Après Grand Moyen-Orient : guerres ou paix ?, le journaliste et analyste Hocine Belalloufi vient de publier un nouvel ouvrage, La démocratie en Algérie. Réforme ou révolution ?, coédité par les maisons d’édition Apic et Lazhari-Labter. Dans cette interview, notre confrère s’explique sur le choix d’un tel thème et certains points développés dans son essai. Notamment la nécessité de poursuivre la bataille pour la démocratie, pour permettre “le recouvrement de la souveraineté populaire (…) avec le moins de casse et de bavure possible”.
Liberté : À la veille du cinquantenaire de l’indépendance politique de l’Algérie, tu publies un essai, dans lequel tu nous soumets une analyse de près de 50 ans d’indépendance. Pourquoi cet intérêt à interroger l’histoire et même l’actualité ?
Hocine Belalloufi : Mon intérêt pour l’histoire des cinquante dernières années s’explique par le fait que l’on ne peut comprendre la situation actuelle de notre pays sans retracer, au moins à grands traits, son parcours récent – cinquante ans, pour un pays, ce n’est rien. C’est ce parcours qui a façonné l’Algérie aujourd’hui. Il fallait donc tenter de restituer la dynamique économique, sociale, politique et idéologique contradictoire de cette période.
Quant à l’actualité, elle est caractérisée par des événements importants, tels que la célébration du cinquantenaire de l’indépendance nationale, la situation politique internationale et régionale marquée par un vent de révolte des peuples contre la domination politique de dictatures dans le monde arabe et des peuples européens contre la domination politico-économique des marchés financiers, ainsi que la situation en Algérie, marquée par une révolte sociale profonde et l’annonce de réformes politiques par le pouvoir. L’actualité, forgée par le passé, est en même temps ouverte et peut déboucher sur des scénarios différents, voire opposés. Il faut donc rester attentif à l’évolution des choses.
Pourquoi exclus-tu, dans la phase actuelle, l’idée du départ du régime ?
Cette question renvoie à la conjoncture immédiate, c’est-à-dire au moment actuel de lutte. À l’heure qu’il est, il n’existe pas, à mon avis, d’alternative politique crédible, construite et solide. Et les catégories sociales qui se battent quotidiennement pour améliorer leur situation sociale, dégradée par la politique néolibérale, ne sont pas prêtes à investir la scène politique, pour exiger le départ de ce régime et son remplacement par un autre basé sur l’expression libre et renouvelée de la souveraineté populaire. Comment, dans ces conditions, changer de régime ? En appelant les grandes puissances impérialistes à venir “nous libérer”, c’est-à-dire à nous asservir de nouveau directement ? Ceux qui n’avaient aucun recul politique ont pu voir concrètement ce qu’il est advenu de la “Libye libérée”. Faut-il alors créer des groupes de choc dans les villes et des maquis dans les montagnes pour mener une guerre contre le régime ? Il s’agit là d’une voie sans issue et totalement erronée dont on a pu mesurer les conséquences au cours de la décennie 1990. Il n’existe pas de raccourci pour ceux qui considèrent que le peuple est l’acteur du changement. Pour changer de régime, il convient que le peuple le veuille et qu’il s’en donne les moyens. Il faut donc entamer un long et patient travail de sensibilisation, afin de l’aider à s’organiser d’abord autour de ses propres revendications, tout en convergeant vers un programme de changement politique.
Il n’existe pas de miracles en politique. Là comme ailleurs, seul le travail sérieux paie. Ce n’est peut-être pas très exaltant pour ceux qui subissent la situation depuis fort longtemps ou pour les jeunes qui rêvent de tout changer. Mais on ne peut faire l’économie de la construction d’une véritable alternative nationale, sociale et démocratique. Ensuite, contrairement à ce qu’affirment ceux qui pensent qu’il faudra un siècle pour que cela change, n’oublions pas que l’histoire connaît parfois des accélérations foudroyantes. Des facteurs non prévus, qui cheminaient de manière sous-jacente, peuvent réapparaître et modifier la situation en un instant. Des facteurs internationaux, nationaux, politiques, sociaux, internes ou externes au régime… Il faut prendre en considération ces événements lorsqu’ils surviennent, mais ne pas baser sa stratégie sur eux.
La revendication démocratique est une revendication qui intéresse tout le monde en Algérie. Pourquoi dis-tu que le “caractère interclassiste” de cette revendication est une chance pour notre pays ?
Affirmer que la démocratie est une revendication interclassiste ne signifie pas forcément qu’elle intéresse tout le monde. Les dominants n’en veulent visiblement pas, si l’on se réfère au caractère inéquitable ni propre ni honnête du dernier scrutin législatif. Mais il est vrai qu’elle intéresse toutes les classes, de manière différente cependant. De même que le caractère autoritaire de notre régime ne veut pas dire que tous ceux qui sont en son sein s’opposent à la démocratie, alors que tous ceux qui sont à l’extérieur du régime seraient pour la démocratie. Le patronat privé a besoin de démocratie pour accélérer le processus de passage à l’économie de marché : privatisations, ouverture du marché national, aide massive de l’État… La petite bourgeoisie voudrait la démocratie pour élargir son horizon social bouché et peser davantage sur la décision politique. Les travailleurs et les couches populaires ont besoin de démocratie pour pouvoir se défendre (faire grève ou manifester sans risques), s’organiser, s’exprimer et porter leur propre projet politique. Cela peut constituer une chance dans la mesure où cela peut isoler les adversaires du changement démocratique. Plus ces adversaires seront minoritaires, plus ils seront isolés et plus le recouvrement de la souveraineté populaire s’opérera dans les meilleures conditions, avec le moins de casse et de bavure possible.
Le deuxième avantage de ce caractère interclassiste est qu’il permet, potentiellement, la formation d’un véritable consensus pour éviter les risques d’ingérence étrangère des grandes puissances ou de déstabilisation. Si l’on prend le cas de la Tunisie, on s’aperçoit que la chute de Ben Ali a été rendue possible par la conjonction de trois facteurs : la révolte spontanée des classes populaires exclues du système économique, à la suite du sacrifice de Mohamed Bouazizi ; la révolte des travailleurs intégrés dans l’économie tunisienne (syndicalistes de l’UGTT en tête), des couches moyennes qui luttaient courageusement depuis des décennies (opposants, avocats…) et qui relayèrent la révolte des exclus ; enfin, le refus de l’armée d’intervenir, aux côtés de la police, contre la population en révolte. Ce dernier refus est l’expression de la rupture opérée entre le clan Ben Ali-Trabelsi qui s’était accaparé le pays et l’avait mis en coupe réglée et des secteurs de plus en plus larges de la bourgeoisie tunisienne exclus de la décision et d’espaces économiques de plus en plus vastes.
Tu laisses entendre que l’enracinement de la démocratie en Algérie est inséparable de la mise en place de stratégies et de tactiques des luttes. Que veux-tu dire au juste ?
Le caractère très large de la revendication démocratique constitue, comme nous venons de le voir, une chance. Mais il existe en même temps de grandes différences dans la vision et l’application de cette démocratie. Les classes dominantes n’ont pas un besoin absolu de la démocratie pour faire des affaires.
La démocratie s’arrête souvent à la porte des entreprises. Observons comment la démocratie bourgeoise avancée d’Europe ou d’Amérique restreint de plus en plus la démocratie parlementaire, comment les marchés financiers dictent leur loi et imposent directement leurs représentants non élus à la tête des États… La démocratie peut même constituer un frein à l’appétit vorace de certaines fractions du capital.
Enfin, ces couches sociales découplent l’aspect politique de la démocratie (la question du pouvoir) de son aspect social (amélioration de la situation des couches défavorisées) et demandent aux classes populaires de laisser de côté, sous peine de se voir accusées de n’être que des tubes digestifs, leurs revendications “étroitement sociales” pour ne s’intéresser qu’aux “grandes questions” de politique. De même que la démocratie est découplée de son aspect national (la préservation de la souveraineté économique nationale, le refus des ingérences…). Ces classes sont donc instables dans le combat démocratique qu’elles peuvent déserter à n’importe quel moment.
Les couches moyennes peuvent en partie être achetées dans le cadre d’une politique de paix sociale qui nécessite cependant de gros moyens. Mais la plus grande partie des couches moyennes est touchée de plein fouet par un processus de prolétarisation. Elle tend donc à lutter de façon de plus en plus ferme pour la démocratie.
Quant aux travailleurs actifs et au chômage, ils ont un absolu besoin de démocratie pour se défendre, s’organiser, lutter, définir et porter leur projet politique. Il s’agit donc de l’aile marchante, de l’aile la plus conséquente dans le combat démocratique. C’est pourquoi ces couches populaires doivent se battre pour diriger l’alliance, afin de lui donner un contenu politique (la démocratie), organiquement lié aux contenus social (justice sociale) et national (défense de l’économie nationale et de la souveraineté politique face aux grandes puissances…). Unité et lutte traversent ainsi les partisans de la démocratie.
Finalement, la démocratie en Algérie passera-t-elle par les réformes ou par la révolution ?
Par révolution, il faut entendre rupture dont l’axe de gravité politique est extérieur au régime. Il s’agit d’une rupture procédant de l’intervention politique des masses populaires.
Cette révolution, cette rupture, est incontournable parce que le régime fait lui-même constamment la preuve, depuis vingt ans, de son incapacité à instaurer la démocratie, c’est-à-dire de se réformer. Il vient encore de rater une occasion d’entamer une véritable transition. Il est vrai que l’objet d’une telle transition, la démocratie, signifierait en même temps sa fin en tant que régime, mais pas la fin de carrière de tous les membres ou institutions du régime.Le deuxième aspect qui rend incontournable une révolution est que la politique économique suivie et la remise en cause des acquis nationaux de la Guerre de Libération nationale et du projet de développement national brisent le consensus social.
Le régime, qui mène une telle politique, représente des couches sociales qui ne peuvent changer de politique. Elles sont donc objectivement contraintes d’imposer leur politique de façon autoritaire.
La révolution n’est donc pas tant le produit de la volonté de révolutionnaires que celui de la politique menée par les dominants eux-mêmes. Leur aveuglement objectif pousse à la révolution. Maintenant, quand celle-ci interviendra-t-elle ? Réussira-t-elle ou échouera-t-elle ? Ce sont là d’autres questions…
Hafida Ameyar