On constate généralement l’existence d’un certain retard entre les luttes des classes réelles et agissantes et leur traduction sur le terrain des élections. Toutefois, les récentes élections en Grèce montrent au contraire une image de l’avenir : la collision frontale entre deux camps socio-politiques : la gauche et l’extrême droite. Cette dernière ne se réduit pas à la seule montée du parti néonazi Aube Dorée, c’est aussi la partie « non-économique » du programme du parti des Grecs indépendants (une scission de la Nouvelle Démocratie qui se prononce contre le Mémorandum et accepte le programme économique de SYRIZA). Elle s’incarne aussi dans le virage à droite de la Nouvelle Démocratie (ND, démocrates-chrétiens). Pour les travailleurs, la période à venir peut se résumer par la formule : de grandes opportunités et de grands dangers.
Dans cette confrontation, la gauche a actuellement une certaine avance politique en raison de la progression de la SYRIZA, mais aussi du poids du Parti communiste (KKE). Malgré son incapacité à profiter de la dynamique vers la gauche la plus significative de ces 30 dernières années, le KKE reste un parti qui disposant d’une influence notable dans la classe ouvrière et d’une forte base militante. Sans cette dernière, le KKE aurait subi encore plus durement la dynamique en faveur de SYRIZA.
En même temps, le poids de la gauche – même s’il est historiquement surprenant – reste très fragile. La progressition électorale de SYRIZA est hors de proportion avec la faible hausse de ses adhésions. Elle reflète essentiellement un phénomène de désaffection massive contre les deux principaux partis traditionnels (ND et PASOK). Ce phénomène n’est pas, qualitativement, très différent du décollage de la Gauche démocratique (DIMAR) de Kouvelis observé dans les sondages en février dernier. Il s’agit, pour le dire brièvement, d’une surprise.
L’actuel leadership politique de la gauche est du à la légitimité morale dont elle jouit à la suite de ses luttes et de son opposition de toujours au Mémorandum. Elle semble avoir le soutien de certaines couches sociales et d’une partie des travailleurs qui ne sont pas nécessairement d’accord avec son programme, mais qui souhaitent voir mettre en œuvre une politique active contre le Mémorandum. Malgré tout, si on observe les choses sobrement, la gauche n’a pas cessé d’être minoritaire. Il s’agit certes d’une minorité importante, mais c’est encore une minorité. Il s’agit, somme toute, d’un phénomène un peu étrange : les deux tiers de la population s’opposent au mémorandum, mais seulement environ un tiers soutient la gauche.
Dire que les autres partis qui se prononcent contre le Mémorandum (les Grecs Indépendants, les Verts, l’extrême droite) ne s’y opposent pas de manière conséquente ou le font par opportunisme n’a pas beaucoup de sens. Car ce qui compte dans le résultat électoral, ce n’est pas les intentions réelles de ces partis : ils ont obtenu leurs scores pour ce qu’ils disent et non pour ce que, probablement, ils pensent secrètement.
Il y a probablement deux raisons à ce phénomène. Tout d’abord, une grande partie de la classe ouvrière n’est pas encore convaincue que le Mémorandum est quelque chose de plus qu’une conséquence de la corruption des politiciens et/ou de leur passivité contre les « Européens ». En d’autres termes, ils n’ont pas encore fait le lien entre le Mémorandum, son contenu de classe et la crise du capitalisme. La contribution de la gauche parlementaire a, dans ce sens, été médiocre car elle s’est limitée (en particulier SYRIZA et DIMAR) à une rhétorique électorale anti-Mémorandum, avec un caractère de classe vague. Deuxièmement, il y a une fraction de la classe bourgeoise grecque elle-même qui est aujourd’hui contre le Mémorandum. Kammenos, président des Grecs indépendants, et Kyrtsos, un éditeur bien connu d’un journal bourgeois qui a soutenu la candidature du parti d’extrême droite LAOS, représentent cette fraction. Mais il est également probable qu’une partie de la bourgeoisie grecque compte également sur Tsipras (leader de SYRIZA), comme ils le faisaient avec le PASOK au début des années 80. Il y a déjà, par exemple, le cas de Tragas, un célèbre journaliste et rédacteur en chef de droite, qui se prononce aujourd’hui en faveur de la SYRIZA.
Cela ne signifie évidemment pas que le succès de SYRIZA est accueilli positivement par la classe bourgeoise. Pour cette dernière, il s’agit d’une défaite. La bourgeoisie se trouve dans une impasse politique réelle. Tout d’abord, elle est fragmentée entre différents projets stratégiques qui correspondent à des fractions adverses du capital. C’est la principale raison pour laquelle Samaras (leader de la ND) tente depuis les élections de réunifier un « front de centre-droit pro-européen », avec quelques résultats mais pas encore satisfaisants (de son point de vue). Deuxièmement, elle voit son hégémonie s’affaiblir. Elle n’est plus convaincante. Ce qui a changé, en particulier depuis les élections du 6 mai, c’est qu’elle a échoué à persuader les gens, non seulement parce que son chantage politique n’a pas fonctionné, mais aussi parce que son lien politico-économique fondamental avec les travailleurs et en particulier avec la classe moyenne (le « contrat avec le peuple » informel qui sert à renouveler périodiquement sa domination) est aujourd’hui profondément fissuré. L’articulation de la petite propriété privée et de la connexion individuelle avec le pouvoir par la médiation des « politiciens », en d’autres termes le mécanisme grec d’adhésion de la conscience des masses, ne fonctionne plus. Il est probable que cette courroie de transmission n’est pas encore brisée, mais elle est profondément gripée et elle peut être définitivement cassée. Cela crée un potentiel nouveau pour renverser le pouvoir de la bourgeoisie.
La classe bourgeoise a deux choix possibles, tous deux difficiles. Le premier consiste à accepter un compromis temporaire en laissant la gauche s’exposer dans la gestion du système. Mais cela implique le danger de voir la confiance et la combativité des travailleurs augmenter à court terme. Le deuxième choix est d’instaurer un régime de type bonapartiste sauvage – « si les travailleurs ne peuvent pas être contrôlés par de bons moyens, ils le seront par de mauvais ». On doit malheureusement constater que ni le fascisme, ni une dictature ouverte ne sont des éventualités à exclure de manière absolue en Grèce. Cependant, ils signifient également de sérieux problèmes pour la bourgeoisie elle-même. Sur le plan « opérationnel », elle n’est pas préparée pour quelque chose de ce genre. Par conséquent, son premier choix serait un retour à la normalité par le biais de la collaboration de classe.
Les organisations de la classe ouvrière se sont pas plus préparées que la bourgeoisie à quelque chose de radicalement différent. La montée électorale de la gauche et les pics du mouvement de masse ne sont pas synchronisés. Le rôle de premier plan joué par la gauche réformiste depuis les élections coïncide avec une pause du mouvement de masse. Par conséquent, nous ne pouvons pas compter sur un soutien immédiat ou sur la pression exercée par de nouvelles assemblées massives, des grèves, des manifestations etc. Au moment précis où la gauche a le plus grand potentiel objectif de faire reculer le pouvoir politique du Capital, la classe ouvrière n’est pas en train de remettre directement en question son pouvoir économique.
Les travailleurs ne voient pas encore la gauche comme le bras politique de leur propre lutte de classe, mais comme un corps entier dans lequel ils « investissent » tous leurs espoirs. « On vote Tsipras, de sorte que quelque chose va changer ». En terme de conscience sociale, ce n’est malheureusement pas si différent de : « On vote Aube Dorée, de sorte que certains vont recevoir une bonne fessée au Parlement ».
Une parenthèse : je peux accepter que certaines personnes déclarent qu’elles ne savaient pas ce qu’est l’Aube Dorée, ce pourquoi elles ont voté pour ce parti. Malheureusement, le problème est que la plupart de ses électeurs savent très bien qui ils sont et ont voté en leur faveur en toute connaissance de cause. L’indifférence n’est pas une excuse, c’est, en soi, un ingrédient du fascisme. Le malentendu ou la tromperie, la « fausse conscience » de la réalité ne sont pas ses principales caractéristiques, tout comme elles ne le ne sont pas non pour tous les phénomènes politiques en général. La « fausse conscience » de la réalité est un ingrédient matériel inséparable de la réalité elle-même. Les relations matérielles à notre époque capitaliste sont ce qu’elles sont seulement en combinaison avec les formes dans lesquelles elles se reflètent dans la conscience de notre époque. Elles ne pourraient pas subsister dans la réalité sans ces formes de conscience, comme le disait Karl Korsch. Ici, la réalité et la conscience coïncident, ce qui signifie qu’affronter le fascisme est un problème beaucoup plus complexe que d’informer simplement les gens sur les crimes des néonazis.
La popularité du parlementarisme est en train de sombrer. Il est très révélateur qu’à l’occasion des élections les plus importantes de ces trois dernières décennies, le taux de participation n’a connu aucune croissance sinificative, au contraire. Il est également remarquable qu’après le 6 mai, les sondages indiquaient qu’une grande majorité de ce qu’on nomme de manière métaphysique « l’opinion publique », ne voulait pas de nouvelles élections et préférait voir se dégager un accord pour un gouvernement de coalition. A l’évidence, cela était impossible avec les partis qui avaient été aussi durement sanctionné dans les urnes.
Il y a un paradoxe supplémentaire : peu après les élections, de nombreuses personnes voulaient voir Syriza devenir le premier parti – comme l’on montré plusieurs sondages – mais en même temps, personne n’était pressé de concrétiser ce souhait puisque ces mêmes personnes ne voulaient pas de nouvelles élections. Cela signifie qu’il y a peu d’espoir à avoir sur le terrain électoral. L’indifférence ou la haine envers le parlementarisme n’apporteront cependant pas des conséquences progressistes, comme l’espèrent les anarchistes. Le problème, avec la désillusion populaire envers la démocratie parlementaire, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’une désaffection avec le parlementarisme, mais aussi avec la démocratie tout court. Comme le disait Trotsky, tant que ne surgiront pas de nouvelles structures de pouvoir auto-organisés qui permettent d’articuler le rejet du parlementarisme avec l’espérance révolutionnaire, le fascisme recueillera les fruits du désespoir de la petite-bourgeoisie. « Stohos », un journal fasciste, a écrit en première page, sans aucune auto-censure : « La solution ne viendra pas des élections, mais des casernes de l’armée ».
Dans un tel contexte, il est réaliste de penser qu’un gouvernement de gauche, ou avec la participation de la gauche, puisse jouer un rôle important. Le second cas de figure, celui d’un gouvernement de collaboration de classe, serait d’évidence tellement catastrophique que ce serait une perte de temps de l’analyser en détail. Il suffit seulement de rappeler que Syriza n’est pas, par principe, opposée à former un tel gouvernement, comme le prouve, avant et après les élections, sa manière de s’adresser aux Grecs Indépendants, qui se situent à sa droite. Son mot d’ordre est « Pour un gouvernement de coalition où les forces de gauche seront centrales ».
Mais, que dire par rapport à un gouvernement de la gauche, ou plutôt de La Gauche (les majuscules ont leur importance comme nous le verrons plus loin) ? Il est clair que nous ne pouvons pas être indifférents face à une victoire partielle (car nous savons bien que les choses ne changeront pas réellement par le vote), mais importante, qui s’exprimerait par la constitution d’un gouvernement de gauche dirigé par Syriza. Ce serait, avant toute chose, une vengeance historique contre la droite. Mais, en analysant les choses plus sobrement, il faut se rendre compte que les conséquences positives d’un tel gouvernement pour un projet d’émancipation du prolétariat ne sont pas si certaines. Nous trouvons dans l’histoire une série d’exemples de gouvernements de gauche qui ont joué un rôle positif pour le développement de processus révolutionnaires (par exemple le Nicaragua ou le Chili, malgré leurs limites) et autant d’autres qui n’ont servis qu’à la conciliation de classe ou, pire encore, à la répression directe de processus révolutionnaires (comme ce fut le cas en Allemagne après la Première guerre mondiale et en France et en Italie après la Seconde).
Un gouvernement réformiste de gauche est un pendule qui, en conséquence des pressions auxquelles il est soumi, s’inclinera vers des positions progressistes ou bien réactionnaires. Au plus il sera fortement tiré d’un côté, au plus il oscillera fortement vers le côté opposé si on le lache. Si un gouvernement de ce type échape à tout contrôle de ceux qui le tirent vers la gauche, alors que « Dieu nous aide » ! La gauche est seulement « La Gauche » aux yeux de ceux qui sont traditionnellement de gauche, ce qui signifie qu’elle a une force morale (avec majuscule) seulement pour eux. En cas d’échec ou de trahison d’un gouvernement de gauche, la déception amènera tous les autres à se convaincre qu’ « ils sont tous pareils ». Fasse que la chance soit avec nous dans ce cas, car les seuls qui ne seront pas assimilés à cet échec et à cette trahison, ce seront les mercenaires prétoriens de l’Aube Dorée.
Un gouvernement de gauche est, sans aucun doute, une meilleure chose pour le mouvement ouvrier qu’un gouvernement de droite. Mais cela doit être aussi considéré à partir d’une perspective historique. La maturation des conditions objectives et, surtout, des conditions subjectives pour la révolution n’est pas un processus cumulatif. Nous devons évaluer la perspective d’un gouvernement de gauche à partir de ce critère et, pour le moment, on ne peut en tracer avec certitude. Il est vrai qu’un gouvernement populaire de Syriza éleverait à court terme la confiance des travailleurs en eux-mêmes. D’autre part, il n’y a pas grand-chose à dire sur son programme ; il se situe à droite du programme du PASOK quand ce dernier est arrivé au pouvoir en 1981. Le PASOK, au moins, avait mené à bien certaines nationalisations de grandes entreprises. Syriza parlait également de nationalisations avant les élections du 6 mai, mais elles se retrouvent exclues de son « plan d’urgence » et par les conditions posées par ses alliés potentiels pour former un gouvernement. Aujourd’hui, elle ne parle plus que d’un « contrôle public » des banques qui ont été généreusement financées par l’Etat, et cela semble même y compris aller trop loin dans l’agenda de Tsipras, qui se présente disposé à s’engager à « faire tout ce qui est possible pour que le pays se maintienne dans la zone euro ». Cet engagement politique semble être nécessaire pour faire place aux ex membres de la bureaucratie du PASOK qui sont entrés, ou qui vont entrer, au sein de Syriza (comme Katseli, ancien ministre de l’Economie et plus tard collaborateur au plan d’ajustement de Papandréou, ou encore Kotsakas, lui aussi ex ministre et proche collaborateur de Tsohatzopoulus, actuellement en prison pour corruption).
La situation d’impasse actuelle du mouvement de masse, ainsi que la nécessité de négocier avec DIMAR et/ou le PASOK, restreignent sévèrement le potentiel progressiste qu’aurait un gouvernement dirigé par Syriza. C’est pour cela que nous ne pensons pas que notre principal mot d’ordre pour la prochaine période doit être « Pour un gouvernement de gauche », bien que nous ne soyons pas indifférents face à une telle perspective. Mais l’émergence d’un tel gouvernement ne dépendera pas de nous (OKDE et Antarsya). Ce que doivent être nos tâches, au cas où un tel gouvernement vient réellement à surgir, c’est de tirer le pendule de la lutte des classes vers la gauche, de soutenir toutes les mesures progressistes et toutes les nouvelles revendications des travailleurs et de nous opposer à toutes les mesures réactionnaires.
Sans aucun doute, l’orientation de certains secteurs militants en faveur d’un gouvernement de gauche, en tant que « solution » immédiate, est en grande partie le reflet de la crainte et de la répulsion que nous ressentons tous face au spectre du fascisme. Mais il n’est pas tout à fait certain, bien que cela puisse servir de réconfort, qu’un tel gouvernement puisse constituer une barrière effective contre le fascisme. Il faut prendre en compte le fait que, dans la majorité des cas où le fascisme s’est imposé dans l’histoire, il l’a fait après la défaite ou la dégénerescence de gouvernements de gauche ou de gouvernements progressistes avec la participation de la gauche. Il y a même un exemple très récent en Grèce, celui de Kaminis, social-démocrate de gauche et actuel maire d’Athènes, qui avait reçu le soutien d’une partie de la gauche (au premier et au second tour) afin de freiner la montée de l’Aube Dorée aux élections municipales de 2010 (où elle a finalement obtenu 5,3% des votes). Es-ce que cela a fonctionné ? Un an et demi plus tard, les néonazis ont pratiquement doublé leur score à Athènes.
En obtenant 1,2%, Antarsya n’a pas échoué aux dernières élections si nous considérons qu’aux élections parlementaires de 2009 elle faisait 0,36%, ce qui constituait déjà à l’époque le meilleur résultat obtenu par les anticapitalistes. Le résultat obtenu le 6 mai dernier est, par contre, en dessous du potentiel de la période telle actuelle, bien que le fait que nous ayons eu à souffrir du « vote utile » en faveur de Syriza constitue une excuse logique. En tous les cas, il serait erroné d’affirmer que le maintien d’une candidature autonome d’Antarsya était une erreur. Il n’y a pas de différence de critère essentielle pour évaluer cette décision après les élections comme avant ces dernières vu que l’objectif de la candidature d’Antarsya était de se construire comme organisation, de stabiliser sa base militante, de propager son programme, etc. Si nous voulons faire un bilan adéquat, nous ne pouvons pas seulement aborder les choses en termes de pourcentages, de chiffres, mais aussi avec des élements plus importants par rapport à la lutte des classes, comme par exemple le fait qu’au cours de notre campagne nous avons gagné l’adhésion du président du syndicat du métro d’Athènes. La raison de maintenir notre indépendance était plus profonde que l’estimation selon laquelle nous n’aurions pas un nombre suffisant de sièges pour former un hypothétique gouvernement des gauches...
Pour conclure : les résultats électoraux du 6 mai sont un tremblement de terre politique. Ils ont révélé et élargi la profonde brèche ouverte par une situation dont le potentiel est véritablement révolutionnaire – et non pas pour un futur indéterminé, mais bien pour la période qui est devant nous. La profondeur de cette brèche suscite le vertige et la crainte, y compris dans nos rangs – et c’est le cas pour moi. Car un abîme peut cacher le meilleur comme le pire, et accentuer les contradictions jusqu’au point d’ébullition a toujours été un projet risqué. Il est beaucoup plus risqué que la solution « douce » et progressive d’un gouvernement de gauche. Mais si nous pensons réellement que la révolution est une possibilité, la première chose que nous devons faire est de prendre le risque d’accentuer les contradictions politiques et sociales.
En guise de récapitulatif, et pour revenir au pendule :
1. La lutte entre la gauche et la droite correspond, en dernière instance, à la lutte entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. « En dernière instance » ne signifie pas toujours « directement ou de manière visible ». Ce que nous (OKDE, Antarsya, les communistes révolutionnaires) devons faire, c’est montrer cette connexion à l’avant-garde. Cela signifie : le retour immédiat dans les rues pour l’action (grèves, occupations, etc.) mais aussi pour des manifestations politiques – contre les gouvernements de collaboration de classe, pour le retrait immédiat du Mémorandum et l’annulation de la dette publique, ou pour n’importe quelle autre revendication politique nécessaire. Tel doit être notre rôle, aussi bien avant qu’après les élections, et non comme une manière d’aller à la « pêche aux voix »
2. L’unité entre les travailleurs autochtones et immigrés est une priorité que Syriza est en train de laisser de côté pour de ne pas effrayer une partie de l’électorat. Il est interpellant que la réaction du maire de Patras (qui fut soutenu dans le passé par Syriza) devant le récent pogrom raciste contre les immigrés a été demander plus de patrouilles policières contre l’immigration illégale. Dans ce sens, la propagande de solidarité n’est pas suffisante (bien que cela reste utile). Nous devons montrer, dans la pratique, que les intérêts des travailleurs grecs et des étrangers sont les mêmes (malgré le fait que, parfois, ces derniers sont opprimés par les premiers). Cela implique de mobiliser cette partie invisible de la classe ouvrière ; les immigrés eux-mêmes. Leur lutte démontrera que nous avons un ennemi commun, le patronat et tout en permettant la possibilité d’améliorer leurs droits et leurs conditions de vie, cela affaiblira les tensions au sein de la classe ouvrière. Il faut, dans la pratique, se centrer plus sur l’immigration. En outre, cela sera beaucoup plus efficace pour freiner le fascisme.
3. Antarsya est aujourd’hui suffisamment grande et visible que pour proposer un véritable front unique de la classe ouvrière dans son sens originel : ni comme une coalition électorale ou un élément d’appoint du réformisme, ni comme une simple convergence dans les luttes. Nous devons proposer clairement, explicitement et publiquement un accord d’action commune qui devra inclure les partis de gauche (KKE, SYRIZA), les organisations communistes extra-parlementaires, les groupes anarchistes, les collectifs, les syndicats… Nous n’avons pas besoin – et nous ne pouvons pas avoir – d’un programme commun, mais nous pouvons nous rassembler autour de 5 ou 6 points : autodéfense commune contre les néonazis et action conjointe antifasciste ; organisation commune des grèves, des occupations et des réquisitions sous contrôle ouvrier des entreprises qui ferment ; participation conjointe dans les assemblées ou dans les comités sur les lieux de travail et dans les quartiers ; campagnes de solidarité internationale. C’est d’une telle proposition dont nous avons urgemment besoin, et non d’un virtuel consensus gouvernemental qui ne peut être viable, et qui ne serait par conséquent que propagandiste.
4. Le programme de transition que nous avançons est un contre-poids suffisant face au projet réformiste d’un hypothétique et peu probable gouvernement de gauche. Cependant, ce n’est pas encore assez concret. Nous devons démontrer qu’une alternative révolutionnaire est possible. Cela est indispensable afin de convaincre face aux arguments « possibilistes » auxquels Syriza commence à succomber – et y compris à propager. Nous devons démontrer que le rejet unilatéral du Mémorandum impliquera un isolement international et que l’expropriation des banques provoquera la démission de membres du gouvernement. Nous devons étudier d’autres exemples historiques des luttes des exploités et des opprimés : les mesures révolutionnaires en Russie, à Cuba ou en Chine ; l’autogestion en Algérie et en Amérique latine et y compris les mesures progressites prises par Chavez. Tout cela doit être fait dans le but de marquer dans les consciences le potentiel authentique de l’utopie. Comment est-ce que la solidarité internationale pourra pratiquement éliminer les pressions exercées par la bourgeoisie internationale ? Comment obtenir les expropriations sans indemnisation et sans provoquer un effondrement ? Qu’es-ce qu’exactement le contrôle ouvrier et comment fonctionne-t-il ? Cette dernière question, en particulier, est un élément clé pour montrer la différence essentielle entre un gouvernement radical de gauche et un gouvernement révolutionnaire des travailleurs.
5. L’UE et l’union monétaire sont en train de devenir des questions cruciales dans un sens fondamental : une monnaie, un concept de marché anonyme, une force mystique et fétiche sont utilisés pour semer la terreur et mettre un terme aux revendications et aux besoins élémentaires des opprimés. Syriza accepte totalement ce chantage et facilite la tâche de la bourgeoisie dans sa volonté de masquer les véritables oppositions : classe ouvrière contre capital, gauche contre droite, Mémorandum contre anti-Mémorandum, tout est réduit à une question de « pro » et d’« anti » européistes. « La réorientation vers l’Europe » se transforme en serment de loyauté au système. Syriza fait ce serment au moment précis où la zone euro et la monnaie commune sont plus que jamais des mécanismes du capitalisme pour imposer son austérité. Notre tâche ne consiste pas à démontrer avec des critères capitalistes d’économie politique qu’une monnaie nationale est meilleure, mais bien d’expliquer qu’il est faisable, et même souhaitable, de brandir cette épée (la sortie de l’euro) au dessus de nos têtes.
6. Le dernier point du bilan du pendule dépend des conditions objectives, mais il se décide finalement par les conditions objectives. Nous avons plus que jamais besoin de puissantes organisations politiques collectives capables d’agir sur les sables mouvants de la conscience sociale. Je parle ici des partis révolutionnaires. Même s’il y a eu, dans des circonstances historiques déterminées, des révolutions victorieuses dirigées par des partis qui n’étaient pas suffisamment ou consciemment révolutionnaires (Cuba, Chine), il n’y a pas de situation révolutionnaire qui puisse se résoudre de manière révolutionnaire en l’absence de partis indépendants des travailleurs, clairement à gauche et en confrontation avec un gouvernement réformiste. Ces organisations sont une condition indispensable pour un processus révolutionnaire victorieux. D’autre part, elles sont également une condition fondamentale pour résister contre le développement rapide de l’extrême droite au cas où un gouvernement de gauche faillirait à ses tâches. En Grèce, nous pensons que la création d’un tel parti dépendra principalement du développement d’Antarsya (dans son ensemble, ou plus probablement au travers de scissions et de fusions avec d’autres courants encore). Il est donc crucial qu’Antarsya existe comme formation autonome.
Paradoxalement, le score électoral n’est pas important, les structures des sujets politiques se construisent en participant aux élections. Si on ne participe pas, les masses pensent qu’on n’existe pas. Cela n’est pas nécessairement une bonne chose, mais c’est encore ainsi. Antarsya est parvenue à évoluer d’un forum de la gauche extra-parlementaire à un courant politique visible et réel dans la classe ouvrière, non seulement grâce à son rôle dans la direction des luttes, mais aussi grâce à ses campagnes électorales. Il est probable qu’Antarsya n’obtienne pas un bon résultat au scrutin du 17 juin. Cependant, je crois que si elle ne se présente pas de manière indépendante, elle aura un problème pour la continuité de sa propre existence. Ce qui est en jeu, ce n’est pas la crédibilité d’Antarsya en général, mais bien la préservation de l’unité de ses plus de 3.000 militants d’avant-garde. Dans le cas contraire, nous risquerions de perdre ce que nous avons construit pendant des années de dur labeur. Les élections peuvent être une tâche ingrate, mais il faut la mener à bien.
7. Il y a une autre raison pour laquelle je suis extrêmement sceptique par rapport à une collaboration électorale ou pour le choix d’un vote « critique » en faveur de Syriza, bien qu’on ne puisse nier qu’une telle proposition s’appuie sur des arguments pertinents. Tous les votes ont la même valeur dans les urnes. Il est prouvé qu’il n’y a pas de plus grande illusion que celle de croire que l’on peut soutenir un parti sans se faire aucune illusion. Par illusion, nous faisons référence à l’influence que l’on donne à un parti pour la seule crédibilité qu’offrent ses soutiens.
Je suis persuadé qu’Antarsya, malgré ses erreurs bureaucratiques, exerce sur Syriza une pression bien plus efficace en restant à l’extérieur que les organisations anticapitalistes qui ont décidé de faire partie de son processus de « recomposition » ou qui pratiquent l’entrisme dans cette coalition. Quelles sont les organisations les plus influentes sur Tsipras après les dernières élections ? Le PASOK nous offre un exemple historique des désillusions du passé qui ont coûté très cher au trotskysme ; le concept selon lequel le réformisme peut réellement changer de cap, ou, du moins, se discréditer aux yeux de ses partisans au travers d’une activité et par la pression internes de groupes révolutionnaires sur ses directions bureaucratiques. Il est paradoxal qu’un courant qui est né en tentant de construire des partis véritablement révolutionnaires a souvent sous estimé l’importance de l’indépendance des partis révolutionnaires – je ne parle pas tant du programme, mais de la tâche difficile de l’organiser comme un sujet collectif autonome.
On pourrait penser qu’il ne s’agit là que de mots. Mais la théorie, les mots, sont la même chose que la pratique : c’est un aspect de la réalité non moins « réel » que ce que nous appelons habituellement le « matériel ». Pour le dire comme Marx ; ils ne sont pas « en dehors du monde, pas plus que le cerveau d’un homme serait en dehors de lui parce qu’il ne se trouve pas dans son estomac. »
Manos Skoufoglou, juin 2012
Membre de l’OKDE-Spartakos et d’Antarsya