La situation en Grèce montre qu’il n’y a pas de troisième voie possible entre la politique néolibérale et une alternative anticapitaliste radicale. Toute volonté de contester sérieusement l’ordre néolibéral conduit inévitablement à la nécessité de s’appuyer sur la mobilisation sociale afin de mettre en œuvre un ensemble de mesures pour briser la résistance de la classe dominante. Schématiquement, ces mesures s’organisent autour de sept axes majeurs :
1. Contre le chantage des « marchés » : moratoire sur le remboursement et le service de la dette. Audit citoyen des dettes publiques. Répudiation de la dette illégitime et odieuse. Retour dans le giron public des secteurs cédés au privé dans le cadre des politiques néolibérales ;
2. Contre l’inégalité sociale : réduction radicale des écarts de revenus, interdiction des bonus et des « parachutes dorés », fixation d’un revenu maximum pour les administrateurs de sociétés. Redistribution des richesses par une hausse des salaires et des allocations sociales ainsi qu’une réforme fiscale taxant le capital et les riches. Contrôle des prix, indexation des salaires et allocations ;
3. Contre le chômage et la précarité : réduction radicale du temps de travail sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et baisse des cadences. Réquisition des logements inoccupés. Relance et extension du secteur public axée sur la satisfaction des besoins sociaux (logement, enseignement, transport public, santé, petite enfance et soins aux personnes dépendantes) et environnementaux. Généralisation du CDI. Pension à 60 ans. Interdiction des licenciements.
4. Contre le sexisme, le racisme et la xénophobie : égalité et individualisation des droits pour tous et toutes, quelle que soit la nationalité, la religion, le genre ou l’orientation sexuelle. Droit de vote et liberté de circulation pour les étrangers. Auto-organisation et autodéfense contre les bandes d’extrême-droite. Avortement et contraception libres et gratuits. Séparation de l’Eglise et de l’Etat ;
5. Contre la dictature de la finance : interdiction des fonds spéculatifs et de la titrisation des créances, contrôle des mouvements de capitaux et taxation des transactions financières. Interdiction des ventes à découvert, suppression des paradis fiscaux. Réforme du statut de la BCE. Nationalisation des banques et autres institutions de crédit sans indemnités ni rachat, sauf pour les petits actionnaires ;
6. Contre la mainmise des lobbies de l’industrie du fossile : nationalisation du secteur de l’énergie ; plan public de transition vers un système énergétique efficient, décentralisé, basé sur les renouvelables et l’agriculture organique de proximité ; suppression des productions inutiles et nuisibles avec reconversion des travailleurs/euses ;
7. Contre le despotisme néolibéral : droit à la désobéissance civile ; révocabilité des élus et réduction de leur traitement ; possibilité de défaire les lois par des référendums d’initiative populaire ; extension de la représentation syndicale et des droits syndicaux ; contrôle ouvrier ; extension des possibilités de contrôle et de participation populaires.
Programme de transition
Cette alternative en sept points jette un pont entre la situation actuelle et un autre mode de production et de consommation, basé sur la satisfaction des besoins démocratiquement déterminés dans le respect des limites écologiques. Pour des raisons que nous n’explicitons pas ici, la LCR-SAP base sa politique sur la conviction que ce mode de production écosocialiste est indispensable et urgent pour relever les défis sociaux et environnementaux gigantesques auxquels l’humanité est confrontée du fait des deux siècles de développement capitaliste. Il s’agit donc d’un « programme de transition » vers une autre société, qui ne peut être que mondiale. La lutte pour ce programme nécessite de tenir compte des éléments suivants :
1. Le programme forme un tout cohérent déterminé par la situation objective. N’en prendre que les éléments les plus immédiatement « réalisables » ou « compréhensibles » serait lui enlever sa fonction de « pont », son caractère transitoire. Pour ne pas verser dans un révolutionnarisme abstrait, il est cependant légitime et nécessaire d’insister davantage sur certaines revendications dont des couches larges de la population peuvent s’emparer à un moment donné. Dans la situation actuelle en Grèce, cela conduit à mettre au centre de l’agitation : a) la répudiation de la dette, b) la nationalisation des banques et c) l’annulation des mémorandums imposés par la troïka. Il convient de le faire sans isoler ces parties du tout et sans les dénaturer. Une démarche pédagogique est justifiée - par exemple, les demandes intermédiaires de moratoire et d’audit permettent la maturation des consciences sur l’annulation de la dette – mais on ne peut pas tout découper en tranches de cette façon. En particulier, la nécessité de nationaliser le secteur du crédit ne peut pas être remplacée par la revendication d’un pôle public exposé à la concurrence des banques privées, comme le demande Syriza. Chaque situation est spécifique mais, d’une manière générale, il s’agit de chercher des points de rupture, de pousser les mobilisations à franchir les lignes rouges du système. Cela implique une direction politique qui garde le cap sur la manière dont les différentes revendications peuvent s’enchaîner pour amorcer, puis élargir, une dynamique anticapitaliste.
2. La mobilisation sociale est à la fois l’objectif et le facteur déterminant de cette approche. Elle met à l’ordre du jour l’auto-organisation des luttes, d’une part, et la lutte pour le pouvoir politique, d’autre part. Les deux vont de pair et le sommet de l’art d’une approche « transitoire » consiste à les faire déboucher sur une situation de « double pouvoir », autrement dit une situation où la direction de la classe dominante est contestée de facto par les organes démocratiques dont les exploité-e-s et les opprimé-e-s se sont doté-e-s au cours de leur lutte. Alors s’ouvre une situation pré-révolutionnaire qui peut évoluer en situation révolutionnaire. Il est évident qu’on n’en est pas là en Grèce. En dépit du mécontentement très large concrétisé dans le mouvement des indigné-e-s et les douze journées de grève générale en deux ans, le pays n’a pas été secoué par une vague d’auto-organisation. Vu le relatif épuisement des luttes sociales depuis février (peut-être temporaire) et la conjoncture électorale, la question du pouvoir se pose aujourd’hui sous la forme de l’aspiration à gouvernement s’appuyant sur une majorité parlementaire pour mener une autre politique. Cette aspiration est légitime mais risque de favoriser les illusions parlementaristes qui ramèneraient inévitablement la logique social-démocrate des « petits pas » et du « moindre mal ». Pour éviter ce piège, il est décisif de maintenir une ligne de rupture autour des trois axes clés - la dette, les banques et l’austérité. Pendant les trois jours où elle a tenu le gouvernail de la négociation d’un possible gouvernement, la direction de Syriza s’est située en-deçà de cette ligne, même si ses concessions ont été insuffisantes pour convaincre ses partenaires potentiels.
La question de l’UE
3. La réalisation du programme de transition esquissé ci-dessus n’est possible ni dans le cadre national ni dans le cadre supranational actuel. Elle implique à la fois la destruction de l’Union Européenne – parce que l’UE est par nature une machine de guerre néolibérale et despotique, non réformable – ET la construction d’une « autre Europe » - parce que le degré d’intégration entre les économies est tel que le repli national constitue plus que jamais une voie sans issue. La construction démocratique d’une Europe de la solidarité et de la coopération (par le biais par exemple d’une assemblée constituante) constitue donc un huitième axe du programme. La destruction de l’UE est évidemment un préalable mais il n’en découle pas, selon nous, que les forces anticapitalistes en Grèce (ou dans un quelconque autre pays) devraient revendiquer la sortie de l’Euro, voire la sortie de l’Union. Pour trois raisons :
a) Cette revendication fait courir le risque non négligeable d’une confusion avec les forces nationalistes qui sont une menace pour le mouvement ouvrier ;
b) Une sortie de l’Euro aurait pour résultat immédiat une forte dévaluation et de nouvelles attaques des « marchés », et il n’est pas du tout sûr que cette nouvelle régression stimule la combativité ;
c) Le fond de l’affaire aujourd’hui n’est pas de savoir si la Grèce veut sortir de l’Euro mais de savoir si les peuples d’Europe acceptent la politique qui est infligée aujourd’hui à la Grèce, et qui le sera demain à d’autres pays, avec des conséquences négatives pour tous.
4. Nous plaidons donc pour une stratégie « du caillou dans la chaussure » : s’appuyer sur la population pour contester fondamentalement la politique et le fonctionnement despotique de l’UE, afin d’approfondir sa crise, tout en appelant les travailleurs-euses des autres pays à entrer dans la bataille. Ce n’est pas une stratégie facile. Une première difficulté est que des forces qui ne sont pas fermement anticapitalistes peuvent reculer « au nom du maintien dans l’Euro ou dans l’UE ». (Ce risque est présent en Grèce à travers certaines prises de position de membres de Syriza, mais une ligne de sortie de l’UE ne prémunit pas contre les concessions social-démocrates). Une autre difficulté résulte des grandes différences de niveau et de rythme de la lutte des classes entre les pays. Ces différences découlent en partie des carences de la Confédération européenne des Syndicats, mais elles n’en sont pas moins réelles. On doit donc introduire l’hypothèse qu’un pays qui rompt avec le néolibéralisme reste isolé un certain temps et doit prendre des dispositions pour protéger ses mesures de rupture, en espérant que ses appels à l’extension internationale de la lutte rencontreront un écho. S’ils n’en rencontrent pas, il est probable que le trouble-fête sera expulsé de l’Euro ou de l’UE. On se retrouverait alors dans le scénario de l’isolement. Toutefois, du point de vue de la prise de conscience internationaliste des peuples d’Europe, l’expulsion subie nous semble préférable à la revendication de la sortie délibérée, car celle-ci semble faire d’avance une croix sur la possibilité d’une lutte commune. Il ne s’agit pas de spéculer mais de partir du constat que la « crise grecque » - en réalité la crise des banques (allemandes, françaises, belges, etc.) qui ont joué au casino avec les titres de la dette grecque – contribue à mettre l’UE en crise et confronte le mouvement syndical des différents pays à un choix stratégique :
• ou bien continuer à accompagner la construction de l’UE dans l’espoir de sauver la concertation sociale – ce qui implique de laisser la troïka étrangler le peuple grec… et les autres à sa suite.
• ou bien rejoindre les travailleurs-euses grecques dans la lutte contre l’austérité - ce qui implique approfondir la crise de l’UE et met à l’ordre du jour son remplacement par une autre Europe.
En conclusion
1. Selon nous, la tâche prioritaire est de contribuer à rompre l’isolement du peuple grec. Pour ce faire, nous défendons la solidarité la plus large, la plus unitaire et la plus agissante contre la régression sociale et les diktats de la troïka. Nous développons cette solidarité dans la perspective d’un combat commun contre l’austérité dans toute l’Europe, sans la subordonner à une quelconque stratégie partisane. L’intérêt des travailleur-euse-s d’Europe est que les plans de la troïka soient mis en déroute par la classe ouvrière, les femmes et la jeunesse de Grèce, pas de savoir si tel ou tel courant politique se renforce en s’inspirant de SYRIZA, du KKE ou d’ANTARSYA.
2. Notre deuxième tâche consiste à partir de la situation grecque pour montrer la possibilité et surtout la nécessité de construire une force politique nouvelle à gauche. Il n’y a pas une « recette Syriza » qu’il suffirait d’appliquer pour faire émerger partout la gauche de gauche dont les mouvements sociaux ont cruellement besoin, mais certaines leçons méritent d’être tirées. Primo, chez nous comme ailleurs, le PS et le SP.a prétendent que la gauche s’affaiblit en se divisant. Or, avec environ 25% des voix à gauche de la social-démocratie et des verts lors des élections du 6 mai, l’exemple grec montre que, si elle était restée organisée dans le PASOK, la gauche grecque serait morte. Secundo, il faut constater l’impasse dans laquelle conduisent le sectarisme et le dogmatisme staliniens incarnés en Grèce par le KKE, en dépit de son enracinement ouvrier. Le grand mérite de Syriza est d’avoir sauvé la gauche et recréé un espoir en se présentant à une échelle de masse comme une alternative unitaire au social-libéralisme. Cela lui vaut la haine des médias, des gouvernements et de la Commission. Nous sommes aux côtés de Syriza et des autres organisations de gauche grecques contre ces campagnes de diabolisation. Après avoir battu le PASOK, nous espérons que Syriza battra demain la Nouvelle Démocratie.
3. Notre troisième tâche est de faire progresser le projet d’une rupture anticapitaliste. De ce point de vue, nous sommes critiques de Syriza et en solidarité avec les forces anticapitalistes regroupées dans Antarsya (avec lesquelles nous avons toutefois un débat stratégique sur la sortie de l’Euro), notamment la section grecque de la Quatrième Internationale. En dépit des différences importantes entre Syriza et le Front de Gauche français (le contexte, bien sûr, mais aussi le rapport avec la social-démocratie et l’attitude vis-à-vis du nationalisme, notamment), il y a une certaine similitude entre les deux formations. A notre avis, le programme de Syriza ne peut être qualifié d’anticapitaliste et sa stratégie mise trop sur les élections et sur le parlement. L’histoire montre de nombreux cas de forces politiques qui ont évolué à gauche bien au-delà de ce qu’on aurait pu imaginer au départ. C’est déjà le cas dans une certaine mesure avec Syriza puisque la composante dominante de cette coalition, Synaspismos, avait approuvé le Traité de Maastricht. On doit souhaiter la poursuite de cette évolution et la favoriser, mais elle dépendra principalement du niveau de combativité et de mobilisation des exploité-e-s et des opprimé-e-s, en Grèce et ailleurs en Europe. Nous ne misons pas sur l’échec et la « trahison annoncée », mais nous sommes conscients du chemin à parcourir et des embuches dont il est parsemé. Sur ce chemin, il est utile et nécessaire qu’une force clairement anticapitaliste, féministe, internationaliste et écosocialiste s’organise pour faire entendre sa voix en toute indépendance et sans sectarisme. Les formes et modalités concrètes (être ou non une composante de la coalition Syriza, appeler ou non à voter pour Syriza le 17 juin) sont des questions tactiques à trancher par les anticapitalistes en Grèce.
Le Secrétariat de la Direction nationale de la LCR-SAP