale », n° 11, septembre 2004 et l’ouvrage collectif Génération altermondialiste, Syllepse, 2003, 173 p.
13. Sur la relation entre histoire et lutte contre le néolibéralisme dans l’expérience zapatiste, voir Jérôme Baschet, chapitre III « La révolte de la mémoire », L’étincelle zapatiste, Denoël, Paris, 2002, pp. 155-203.
14. Philippe Corcuff, La question individualiste - Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon, Le Bord de l’eau, 2003.
15. Tim Jordan, S’engager ! Les nouveaux militants, activistes, agitateurs..., Autrement, Paris, 2003 (première édition en anglais 2002).
16. Olivier Besancenot, « Ma génération et l’individualisme », ContreTemps, « Enjeux intellectuels d’une nouvelle gauche radicale », n° 11, septembre 2004.
17. Alfred O. Hirschman, Exit voice and loyalty : the response to decline in firms organisations and states, Harvard University Press, Cambridge, 1970, X-162 p. Dans le cadre des luttes sociales, cette distinction est reprise par Joseph Confavreux, « Bataille dérangée », Vacarme, Printemps 2005, n° 31. Cependant il se limite à une réflexion portant sur une synthèse entre l’exit et le voice, laissant aux professionnels du pouvoir le monopole de la direction politique.
18. MARX Karl et ENGELS Friedrich, Critiques des programmes de Gotha et d’Erfurt, Editions sociales, Paris, 1981 (première édition en allemand 1891), 158 p ; souligné par Daniel Bensaïd, Stratégie et Parti, op. cit., p. 50.
19. Christophe Aguiton, « Une nouvelle grande transformation », Critique Communiste, n° 175, printemps, 2005.
20. Michel Husson, Le Grand bluff capitaliste, La Dispute, Paris, 2001, p. 127.
21. Voir par exemple Bruno LEMAIRE et Bruno DECROOCQ, « Microsoft pris dans la toile...chronique d’une mort annoncée ? », Adullact, février 2004, 19 p. http://www.adullact.org/article.php3?id_article=185 et Pierre-Noël Giraud, « Un spectre hante le capitalisme : la gratuité » point de vue publié dans Le Monde du 06.05.04
22. Le mariage gay prononcé par Mamère ou les démissions en bloc d’élus ruraux face au recul des services publics sont des exemples des possibilités de subversion à partir de positions institutionnelles.
23. Philippe Pignarre, « Pragmatisme et politique marxiste : fabriquer les questions que nous sommes capables de résoudre », Contretemps, n° 11, printemps 2004.