Brésil, le pays de l’apartheid social
Selon George Soros, le mégaspéculateur, dans une déclaration à la presse, quelques mois avant les élections brésiliennes d’octobre 2002, ce sont les marchés financiers qui font aujourd’hui les élections, et donc un candidat de gauche ne peut pas gagner au Brésil. Prévision erronée. C’est le peuple brésilien qui a voté et son choix n’a pas coïncidé avec celui de la Bourse de New York. Le candidat élu n’a pas été celui qui avait la préférence de Soros et de beaucoup d’autres spéculateurs, banquiers, investisseurs, agents financiers ou directeurs de multinationales. Ce ne fut pas le candidat favori du « Wall Street Journal », de l’ « Economist », du FMI et de la Réserve Fédérale des USA. Non plus le préféré par l’oligarchie brésilienne : grands propriétaires fonciers, capitalistes de droit divin, économistes néolibéraux, politiciens réactionnaires. Celui qui a gagné était un travailleur, un syndicaliste, un ancien prisonnier politique : Luis Inacio Lula da Silva, candidat du Parti des Travailleurs. C’est la première fois, dans l’histoire du Brésil et des Amériques, qu’un ouvrier est élu président de la République. Cette victoire électorale spectaculaire - plus de 61% des votes - pourrait ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire du Brésil.
Le Brésil est un pays immense par sa population - 170 millions d’habitants - par sa surface - la moitié de l’Amérique Latine - et par ses richesses naturelles. Et pourtant, c’est un pays où la majorité de la population vit dans la plus grande pauvreté. En fait, dans un récent classement international des Nations Unies, le Brésil apparaît comme un des pays les plus inégalitaires de la planète, un pays où l’écart entre la minorité privilégiée et la majorité appauvrie est un des plus grands. Selon certains observateurs, le Brésil est une sorte de « Suisse-Inde » : les riches vivent comme en Suisse, les pauvres comme en Inde...
Cette inégalité est particulièrement frappante dans les campagnes, où une poignée de grands propriétaires ruraux monopolise la plupart des terres, tandis que la masse des paysans n’a que de minuscules lopins, ou pas de terre du tout. Avec le développement du capitalisme dans les campagnes, et le remplacement des cultures vivrières ou céréalières par l’élevage extensif de bovins - destinés à l’exportation pour les chaînes MacDonald - les paysans sont expulsés des terres par les pistoleiros, les hommes de main des propriétaires fonciers.
Avec l’aggravation des conditions de vie dans les zones rurales, notamment au Nord-Est brésilien, des millions de paysans affluent vers les grandes villes, les grandes mégalopoles brésiliennes comme Rio de Janeiro et S.Paulo. Certains trouvent du travail dans l’industrie ou les services, mais le taux de chômage étant très élevé, la majorité restent exclus, et s’entassent dans les favelas, les misérables bidonvilles qui entourent les villes, où l’on ne trouve ni électricité, ni eau courante, ni égouts, et où l’on ne survit que grâce à des activités marginales - le commerce de rue, la prostitution - ou criminelles, comme le trafic de drogue.
Il existe ainsi un véritable apartheid social dans le pays, qui se traduit dans les grandes villes par une séparation physique des maisons et des quartiers riches, entourées de murs et de barbelés électrifiés, et gardées par des cohortes de vigiles privés, qui contrôlent soigneusement toutes les entrées et sorties. Une discrimination sociale qui a aussi une dimension raciale implicite, dans la mesure où la grande majorité des pauvres sont noirs ou métis.
Après 20 années de dictature militaire, le Brésil a connu, depuis 1985, un retour à la démocratie et aux gouvernements civils. Ce progrès politique indéniable n’a pas été suivi d’un changement social effectif. Tous les gouvernements, de droite, ou de centre, qui se sont succédés depuis 1985, n’ont fait qu’appliquer les politiques néo-libérales d’ « ajustement structurel » exigées par le Fonds Monétaire International : privatisation des services publics, réduction des dépenses de santé et d’éducation, et surtout, payement de la dette externe, qui a atteint des chiffres astronomiques et qui absorbe tout le surplus des exportations. C’est notamment le cas du gouvernement de centre-droite, au pouvoir depuis huit ans, présidé par Fernando Henrique Cardoso, un ancien intellectuel de gauche converti à la religion néo-libérale qui est devenu un des meilleurs élèves du FMI en Amérique Latine. Grâce à Cardoso, les dernières entreprises publiques existantes, comme la Compagnie de l’Electricité, ont été privatisés et vendues à des entreprises étrangères ; celles-ci n’ayant pas voulu faire les investissements nécessaires, on assiste depuis quelques temps au Brésil à des apagões, des soudaines coupures d’électricité qui plongent des villes ou des régions entières dans l’obscurité...
Cependant, la démocratisation a permis l’essor dans tout le pays d’un nouveau mouvement ouvrier, paysan et populaire, qui organise le combat des pauvres pour leurs droits et contre les politiques néo-libérales du gouvernement. Font partie de ce mouvement le nouveau syndicalisme classiste et indépendant, surgi à la fin des années 1970, et qui organise dans la CUT, Centrale Unique des Travailleurs, environ dix millions de salariés ; le MST, Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre, qui mobilise des millions de paysans pour la réforme agraire, en prenant l’initiative d’occuper les terres inexploitées des grands propriétaires fonciers ; enfin, le PT, Parti des Travailleurs.
La situation économique et sociale du Brésil est dramatique. Le seul espoir c’est la vitalité du mouvement social et le désir de la population pour un changement radical, dont la victoire électorale de « Lula » est l’expression. Lors d’un sondage récent (2001), organisé à la demande d’une association patronale, 55 % des gens interrogés ont déclaré que le Brésil avait besoin d’une révolution socialiste. Quand on leur a demandé qu’est ce qu’ils entendaient par socialisme, ils ont répondu en citant quelques valeurs : « amitié », « communauté », « partage », « justice » et « solidarité ». Ce sont les valeurs dont se réclament les mouvements sociaux et le Parti des Travailleurs.
La longue marche du Parti des Travailleurs
La fondation du Parti des Travailleurs (PT) en 1979, marque le début d’un nouveau chapitre de l’histoire du mouvement ouvrier brésilien : la construction d’un parti de masse, expression de l’indépendance politique des travailleurs ; d’un parti démocratique, pluraliste et militant, et inspiré par un programme anti-capitaliste.
Le PT représente le couronnement d’un siècle d’efforts des travailleurs brésiliens pour se donner une expression politique propre. Au début du siècle, les anarcho-syndicalistes luttèrent, avec une énergie et un esprit de classe admirables, pour une orientation prolétarienne indépendante, mais leur doctrinarisme rejetait l’idée même d’un parti politique de masse. Le PCB (Parti Communiste Brésilien) a été probablement la tentative la plus importante de construction d’un vrai parti ouvrier au Brésil. Mais, malgré l’abnégation et l’esprit de sacrifice de ses militants et de ses cadres, la logique du stalinisme le conduisit à adopter une politique de subordination à la bourgeoisie « nationale ». Cette orientation, combinée à la dépendance idéologique par rapport à l’URSS et à l’absence de démocratie interne a engendré une série de scissions qui, de 1962 jusqu’aujourd’hui, l’ont divisé et affaibli (la majorité de ses dirigeants historiques l’ont abandonné durant cette période). Quant au Parti travailliste brésilien (PTB) fondé par Getulio Vargas en 1945 et dirigé ensuite par Joâo Goulart et - sous le nouveau nom de Parti Démocratique Travailliste (PDT) - par Leonel Brizola, n’a jamais représenté autre chose qu’un mouvement de type populiste sans engagements organiques, politiques ou programmatiques vis-à-vis de la classe ouvrière. Enfin, les petits groupes de la « gauche armée » des années 60 et 70, ils n’on jamais gagné de présence réelle à l’intérieur du prolétariat et, malgré leur héroïsme et leur courage exemplaires, ils ont connue une fin tragique due à leurs pratiques minorisantes et à leur isolement des travailleurs des villes et des campagnes. Ce n’est qu’avec le PT qu’apparaît pour la première fois un parti de masse qui soit l’expression des travailleurs eux-mêmes, un parti organiquement enraciné dans la classe ouvrière, la paysannerie et l’intelligentsia.
La formation du PT pendant les années 1979 - 81 est due à une confluence de divers courants, chacun d’eux apportant sa sensibilité particulière et sa contribution à la construction du parti :
1) Les syndicalistes « authentiques », initiateurs et dirigeants du processus de constitution du PT, expression d’un nouveau syndicalisme ouvrier de masses, combatif et classiste, dont la région de l’ABC (banlieue industrielle du grand Sâo Paulo, où se concentre le « nouveau prolétariat ») est le fief et le symbole ; 2) des syndicats ruraux et ligues paysannes, fréquemment d’inspiration chrétienne ; 3) des communautés ecclésiales de base, pastorales ouvrières, pastorales de la terre et autres secteurs chrétiens de tendance socialiste ; 4) des anciens militants du Parti Communiste ou de la « gauche armée », qui ont quitté leurs organisations ; 6) des groupes de gauche révolutionnaire de différentes tendances - notamment trotskystes - qui ont adhéré, avec armes et bagages, au nouveau parti ; 7) des intellectuels : sociologues, économistes, enseignants, écrivains, journalistes, chercheurs intéressés par le mouvement ouvrier et la théorie marxiste (ou, parfois, de formation chrétienne). Dans une certaine mesure, l’on peut affirmer que la création du PT a été la rencontre historique entre la classe (les travailleurs) et « ses » intellectuels, deux forces sociales qui jusqu’alors avaient suivi des chemins parallèles, parfois convergents, et fréquemment très divergents...
Le processus de formation du PT présente quelques caractéristiques spécifiques bien particulières au Brésil et au moment historique présent : par exemple, le rôle important des communautés de base. D’autre part, il semble un exemple directement extrait de certains textes « classiques » de Marx ou d’Engels : un mouvement ouvrier surgi dans les centres de grande concentration industrielle moderne, un syndicalisme qui découvre, au cours de ses luttes économiques, la nécessité d’un parti politique des travailleurs ; un parti vers lequel confluent les plus diverses couches sociales du peuple, sous l’hégémonie de la classe ouvrière.
La diversité des sources dont naît le PT se traduit dans celle de ses fondateurs, parmi lesquels on trouve, par exemple : Luis Inacio da Silva, « Lula », immigré issu des zones rurales misérables du Nord-Est brésilien, ouvrier tourneur et président du syndicat des métallos de Sâo Bernardo, emprisonné par la dictature militaire en 1979 ; Olivio Dutra, président du syndicat des travailleurs des banques, premier maire PT de Porto Alegre, plus tard gouverneur du Rio Grande du Sud ; Apolonio de Carvalho, ancien dirigeant communiste, combattant des Brigades Internationales en Espagne et de la Résistance française (il avait dirigé la libération de plusieurs villes du Midi en 1944) ; Mario Pedrosa, fondateur de l’opposition de gauche (trotskyste) au début des années 30, animateur du Front Uni Anti-fasciste de 1934, fondateur de la Quatrième Internationale (1938) et plus tard militant socialiste inspiré par les idées de Rosa Luxembourg ; José Dirceu, dirigeant du mouvement étudiant de l968, emprisonné par les militaires, libéré en 1969 en échange de l’ambassadeur américain enlevé par les guérilleros brésiliens ; exilé à Cuba, il reviendra clandestinement au Brésil pour tenter de relancer la lutte armée.
Cette diversité se manifeste aussi dans le caractère pluraliste du PT, qui admet en son sein une variété de tendances et courants, dont quelques uns fortement structurés, avec leur propre presse, leurs locaux, etc. Ces tendances sont loin d’être figées et au cours des vingt deux années de vie du PT on a assisté à des multiples reclassements. Cela apporte à la vie interne du parti une grande vitalité, aux antipodes du monolithisme gris et bureaucratique des partis de type stalinien. Dans l’ensemble, cette diversité n’a pas été un facteur de division et d’affaiblissement du parti - malgré quelques scissions, assez minoritaires - mais plutôt une source d’enrichissement et d’apprentissage réciproque.
Une des particularités du PT est son lien étroit avec les secteurs les plus radicalisés du « peuple chrétien ». Rappelons que le Brésil est le pays d’Amérique Latine où théologie de la libération ont eu la plus grande pénétration et où le mouvement des communautés ecclésiales de base a eu le plus grand développement, rassemblant des millions de chrétiens (surtout parmi les plus pauvres) dans les villes et les campagnes.
Or, une partie significative des militants les plus actifs et les plus engagés des CEBs et des pastorales populaires (pastorale ouvrière, de la terre, urbaine) s’est trouvée tout naturellement dans les rangs du PT. Un des principaux animateurs des communautés, le dominicain Frei Betto (emprisonné pendant cinq années sous la dictature militaire) , a joué un rôle important dans cette adhésion de nombreux chrétiens radicalisés au Parti.
En réalité, sans l’existence de cette culture chrétienne contestataire, prônant l’auto-organisation à la base et l’auto-émancipation des pauvres, il est peu probable que le Parti des Travailleurs ait pu se constituer et surtout gagner aussi rapidement une influence de masse. Cela dit, le PT n’a rien d’un parti confessionnel, n’est pas soumis à l’orientation de l’Eglise, et ne se réclame pas d’une quelconque doctrine sociale catholique : en un mot, il n’a strictement aucune ressemblance avec la démocratie chrétienne d’Amérique Latine...
Comment est né le PT ? Dès 1978, année des grandes grèves ouvrières de la banlieue de S.Paulo, plusieurs dirigeants syndicaux « authentiques » commencent à agiter l’idée d’un parti autonome des travailleurs, probablement à partir d’une réflexion sur l’expérience de la grève elle-même, de son affrontement avec l’appareil policier-militaire de l’Etat, et pour quelques uns, d’un premier bilan des luttes sociales dans l’histoire récente du pays (depuis 1964). Par exemple, en décembre 1978, lors d’une Rencontre pour la Démocratie patronnée par l’opposition libérale et de gauche à Rio de Janeiro, Luis Inacio da Silva, « Lula », soutenu par d’autres dirigeants syndicaux présents, a rejeté la thèse prédominante de cette rencontre : rassembler autour du MDB un « large front démocratique » face au régime militaire. Significativement, il se réfère à l’expérience de 1964 comme argument contre cette politique traditionnelle de subordination du mouvement ouvrier : « Si nous, les travailleurs, ne sommes pas vigilants par rapport à l’unité de forces de l’opposition, nous pouvons souffrir des défaites comme celle de l964, quand la bourgeoisie a rompu avec les travailleurs, leur tourna le dos et les laissa tomber ». Sans nier la nécessité de l’union de tous contre le régime militaire, Lula insistait sur l’importance d’une politique ouvrière indépendante : « La classe ouvrière suivra son chemin irréversible pour la conquête de ses buts. Elle créera tôt ou tard son parti politique...Il faut que la classe des travailleurs ne soit pas seulement un instrument. Il est fondamental qu’elle participe directement en manifestant la force qu’elle représente. Et la participation, dans le champ politique, implique que la classe constitue son propre parti ». [1]
En octobre 1979 a lieu la première Rencontre Nationale du PT, à Sâo Bernardo do Campo, bastion prolétarien du syndicat de Lula ; c’est concrètement le moment de la fondation du nouveau parti, et l’élection de sa première direction provisoire a lieu. Une brève déclaration politique est approuvée à cette conférence, qui affirme clairement le but du Parti des Travailleurs : « Le PT lutte pour que tout pouvoir économique et politique soit directement exercé par les travailleurs. C’est la seule manière de mettre fin à l’exploitation et à l’oppression ». En même temps, le document appelle « toutes les forces démocratiques pour que se constitue un large front de masses contre le régime dictatorial ». Le PT se propose aussi de lutter pour la formation d’une Centrale Unique des Travailleurs, en soulignant que « sa construction passe, nécessairement, par le renversement de l’actuelle structure syndicale soumise à l’Etat ».
En avril-mai 1980 éclate la grande grève des 250 mille travailleurs métallurgistes de Sâo Bernardo ; suite à l’intervention policière et militaire - arrestation de Lula et des principaux dirigeants, intervention militaire dans le syndicat - le mouvement a été stoppé ; mais il a révélé, par sa durée exceptionnelle (42 jours) et par sa capacité d’organisation de masse (meetings quotidiens de dizaines de milliers de travailleurs), la force surprenant du nouveau syndicalisme dont l’avant-garde était partie prenante de la formation du PT.
En mai-juin de cette année se réunit une nouvelle Conférence Nationale du PT, avec des délégués de 22 Etats du Brésil, représentant approximativement 30.000 membres du parti. Un Manifeste et un Programme sont approuvés, qui définissent le PT comme « l’expression politique réelle de tous les exploités par le système capitaliste », et comme un parti de masses, large, ouvert et démocratique. Son but est de démanteler la machine répressive du régime existant et de créer « une alternative de pouvoir pour les travailleurs et opprimés...qui avance dans le chemin d’une société sans exploiteurs ni exploités ». Dans la construction de cette société, les travailleurs sont conscients que cette lutte se mène contre les intérêts du grand capital national et international« . Toutefois, le PT est encore loin d’avoir une »doctrine« élaborée : beaucoup de questions et de définitions programmatiques sont délibérément laissées ouvertes pour permettre un plus large débat et un »mûrissement" progressif de l’ensemble des militants.
Peu après sa fondation, le PT va connaître une croissance spectaculaire : fin 1982, il aura déjà 245 mille adhérents dans tout le pays. Mais le résultat des élections législatives de 1982 est assez décevant : 3,5% des votes et 8 députés fédéraux seulement. Des journalistes pressés déclarent que c’est la fin du PT... Par contre, avec la fondation de la CUT, Centrale Unique des Travailleurs en 1983, première centrale syndicale de masses dans l’histoire moderne du Brésil, le PT trouve un puissant allié dans le mouvement ouvrier.
En 1984, le PT participe très activement à la campagne pour les élections présidentielles directes, qui mobilise des millions de citoyens dans un mouvement de masse sans précédent, et qui met pratiquement fin au régime militaire. Fidèle aux exigences démocratiques de la population, il refuse d’entériner l’élection « indirecte » d’un nouveau président (Tancredo Neves, de l’opposition modérée) par la Chambre - solution bâtarde négociée par l’opposition libérale avec les militaires.
Aux élections de novembre 1986, le Parti des Travailleurs double son score électoral, passant à 6,5%, et étend son influence bien au-delà de S.Paulo, son bastion traditionnel. Mais la première grande percée fut l’élection municipale de l988, qui a vu le PT conquérir les mairies de plusieurs villes, dont quelques capitales régionales comme Porto Alegre et S.Paulo, la plus grande ville industrielle du Brésil et de l’Amérique Latine. Enfin, lors des élections présidentielles directes de 1989, Lula devance ses rivaux « de gauche » - le populiste Brizola et le social-démocrate Covas - et se retrouve au deuxième tour face au candidat conservateur Collor de Melo (lancé et soutenu par le réseau de TV « Globo », la plus puissante machine médiatique du pays). Bien qu’il n’ait pas été élu, Lula réunit l’impressionnant pourcentage de 47% de voix.
Lors de sa 7e Rencontre Nationale en 1990, le PT approuve un document qui rassemble et systématise, après un long débat interne, sa conception du socialisme :
« Le socialisme que nous voulons construire ne se réalisera que s’il instaure une véritable démocratie économique. Il devra donc s’organiser autour de la propriété sociale des moyens de production - qui ne doit pas être confondue avec la propriété d’Etat - qui prendra les formes choisies démocratiquement par la société... ».
« Cette démocratie économique doit dépasser la logique perverse du marché capitaliste comme celle du commandement autocratique de l’Etat qui sévit dans de nombreuses économies dites »socialistes« ; ses priorités et ses objectifs devront être soumis à la volonté sociale et non à des supposés »intérêts stratégiques« de l’Etat. »
Si la gauche était, au Brésil comme ailleurs, historiquement divisée entre un courant anti-capitaliste mais autoritaire et un courant démocratique mais réformiste, une des nouveautés du PT sera précisément le dépassement de cette fausse alternative :
« Notre engagement pour la démocratie fait de nous des militants anticapitalistes - ce choix a marqué profondément notre lutte pour la démocratie. La découverte (empirique, avant de devenir théorique, pour beaucoup d’entre nous) de la perversité structurelle du capitalisme a constitué, pour la plupart des militants du PT, un stimulant très fort pour l’organisation dans un parti politique. nous avons représenté - et nous représentons toujours - une réponse indignée à la souffrance inutile de millions d’individus qui découle de la logique de la barbarie capitaliste. Notre expérience historique concrète - le revers de la médaille du »miracle brésilien« et de nombreuses autres situations nationales ou internationales tragiques - nous a enseigné que le capitalisme, quelle que soit sa force matérielle, est injuste par nature, qu’il marginalise des millions d’individus et s’oppose à la répartition fraternelle de la richesse sociale - ressort de toute démocratie réelle ». [2]
Ce type de formulation, chargée de radicalisme éthique, est caractéristique de la culture politique originaire du PT, produit d’une fusion sui-generis entre théorie marxiste et sensibilité chrétienne. Ce radicalisme agace les élites, la presse et les média, qui voudraient bien accepter le PT, à condition qu’il devienne un parti « comme les autres », un parti « normal », un parti social-démocrate par exemple.
Elu en 1989 sur une plate-forme démagogique et populiste de « chasse aux fonctionnaires corrompus », Collor de Melo va pratiquer une politique économique typiquement néo-libérale, bradant systématiquement les entreprises publiques dans des privatisations au rabais. Mais très rapidement le prétendu champion de l’anti-corruption se trouvera gravement compromis dans un énorme scandale de mise à sac de l’argent public pour le bénéfice de sa caisse privée. Par initiative du PT, rejoint plus tardivement par d’autres forces politiques, une immense mobilisation populaire se développe dans tout le pays, exigeant le départ du président félon. La pression de l’opinion - et en particulier de la jeunesse, omniprésente dans les rues - oblige finalement la majorité des parlementaires à voter l’impeachment de Color de Mello (il sera remplacé par le vice-président Itamar Franco).
Lors des deux élections suivantes, celles de 1994, et celles de 1998, le vainqueur - grâce à sa réussite à juguler l’inflation - sera Fernando Henrique Cardoso, ex-sociologue marxiste et théoricien de la dépendance, converti aux disciplines du FMI, candidat d’une coalition entre le PSDB (Parti Social-Démocrate Brésilien) et le PFL (Parti du Front Libéral, parti de banquiers et membres de l’oligarchie rurale, issu de l’aile « modérée » de l’ancienne dictature militaire). Il va mener pendant huit ans une politique typiquement néolibérale, favorable au capital financier, qui va aggraver considérablement les problèmes sociaux du pays et sa dépendance envers les marchés.
Malgré ces défaites, le PT gagne plusieurs mairies importantes du pays, et même certains gouvernement d’Etats de la fédération. Et il met en pratique, dans les localités qu’il gère, des formes de démocratie de base, comme le célèbre « budget participatif ». On assiste cependant à une certaine institutionnalisation du parti, et, à partir du milieu des années 1990, une tendance de plus en plus forte, dans le courant majoritaire de la direction du PT, au pragmatisme et à la « déradicalisation » politique et programmatique - non sans une forte résistance des diverses tendances de gauche du PT (entre 40 et 45% des votes lors des conférences du parti), dont la plus importante, « Démocratie Socialiste » (liée à la Quatrième Internationale), avait rassemblé en l’an 2000 environ 17% des voix pour son candidat à la présidence du parti, Raul Pont, l’ex-maire de Porto Alegre.
Les deux défaites face à Cardoso ont convaincu Lula de changer sa stratégie, et de présenter aux élections un visage plus modéré. En 2002 il va imposer à un PT réticent une large politique d’alliances avec des forces bourgeoises, en prenant comme partenaire et candidat à vice-président un industriel, José Alencar, dirigeant du Parti Libéral (droite).
La victoire électorale et le nouveau gouvernement
La victoire de Lula n’est pas seulement la victoire d’un homme, d’un individu, d’un leader charismatique. Elle est aussi la victoire d’un parti de masses dont les militants et sympathisants sont descendus dans les rues, submergeant les avenues et les places des principales capitales du Brésil avec des centaines de milliers de personnes, qui dansaient, chantaient et agitaient le drapeau rouge avec l’étoile à cinq pointes du PT. Mais elle est plus que la victoire d’un parti : elle est la revanche historique des exploités et opprimés, après vingt années de dictature militaire et encore dix sept de « Nouvelle République » néolibérale. Ou encore, si l’on fait bien les comptes, depuis quatre cent années de domination oligarchique, dans les cadres du capitalisme colonial/dépendant...
D’où la joie populaire, la danse des étoiles, l’espoir. L’immense espoir populaire d’un changement radical, d’un nouveau départ, d’une rupture avec les politiques du passé. L’espoir qu’un autre Brésil soit possible, où les classes laborieuses, les sans-terre, les sans-toit, les femmes, les noirs, les indigènes, les chômeurs, les pauvres, pourront enfin être écoutés. L’espoir que, pour la première fois, un gouvernement ne soit pas l’instrument des privilégiés, des exploiteurs, des propriétaires, des corrompus, des millionnaires. Un gouvernement qui donne plus d’importance au combat contre la faim, à la réforme agraire, au renforcement des services publics, plutôt qu’aux exigences des Institutions Financières Internationales. L’espoir de voir réalisé un projet social alternatif au néolibéralisme et un autre modèle économique, visant la génération d’emplois et la redistribution de la rente.
Il faut savoir que ce ne sera pas facile. Les obstacles sont immenses. Les adversaires, innombrables. Les difficultés, les menaces, les contradictions, évidentes. Pour commencer, une partie des institutions échappe au contrôle des forces populaires. Lula et le PT ont gagné les élections présidentielles, avec une majorité écrasante, mais ils n’ont pas la majorité ni dans la Chambre, ni dans le Sénat. La plupart des gouverneurs sont hostiles au nouveau projet. Le vice-président élu lui-même a peu à voir avec la classe des travailleurs (c’est un euphémisme). Entre parenthèses, si par un accident ou une maladie, Lula était empêché d’exercer, on aurait un politicien de droite, « libéral », à la Présidence, élu avec les voix de la gauche et des travailleurs...
Très rapidement, Lula et son gouvernement seront soumis au classique chantage des marchés financiers : tout déviation de l’orthodoxie néolibérale provoquerait un retrait des capitaux volatiles, avec une probable une chute de la monnaie, le réal, suivie d’inflation. Ils seront soumis à une énorme pression, de la part du FMI, de la Banque Mondiale, de la Réserve Fédérale américaine, du gouvernement US lui-même, de gouvernements « amis » en Amérique Latine et en Europe, des classes dominantes au Brésil et des médias qu’elles contrôlent - et même de la part de certains de ses « alliés politiques » - pour leur faire accepte de modérer leurs aspirations ; d’oublier les « radicalismes » ; de passer un compromis « raisonnable » ; de s’accommoder à la « réalité » ; d’accepter, comme tous les autres, les règles du jeu établi ; de ne pas toucher aux intérêts du capital national et international ; de respecter les accords, pour exorbitants qu’ils soient ; de ne plus s’opposer à l’ALCA (zone de libre échange des Amériques), en échange de quelques concessions tarifaires ; de payer religieusement la dette externe ; de laisser pour plus tard la réforme agraire ; de réprimer les occupations « illégales » de terres. Et pour couronner le tout, le cerise sur le gâteau, le coup de grâce à toute velléité de changement de politique économique : de donner l’autonomie à la Banque Centrale. En d’autres termes : d’abandonner leur programme de gouvernement et devenir une variante, un peu plus sociale, un peu plus assistancielle, un peu moins corrompue, de ce que furent les gouvernements antérieurs de la « Nouvelle République ». C’est à dire, de se transformer en un gouvernement « social-libéral » comme tant d’autres qui se sont succédés en Amérique Latine ou en Europe, pour la satisfaction du capital et pour le désespoir de ses électeurs.
Lula et ses conseillers économiques (Antonio Palocci) ont déjà fait beaucoup - trop - de concessions aux marchés ; ils ont promis de respecter des accords - draconiens - avec le FMI ; ils ont ouvert au centre et à la droite l’éventail de leurs alliances. Mais cela ne suffit pas pour satisfaire les intérêts du capital : ce que ses représentants exigent c’est en fait la continuité de la politique économique des gouvernements antérieurs. Lula et ses proches accepteront-ils ce chantage ?
La formation du gouvernement en janvier 2003 est une première indication des intentions des intentions du nouveau président. Il s’agit d’un gouvernement de coalition, où certains postes clés ont été attribués à des représentants des élites dominantes, mais d’où la gauche du PT n’est pas absente ; l’hégémonie reste aux mains du courant modéré du parti, représenté par Antonio Palocci (Ministère des Finance). Le plus inquiétant est la nomination de Henrique Meirelles, un député du PSDB (le parti de Cardoso !) et ancien président de la BankBoston au posté clé de directeur de la Banque Centrale : c’est un gage d’orthodoxie économique (néolibérale) donné aux marchés financiers. La gauche du PT a protesté et la sénatrice Heloisa Helena, du courant « Démocratie Socialiste , a refusé d’avaliser cette nomination. On peut aussi s’interroger sur la désignation de l’entrepreneur conservateur Luis Fernando Furlan au Ministère de l’Industrie et celui de Roberto Rodrigues, président de l’Association Brésilienne d’Agrobusiness, au Ministère de l’Agriculture. Par contre, on trouve Olivio Dutra, ex-gouverneur du Rio Grande du Sud et figure connue de la gauche du PT, au Ministère des Villes, et Miguel Rossetto, ex-vice-gouverneur du Rio Grande du Sud ( » Démocratie Socialiste ") au Ministre du Développement Agraire, avec pour tâche d’impulser la réforme agraire - une nomination saluée avec joie par le MST, mais dénoncée comme dangereuse et contre-productive par l’Association Nationale des Producteurs Ruraux (patrons) et par l’UDR, Union Démocratique Ruraliste, la puissante (et réactionnaire) organisation politique des propriétaires fonciers. Enfin, la sénatrice Marina Silva, ancienne camarade de luttes de Chico Mendes dans la défense de la forêt amazonienne, et adversaire déclarée des OGMs a été désignée Ministre de l’Environnement.
Le président du PT, José Dirceu (l’ancien guérillero) a été nommé Ministre Chef de la Maison Civile - c’est à dire, secrétaire général du gouvernement. Dans son discours d’investiture ce proche de Lula, habile négociateur politique, a expliqué que l’objectif du nouveau gouvernement est de permettre au peuple brésilien d’occuper la place qu’il lui est dû : « Cela n’est possible que par une grande transformation sociale, par une véritable révolution sociale. Je n’ai pas peur d’utiliser ce mot : une véritable révolution sociale. Nous devons cela à notre peuple ». Nous ne seront capables d’atteindre nos objectifs, a-t-il ajouté, que « s’il y aura une participation populaire, s’il y aura une mobilisation nationale ».
Le premier signe, positif, donné par le nouveau gouvernement - choisi, il faut le dire, par Lula lui-même, après consultation de ces proches - a été la décision d’ajourner l’achat d’avions de chasse destinés à moderniser la Force Aérienne Brésilienne. Lula a décidé que ces 800 millions de dollars devaient être destinés en priorité au programme de combat contre la faim, dont il a fait le point d’honneur de sa présidence : « si, d’ici quatre années, chaque brésilien pourra manger trois fois par jour, je considèrerais ma mission comme réussie. »
Mais il est encore trop tôt, en janvier 2003, pour juger quelle sera la politique du nouveau gouvernement . Sera-t-il capable de résister aux pressions et aller de l’avant dans la réalisation de son programme de redistribution de rente, réforme agraire réelle, ré-orientation de la production vers le marché interne, soutien à l’économie solidaire, reforme fiscale, investissement prioritaire en éducation et santé, lutte contre la corruption et l’évasion fiscale ? Appliquer ces mesures exige un très dur combat, contre des adversaires puissants et peu disposés à faire des concessions. Sans une pression « par en bas » du mouvement populaire, des organisations ouvrières et paysannes, des classes subalternes, comme contrepoids à la pression « par en haut » de l’Empire et des classes privilégiées, la bataille pour un changement de route sera perdue.
La position du Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre (MST) me semble à cet égard exemplaire :
« Notre rôle comme mouvement social c’est de continuer à organiser les pauvres des campagnes, leur donner la conscience de leurs droits et les mobiliser pour qu’ils luttent pour des changements. Nous maintiendrons la nécessaire autonomie par rapport à l’Etat, mais nous allons coopérer en tout ce qui sera possible avec le nouveau gouvernement, pour que soit réalisée la réforme agraire à laquelle nous rêvons depuis si longtemps ». (Résolution du MST du 8.11.2002)
Si cette position est adoptée aussi par la Centrale Unique des Travailleurs (CUT), par le Mouvement des Sans-Toit, par la Centrale des Mouvements Populaires, par le mouvement des femmes, par l’Eglise progressiste - qui a pris des positions très claires contre l’ALCA et contre le payement de la dette externe - et par les militants du PT, on pourra créer un rapport de forces favorable à la réalisation des changements promis par le programme de Lula.
Rien ne serait plus nuisible aux intérêts populaires que d’ « attendre » que le gouvernement résolve les problèmes. Comme le dit une chanson qui a beaucoup inspiré le mouvement de lutte contre la dictature en 1968, « celui qui sait fait l’heure, il n’attend pas que les choses arrivent ». La mobilisation des mouvements sociaux et des partis de gauche est une condition indispensable pour obtenir des avancées significatives dans la lutte contre la logique du néolibéralisme, la tyrannie des marchés, le parasitisme du capital financier, des inégalités, exclusions et injustices historiques qui caractérisent la société brésilienne.
Personne ne peut prédire quel sera l’avenir du gouvernement formé par le président Lula : les optimistes font confiance à l’ancien ouvrier et syndicaliste combatif pour tenir ses engagements, les pessimistes énumèrent les concessions faites au FMI et aux élites économiques ; les « pessimistes », comme l’auteur de ces lignes, pensent que les jeux ne sont pas faits et que différentes options restent ouvertes. En fait, on ne peut avancer que des hypothèses au conditionnel. En voici une, qui me semble importante : seule une intervention active des acteurs sociaux et politiques favorables à un « autre Brésil » pourra assurer :
1) que la projet de l’ALCA - tentative de l’Empire nord-américain de recoloniser l’Amérique Latine, en détruisant toute tentative d’autonomie économique - sera vaincu, et non seulement « aménagé » par quelques concessions tarifaires des USA sur le blé ou les jus d’oranges brésiliens.
2) que le FMI ne puisse pas imposer ses règles au Brésil, comme ce fut le cas en Argentine pendant tellement d’années, avec les tragiques conséquences qu’on connaît.
3) qu’il puisse avoir un contrôle fiscal de l’entrée et sortie de capitaux externes, en fonction d’un plan national de développement démocratiquement défini. [3]
4) que le Brésil tente de s’associer à d’autres pays du Sud pour imposer « un processus d’audit et renégociation de la dette externe publique » (Programme de Gouvernement du PT pour le Brésil, approuvé lors de la XII Conférence Nationale, décembre 2001).
5) que l’Etat soit effectivement démocratisé, grâce, entre autres, à « la mise en pratique du budget participatif au niveau central » (Ibid.).
6) que le programme de privatisations soit « suspendu et ré-évalué, avec un audit sur les opérations déjà réalisées » (Ibid)
7) qu’une réforme fiscal large sera mise en route, avec pour objectif de réduire les impôts sur les salariés et, en échange, « taxer les grandes fortunes et les grands héritages » et « réduire les brèches pour l’évasion fiscale ». (Ibid)
8) que une rupture effective aura lieu avec le modèle économique néolibéral « fondé sur l’ouverture et la dé-régulation radicale de l’économie nationale et donc, sur la subordination de sa dynamique aux intérêts et humeurs du capital financier globalisé » (Ibid).
En d’autres termes : seule une mobilisation sociale et politique effective des bases pourra permettre au gouvernement Lula de dépasser les limites que tentent de lui imposer les représentants du capital, et d’assurer la réalisation des promesses de changement du candidat, ainsi comme du programme, plus avancé, approuvé par le PT dans sa XIIe Conférence (décembre 2001). Sans perdre de vue le projet historique, qui est l’accomplissement du programme du PT de 1990 : le dépassement du capitalisme et la fondation d’une nouvelle société, socialiste, libre et démocratique.
Notes
1 Journal « Em Tempo », n° 42, 23 décembre 1978.
2 « Le socialisme ’petiste’ », Inprecor, n° 317, octobre-novembre 1990.
3 Voir l’interview de Paulo Singer, économiste et militant du PT, dans le journal « Em Tempo », septembre 2002.